dimanche 27 juin 2010

Harry Houdini : nuque raide et échine souple 1




I. Un fils discrètement rebelle

En 1874, année de l’annexion du Bronx par New York, de la création de la Danse macabre de Saint Saëns, de la première lampe à incandescence, année de naissance de Hugo Von Hofmannsthal, d'Arnold Schönberg, de Gertrude Stein et de Chaïm Weizmann, le 24 mars précisément, Monsieur et Madame Weisz (née Steiner) ont le plaisir d'annoncer à leurs amis et voisins de Budapest (Hongrie) où ils résident, la venue au monde du petit Erik, leur quatrième enfant. La b’rit mila aura lieu le 1er avril…

L'Autriche-Hongrie des Habsbourg vit ses dernières années d'insouciance : les Juifs se sont bien vus donner des droits civiques en 1867, ce qui les amènera à venir en masse de l’est de l’Empire, mais depuis le libéralisme recule en Autriche et Georg von Schönerer (1842-1921), qui a commencé d'organiser les nationalistes radicaux, entame déjà la marche qui le conduira, non sans faire des émules dans tout l'Empire, à un antisémitisme[1] très populaire, notamment auprès des artisans et des ouvriers. La famille Weisz est pauvre – Mayer Samuel Weisz est rabbin, ce qui n’est pas vraiment « un bon métier pour un Juif », a depuis longtemps tranché la sagesse yiddish... –, déjà nantie de quatre fils et, quand il lui vient un cinquième garçon, Theodore, elle décide d'aller tenter sa chance aux Amériques.

Une petite ville du Wisconsin a besoin d'un rabbin. Rabbi Weisz répond à l'annonce, est agréé par la Zion Reform Jewish Congregation, nouvelle congrégation germanophone... et c'est ainsi que la famille s'établit à Appleton (au nord de Milwaukee) au début des années 1880 et qu'Erik Weisz devient Ehrich Weiss, un employé du service d’immigration ayant jugé approprié d’« angliciser » un nom étranger.

Vite, il apparaît que ce fils de rabbin est une sorte de mystique aimablement anarchiste : il a l'œil ouvert sur le merveilleux plutôt que l'oreille attentive aux Commandements ; il veut autant pénétrer l'art des faiseurs d'illusions et les mystères du corps en acte que ceux de la Torah (plus précisément de ce qui la précède, Maassé Berechit [« l'œuvre du Commencement »]), est attiré par l'Égypte et ses mages, la Grèce et ses gymnastes, peu par l'approche sobre de la Loi de Moïse, celle du Talmud, qui prescrit d'écouter plutôt que voir...

Champion précoce de cross-country, et passionné, depuis son plus jeune âge, par le cirque et la magie, Ehrich passe, en effet, presque tous ses loisirs à essayer de reproduire les acrobaties et les tours qu'il a vu faire dans les spectacles des cirques qui ont visité Appleton et sa région ou bien qu'il a vu reproduits et décrits dans les nombreux livres spécialisés qu'il étudie consciencieusement. Il a un trapèze dans sa cour et un ensemble de verrous, serrures et cadenas – par lesquels il est fasciné : au trapèze, il apprend tôt à se plier dans les plus invraisemblables des positions ; les verrous, serrures et cadenas, il s'emploie à les ouvrir extrêmement vite avec des instruments de fortune (clous, épingles à nourrice ou à cheveux, cure-pipe, etc.) .Il devient vite d'une souplesse phénoménale, d'une extrême habileté et, après avoir distribué des journaux, à huit ans, pour contribuer aux ressources de la famille, commence à se produire dès l’âge de neuf ans dans des cirques itinérants comme contortionniste et trapèziste.

Rabbi Weisz est un homme autoritaire, rigide, au caractère difficile, très « européen » et assez perdu dans le nouveau-monde : il ne s'entend pas vraiment bien avec ses fils – particulièrement avec son quatrième qui porte, au contraire, un grand amour à sa Rebbetzin de mère –, plutôt mal avec ses « paroissiens » qui veulent lui faire accepter des innovations (jugées par lui « hérétiques ») venues d'Allemagne, où le judaïsme « réformé » se radicalise sous l’impulsion des successeurs de rabbi Abraham Geiger (1810-1874) –, notamment la suppression de la séparation hommes-femmes à la Synagogue et l'introduction de l'orgue pendant les offices[2]...

