samedi 17 juillet 2010

Promotion d’été 2010

Un livre à lire à l’ombre, en fin de journée, au retour de la plage, un verre d’orangeade à portée de main, qui traite de la psychanalyse et de son inventeur ; où il est question non du supposé « crépuscule d’une idole » (?) mais de la naissance improbable d’une théorie, du récit tortueux qui la « raconte » et des aveuglements (nécessaires ?) d’un génie multiple, tourmenté et faillible – trop humain ! Un livre à lire sans hâte, écrit sur de nombreuses années par deux amis de longue date.

Après, il est justifié de s’abandonner à Schönberg, Berg et Webern. A Mahler aussi.

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Freud, Fliess, Ferenczi, Des Fantômes qui hantent la psychanalyse, Barbro Sylwan et Philippe Réfabert, préface de Serge Tisseron, Paris, Hermann/Psychanalyse, 2010.

4e de couverture (extraits) :

Cet ouvrage recueille les travaux psychanalytiques de Barbro Sylwan, débutés dans le cadre d’une relation d’amitié et de travail avec Nicolas Abraham et Maria Torok et poursuivis seule, puis en coopération avec Philippe Réfabert.

Le fil rouge qui traverse ces travaux est l’analyse critique, non de l’homme Freud, mais du récit freudien qui fondait une doctrine. Le coup d’envoi est donné par la lettre de B. Sylwan au Professeur Freud à propos du petit Hans. De Dora au Trouble de mémoire sur l’Acropole, les auteurs dévoilent les effets du Trauma innommable qui affecta Freud pendant son enfance, et qui a influé sur l'élaboration de sa pensée et conduit au renouveau théorique amorcé par Ferenczi. 



Barbro Sylwan […] formée à la psychologie à Stockholm dans les années 1960 […] est devenue membre de la Société psychanalytique de Paris en 1973 ; [elle a exercé] à Paris jusqu’en 2003 […] Ses travaux, parus en partie dans les revues Confontrations et Études freudiennes, sont rassemblés ici pour la première fois.



Philippe Réfabert, psychiatre, pratique la psychanalyse depuis 1967 et a animé un séminaire […] durant quinze ans. Il est l’auteur de De Freud à Kafka (2001), de nombreux articles et de participations à des ouvrages collectifs.

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Extraits de l’Introduction de Philippe Réfabert

La communauté analytique, interdite, reprenait son souffle. Comme toutes les communautés et les peuples d'Europe. Comme tous, elle faisait comme si l'événement innommable n'avait pas eu lieu. À dire vrai la mise en place de la gigantesque chaîne de production industrielle de cadavres juifs, cette entreprise, conduite par le peuple le plus cultivé du monde, avec la complicité passive des autres, n'avait pas encore trouvé, si elle devait un jour en trouver, de lieu psychique. Il faudra deux générations pour que ses prodromes puissent être reconnus a posteriori et que ses traces, effacées, puissent être recensées. Quant au nom, ce n'est qu'en 1985 que Claude Lanzmann lui en trouvait un, mais en hébreu.

Parmi ceux qui ne participaient pas du « comme si de rien n'était », se tenaient, tout près de Barbro Sylwan, Nicolas Abraham et Maria Torok. Des analystes qui, tous deux, avaient été l'objet de la chasse au Juif organisée par les Allemands aidés de complices, actifs ou passifs, de la plupart des nations européennes, sauf la danoise. Nicolas Abraham avait eu de nombreux parents assassinés. Maria Torok avait, elle, échappé à la traque par le miracle de la fulgurance d'un regard. Elle avait vécu ensuite dans la clandestinité et était passée au travers des rafles jusqu'à ce que l'armée Russe libère Budapest. Ces deux analystes ne pouvaient avaliser le discours de ceux qui versaient tout innommable impensable sur le compte de la figure que Sophocle avait décrite : être en même temps et fils et mari de la même femme – une figure si capitale qu'elle avait aveuglé Sigmund Freud. Ils ne pouvaient avaliser le discours et la pratique de ceux qui ne se donnaient pas la peine de recenser chez eux comme chez leurs analysants les traces corporelles et linguistiques d'événements qui n'avaient pas eu lieu mais où le sujet trouvait son origine.