En 1887, la famille se sépare : rabbi Weisz, a perdu son poste à la Zion Reform Jewish Congregation et, plus pauvre qu'à son arrivée, part pour Chicago puis pour New York avec une partie de ses fils, où il donne des cours d’hébreu ; le reste de la famille suivra plus tard. Ehrich quitte la maison et se risque sur le circuit des cirques et spectacles ambulants. Au bout d’un an, il revient à la maison. Il sera successivement coupeur chez un fabriquant de cravates, porteur de plis, perceur de trous, photographe et apprenti chez un serrurier[3]. En 1892, rabbi Weisz meurt. Moment de la métamorphose. Erich Weiss qui, à quinze ans, avait dévoré l’autobiographie du magicien Jean-Eugène Robert-Houdin[4] (le maître français de l'illusion et du mystère), se sent soudain libre (?) de l’annexer : celui qui a d’abord été Ehrich-prince-des-airs puis Eric-le-grand sera désormais Harry Houdini[5]. Entraînant à sa suite son frère Theodore, il va, pour la deuxième fois, se lancer dans le circuit du vaudeville.

II. Prométhée déchaîné

Pendant quelques années, les frères Houdini vont se produire dans les fêtes foraines, les comices agricoles et les cabarets ambulants qui accompagnent les foires et marchés aux bestiaux, d’abord en présentant, entre la femme-tronc et la cartomancienne, des tours de cartes puis, un numéro d'évasion spectaculaire : Harry, en petite tenue et entravé par Theodore, enfermé dans une malle exiguë ou bien un réservoir plein d'eau ou de lait (!), finissant toujours par se délivrer en un temps record sous les applaudissements d'un public qui grossit à chaque nouvelle apparition. – A la fois Prométhée se libérant de ses chaînes et Moïse se sauvant lui-même.

Dans Lovecraft's book[6], Richard Lupoff met en scène Theodore Weiss, ami de Sonia Lovecraft (l'épouse de H. P. Lovecraft), reprenant, après la mort de son frère, les numéros qui l'ont rendu célèbre, et reconstitue (de façon assez mélodramatique) l'un des plus audacieux :

« Theodore Weiss entreprit de sortir le rossignol, souple et longue tige de métal dissimulée dans la semelle de son espadrille, invisible de la salle quand il s'avançait sur la scène...

Dix secondes avaient passé. Ses réflexes entraînés avaient pris le contrôle de sa respiration et interrompu les mouvements de son diaphragme... Ses assistants avaient versé, l'un après l'autre, des seaux de lait sur lui, remplissant le vaste réservoir dans lequel il avait pris place. Ils avaient remis en place le couvercle du réservoir, et l'avaient fermé de plusieurs cadenas.

Hardeen avait été enchaîné ‘groupé’, les genoux sur la poitrine et les chevilles entravées par des anneaux reliés entre eux par de gros maillons de fer. Ses bras enserraient ses jambes et ses mains étaient prises dans des menottes américaines de type ‘Guiteau’ [cf. infra]...

Trente secondes avaient passé.

La serrure de la ‘Guiteau’ de gauche était du côté du dos de sa main. Hardeen [nom de scène de Théodore Weiss] parvint à la tourner vers l'intérieur de son poignet. Le rossignol s'adaptait parfaitement au trou de la serrure. Il l'essaya, fit pénétrer l'outil jusqu'à la première gorge du mécanisme, le tourna de quinze degrés et poussa sa pointe au-delà de la deuxième gorge.

Une fois passée la dernière gorge, Hardeen fit tourner précautionneusement le rossignol pour ne pas le tordre...

De part et d'autre du réservoir, les assistants montaient la garde, prêts à intervenir....

L'orchestre de l'Académie de Musique, qui avait accompagné les préparatifs d'un pot-pourri d'airs ‘nautiques’, jouait maintenant Anchor Aweigh[7], les violons et les trompettes suivant la mélodie, le percussionniste marquant d'un roulement chaque période de quinze secondes.

Soixante secondes avaient passé...

Hardeen s'était libéré des menottes... Il fit glisser ses mains le long de ses jambes jusqu'aux coutures inférieures de son caleçon de bain pour récupérer le crochet de métal qui y était cousu. Au tour des anneaux de fer...

Tout au dessus du réservoir une immense horloge faisait face au public, comptant les secondes. Cent vingt déjà, et l'aiguille courait vers les trois minutes... Quatre minutes... Cinq minutes...

A l'intérieur du réservoir, Hardeen avait libéré ses chevilles et s'attaquait aux cadenas. Il savait qu'il pouvait en ouvrir un avec deux mains plus vite qu'avec une seule, mais il pouvait, de chaque main, ouvrir les deux cadenas simultanément plus vite qu'il ne l'aurait fait l'un après l'autre.

L'orchestre jouait maintenant fortissimo She waits by the Deep blue sea...

Trois cent cinquante secondes avaient passé...

Le couvercle du réservoir se souleva vivement, tomba sur la scène avec un bruit sourd, écrasa quelques pieds et s'immobilisa dans une flaque blanche.

Les cheveux et le caleçon dégouttant de lait, Hardeen le Mystérieux se dressa, sortit du réservoir, avança sur la scène et salua...

– J'étais si inquiète, Dash ! s'exclama Sonia Lovecraft... J'étais sûre que tu t'étais noyé...

– Si tu savais combien de fois j'ai échappé aux ‘Guiteau’ et aux anneaux égyptiens dans les mêmes conditions. Ehrich et moi avions l'habitude de nous entraîner jusqu'à être capables de le faire les yeux bandés...

– Mais tu es resté si longtemps... Y a-t-il un truc...

– Non, c'est une question d'entraînement... Ehrich avait l'habitude de s'entraîner dans une piscine. Il pouvait retenir sa respiration, non, l'interrompre complètement, pendant une demie heure. Question de conditionnement et de technique.

Les orientaux ont étudié le sujet pendant des siècles... Je n'ai jamais réussi à avoir l'endurance d'Ehrich, mais... »[8].

*

En 1893, à Coney Island, Harry rencontre Béatrice (Bess) Rahner, qui va devenir sa femme, et se sépare de Theodore, qui poursuivra seul sa carrière, dans le même domaine, sous le nom d'Hardeen le Mystérieux[9].

En 1999, Houdini rencontre à Woodstock (!) un des plus grands agents du vaudeville, Martin Beck, qui lui conseille de raffiner ses « escapades » et le fait engager par la tournée Orpheum, ce qui lui permet de se produire dans les grands cafés-concerts des Etats-Unis. Les Houdini, qui ont acheté à un saltimbanque à la retraite une malle truquée, présentent un numéro, Métamorphoses, dans lequel mari et femme, alternativement, disparaissent et apparaissent, entravés ou libres, selon l'état dans lequel ils ont disparu au regard des spectateurs.

Le succès est grand, d'autant qu'Harry fils de Houdin, qui a vite compris le pouvoir de la publicité, prend soin de faire précéder les apparitions du « duo magique » d'annonces, plutôt élaborées, dans la presse locale, défiant publiquement les autorités de chaque ville visitée et promettant une grosse somme d'argent à quiconque pourrait le mettre sous des verrous et le garder captif !

Il sait, à la fin d'un siècle qui n'a pas encore inventé le mot « marketing », choisir ses « interventions » en fonction de leur impact prévisible.

Ainsi, pour atteindre d'un coup à la notoriété nationale, décide-t-il de se faire enfermer dans la prison d'état, à Washington, où se trouve une cellule tristement célèbre : c'est là que Charles Guiteau, assassin de James Abraham Garfield (1831-1881), président des États-Unis, a passé ses dernières heures. Charles Guiteau a laissé son nom aux menottes spéciales qu'il a portées jusqu'au bout et son nom évoque encore, en cette année 1898, de terribles souvenirs.

Harry Houdini se laisse enfermer à quadruple tour dans la cellule, en caleçon, menottes aux poignets, un boulet aux chevilles, enchaîné à une chaise solidement fixée au sol.

Moins d'une heure après, il se présente, tranquillement, dans le bureau du directeur de la prison où attendent responsables, sénateurs, journalistes, policiers et invités de marque : il s'est non seulement échappé mais a aussi pris la peine de changer tous les détenus de l'étage de cellules[10]...

A suivre…

Notes :

[1] La « doctrine » politique de von Schönerer est un agrégat d’anti-slavisme, anti-catholicisme, anti-sémitisme et de pan-germanisme. On lui doit l’introduction, dans la langue politique du nationalisme allemand, de deux signifiants archaïques, ou prétendus tels, qui allaient avoir une grande fortune : « Heil » et « Führer »…

[2] Comme on sait (?), Les sages du Talmud soutiennent que l’une des raisons de la défaite des Juifs aux mains des Romains est la concupiscence, hommes et femmes n’étant pas séparés dans le Temple de Jérusalem au premier siècle de l’ère commune ; une autre raison, non sans rapport avec la précédente, est, selon le traité Yoma 9b, l'existence d'une immense inimitié entre Juifs : « Le premier temple a été détruit à cause de l'idolâtrie, l'adultère et le meurtre. Mais à l'époque du second temple, Israël gardait les préceptes de la Torah et agissait avec bonté. Dans ce cas, pourquoi le temple fut-il détruit ? Car ils se haïssaient sans raison ». Conséquemment, les sages du Talmud ont proscrit l’usage de tout instrument de musique dans l’office synagogal (à l’exception de la harpe et, plus tard, du violon, à l’occasion d’un mariage), signe de deuil en souvenir de la destruction du Temple en 70.

[3] Ben King, Tribute to Houdini, http://www.houdinitribute.com/biography.html

[4] Le premier à avoir présenté son spectacle en habit, célèbre pour son génie mécanique et ses automates, inventeur du numéro de « la malle indienne » (toujours au programme des illusionnistes contemporains), né en 1805 et mort en 1871, c'est-à-dire trois ans avant la naissance d'Ehrich Weisz...

Bien plus tard, réconcilié avec son enfance (ses souvenirs un peu enjolivés par la distance), Harry Houdini confiera à un journaliste : « Peu de temps après que je fus parti de la maison, mes parents quittèrent Appleton pour Chicago, où mon père devint professeur d'hébreu. Et je vais vous dire quelque chose que peu savent : j'ai moi-même enseigné l'hébreu, aidant mon père à apprendre aux débutants Aleph-Bess. Quelques années après, ils s'installèrent à New York, où, pendant un temps, leur condition était si difficile, que mon père dut vendre quelques uns de ses plus précieux livres [en hébreu]… C'est à New York, aussi, que je devins bar-mitzvah... », Franklin Gordon, Close-Up of Houdini, Master Magician, The American Hebrew, Nov. 12, 1926, New York, cité par Nathan Ausubel, Houdini the Magician, in A treasury of Jewish Folklore, Crown Publishers, New York, 1948, p. 257.

[5] Pouquoi Houdin-i ? La légende veut qu’un ami d’Erich Weisz, Jack Hayman, lui ait dit qu’en français, ajouter un « i » à Houdin signifierait « comme Houdin » (d’après Wikipedia, http://en.wikipedia.org/wiki/Harry_Houdini). Il est possible que le pluri-linguisme des Weisz (on parlait allemand, hébreu et yiddish à la maison) ait influencé cet ajout incongru, le « i » (yod) en hébreu marquant le pronom personnel masculin (adon = maître, adoni = mon maître). Toujours est-il que, du jour au lendemain, le jeune Juif hongrois (il prétendra plus tard être né aux Etats-Unis), s’est retrouvé avec un nom à consonance italienne, sinon franchement séfarade…

[6] Lovecraft's book (Grafton books 1987), relate en passant un curieux épisode de la vie d'Howard Phillips Lovecraft (1890-1937, auteur, notamment, de L'appel de Cthulhu, de La couleur tombée du ciel, de Celui qui chuchotait dans les ténèbres et de L'ombre venue du temps), au cours duquel on voit ce grand écrivain de science-fiction, plein des préjugés sociaux et raciaux de la Nouvelle Angleterre (néanmoins marié à une juive ukrainienne plus âgée que lui) bien près d'être amené par George Sylvester Viereck (1884-1962), poète, auteur de science-fiction et sympathisant Nazi, auteur de Confession d’un barbare, à écrire une sorte de Mein Kampf américain. Sa femme, Sonia Greene, Theodore Weiss et quelques autres s'emploieront victorieusement à montrer à l'explorateur de sombres mondes imaginaires combien il avait failli se fourvoyer dans son propre temps... George Sylvester Viereck sera emprisonné de 1942 à 1947 aux Etats-Unis, pour ne pas s’être enregistré officiellement comme agent nazi.

[7] Chant de combat de l’Académie navale des Etats-Unis, composé en 1906 par Charles A. Zimmerman, Wikipedia, http://en.wikipedia.org/wiki/Anchors_Aweigh

[8] Richard Lupoff, Lovecraft's book, op. cit., p. 93 sq.

[9] « Theodore Weiss – Theo pour sa famille, Dash [« sapeur»] pour ses amis proches, Hardeen le Mystérieux pour son public », Richard Lupoff, op. cit. p. 50.

D'après Lupoff faisant parler Lovecraft (ibid. p. 33), Theo était toujours tiré à quatre épingles ; Harry, lui, « semblait toujours avoir dormi dans son costume sur un banc et essuyé un orage, trente secondes après l'avoir passé ». C'est en petite tenue qu'Harry faisait bonne impression : le « simple appareil » comme signe d'innocence...

[10] D'après Michel Seldow, Les illusionnistes et leurs secrets, Paris, Fayard, 1959, pp. 137-138.

Illustrations :

Spectres ? copyright © Patrick Jelin.

Fernand Léger, détail © copyright RZ.

Branchements © copyright Alain Zimeray.

Si tu t'imagines... © copyright Alain Zimeray.

Bien mangé ? Bien bu ? © copyright Alain Bellaïche.

Rue Meyerber (Nice) © copyright RZ.

Harry Houdini : nuque raide et échine souple 1 © copyright 2010 Richard Zrehen

lundi 7 juin 2010

Promotion de printemps 2010 (2)

Un livre portant témoignage d’un événement : la rencontre entre Jean-François Lyotard, le penseur des incompatibilités et de la non conciliation, et de jeunes philosophes, plutôt mordants. A lire posément, en écoutant des fragments de Schönberg, Cage et Berio dans les interludes. Un livre que je suis très heureuxd’avoir publié…

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Lyotard à Nanterre, sous la direction de Claire Pagès, Paris, Continents philosophiques*, Klincksieck, 2010.





4e de couverture :



Début juin 2008, les doctorants de philosophie de l’université Paris X (Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense) consacrent leur séminaire commun à Jean-François Lyotard (1924-1998) qui fut un temps, autour de 1968, une figure marquante de leur département.


Occasion pour ces jeunes chercheurs d’interroger la pensée de ce philosophe des plus singuliers qu’ils n’ont pas connu personnellement ; de revenir à froid sur l’événement qu’elle n’a cessé d’être dans sa discontinuité parfois déroutante ; de lui rendre justice (ce qui ne veut pas dire l’approuver) au-delà de ce postmoderne qui l’a grandement fait connaître et méconnaître à la fois.

Dix-sept textes portant sur différents aspects de l’œuvre de Jean-François Lyotard, préfacés par Jean-Michel Salanskis, sont rassemblés ici : (I) le rapport de Lyotard à Husserl, Levinas et Wittgenstein ; (II) l’esthétique ; (III) l’articulation entre esthétique et politique ; (IV) les élaborations des notions de figure et de langage ; (V) la philosophie politique ; (VI) la notion d’enfance.

Le recueil se clôt sur un article de Jean-François Lyotard, « Essai d’analyse du dispositif spéculatif », introduit par Corinne Enaudeau.

*

Extraits de la préface de Jean-Michel Salanskis :

Le philosophe de la dépossession

Jean-François Lyotard est à la fois bien à sa place dans la constellation des « philosophes subversifs » des années 1960-1970, dont il affiche la plupart des traits spécifiques, peut-être même en les majorant, et rebelle à une telle insertion. C’est que, chez lui, cette personnalité intellectuelle apparaît dans ce qu’elle a d’impossible : on serait tenté de dire qu’il fait la même chose que les autres, mais en expérimentant et en montrant que cela ne marche pas. Sans qu’il soit permis, dans son cas, de conclure de façon rassurante que, si cela ne marche pas, c’est encore une façon de marcher.

Né en 1924 – presque en même temps que Deleuze et Foucault, donc, et six ans avant Derrida – il est venu à la notoriété dans la foulée des événements de Mai 1968, dont il avait été plus qu’un acteur à l’université de Nanterre où il enseignait alors : une autorité, une inspiration politique. Il partageait, notamment, l’expérience militante et intellectuelle, alors nouvelle, du Mouvement du 22 mars. Les écrits de sa percée sont, d’une part, quelques articles remarqués parus dans diverses revues, d’autre part et surtout, l’ouvrage Économie libidinale qui l’a propulsé sur le devant de la scène : un tel ouvrage exprimait, à n’en pas douter, une conception inouïe du radicalisme social et politique. La notoriété acquise avec ce livre a placé de manière stable Lyotard dans l’assiette de la célébrité, même si ceux qui connaissent et aiment sa pensée déplorent que son image ait été pour de longues années fâcheusement figée par ce succès même […]

[…] il faut maintenant que nous […] disions un aspect exceptionnel, anormal peut-être [de son itinéraire]. Le non standard de la vie philosophique de Jean-François Lyotard est qu’il y a véritablement changé de pensée, plusieurs fois, beaucoup plus qu’il n’est usuel pour un philosophe : je crois pouvoir discerner cinq périodes de sa pensée, chacune correspondant à une remise en chantier authentique et profonde de la problématique, des thèses, des références. Or, une telle mutabilité n’est pas ordinaire. Bien souvent, les auteurs consacrés par l’histoire s’imposent précisément en raison d’une sorte de noyau intellectuel qu’ils ont martelé toute leur vie, et qui rayonne dans l’immense majorité de leurs écrits […]

Ce n’est pas faire injure à Derrida ou à Deleuze, il me semble, que de remarquer que la pensée de l’écart auto-réfutant auto-décalant (la différance) joue ce rôle chez le premier, ou que celle de l’agencement divergeant remplit une telle fonction chez le second […] On aura bien du mal à énoncer quelque chose de semblable chez Lyotard, tant les motifs de cette espèce que l’on trouve chez lui se voient contestés de l’intérieur par d’autres moments de l’œuvre (devrait-on nommer le figural, la bande libidinale, le « Arrive-t-il ? », la phrase-affect ?). Lyotard ne se laisse pas analyser, non plus, en un premier et un später Lyotard, comme c’est volontiers le cas dans la philosophie contemporaine : le später étant, généralement, celui qui déconstruit ce qui restait de simplisme rationaliste chez le früher […]


Prix : 31

* Continents philosophiques a déjà publié Levinas à Jérusalem, sous la direction de Joëlle Hansel (2007), et Heidegger, le mal et la science de Jean-Michel Salanskis (2009).

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A signaler : un gros dossier Derrida dans le numéro 498 (juin 2010) du Magazine Littéraire, dans lequel on peut lire un important extrait du Derrida de Jean-Michel Salanskis, récemment paru aux Belles Lettres, dans la collection Figures du Savoir (voir, ici-même, Promotion de printemps 2010 (1), mis en ligne le 26 avril 2010).

http://www.aps-presse.fr/download/BELLES_LETTRES/belleslettres2805b.pdf