De l'autre côté de la rue, J. Lacan, par d'autres voies, s'engageait dans une recherche animée par un doute heuristique. Plus tard nous devions y découvrir de nombreux rapprochements avec la clinique de N. Abraham, plus tard, c'est-à-dire quand les effets hypnotiques que son enseignement produisaient sur ses élèves se furent dissipés, quand le vacarme de la guerre intestine, souvent picrocholine, se fut atténué, et que nous pûmes nous approprier les outils conceptuels dont cette oeuvre est riche. Pour l'heure nous nous tenions éloignés de l'atmosphère d'urgence – avec ses effets de terreur –, qui accompagnait le défi théorique que Lacan relevait. Mais la sensibilité à la terreur – nous pouvons le dire a posteriori –, faisait partie de ce qui animait notre propre résistance. C'est ainsi qu'une affinité, à l'époque encore impensée, nous conduisit [Barbro Sylvan et moi] à explorer l'histoire de la psychanalyse et de son invention et à conduire les cures avec les outils de pensée que N. Abraham avait forgés en approfondissant les travaux de l'école hongroise, de Ferenczi à Hermann […]


Prix : 32 €


Index thématique (5)


Billets mis en ligne du 2 janvier 2010 au 27 Juin 2010


- Index thématique (4) (2 janvier 2010) : tous les billets mis en ligne du 2 juillet 2009 au 24 décembre 2009.

- Les Experts Manhattan-Karachi… (27 janvier 2010, rubrique « Humeurs ») : à propos d’Aafia Siddiqui, neurologue cognitiviste pakistanaise, membre d’Al Qaïda, à la paranoïa antijuive très prononcée.

- Promotion d’hiver 2010 (14 février 2010, rubrique « Mes actualités ») : à propos de la naissance, chez Encre marine, d’une nouvelle collection consacrée au genre théorique, « A présent », dirigée par le philosophe François-David Sebbah.

- Heurs et malheurs de l'entrepreneur... (22 février 2010, rubrique « Humeurs ») : à propos des déboires des propriétaires privés de tunnels à Gaza, confrontés à la concurrence des tunnels du Hamas.

- A rose is a rose is a rose... (10 mars 2010, rubrique « Humeurs ») : à propos du différend entre l’Iran et les Etats arabes quant à la nomination adéquate d’un golfe.

- Savoir-vivre, pierre & jardin (27 mars 2010 , rubrique « Humeurs ») : à propos de l’attribution au Hamas d’une initiative du président de l’« Autorité palestinienne », M. Mahmoud Abbas, par la secrétaire d’Etat américaine, Mme Rodham-Clinton.

- San Antonio : auto-portraits (technique mixte) 1 (12 avril 2010, rubrique « Mes actualités ») : à propos de la naissance mouvementée d’un héros de la littérature populaire.

- San Antonio : auto-portraits (technique mixte) 2 (14 avril 2010, rubrique « Mes actualités »).

- San Antonio : auto-portraits (technique mixte) 3 (18 avril 2010, rubrique « Mes actualités »).

- Promotion de printemps 2010 (1) (26 avril 2010, rubrique « Mes actualités ») : à propos de la parution du Derrida de Jean-Michel Salanskis aux Belles Lettres, n° 47 de la collection Figures du Savoir, et du Lévi-Strauss d’Olivier Dekens aux Belles Lettres, n° 48 de la collection Figures du Savoir.

- Donner la trace de la mort ou donner la mort (1) (30 avril 2010, rubrique « Mes actualités ) : communication de Philippe Réfabert, psychanalyste, au colloque « Tu ne tueras pas » (Rennes, janvier 2010).

- Donner la trace de la mort ou donner la mort (2) (5 mai 2010, rubrique « Mes actualités ).

- Galions espagnols et pirates juifs I... (23 mai 2010, rubrique « Humeurs ») : à propos de Juifs expulsés d’Espagne devenus guerriers et marins.

- Galions espagnols et pirates juifs II... (25 mai 2010, rubrique « Humeurs »).

- Promotion de printemps 2010 (2) (7 juin 2010, rubrique « Mes actualités ») : à propos de la parution de Lyotard à Nanterre, sous la direction de Claire Pagès, Paris, Continents philosophiques, Klincksieck, 2010.

- Harry Houdini : nuque raide et échine souple 1 (27 juin 2010, rubrique « Humeurs ») : à propos d’un fils de rabbin hongrois devenu contorsionniste et magicien américain.

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Illustration :

- Témoins à charge ©copyright RZ.


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samedi 3 juillet 2010

Harry Houdini : nuque raide et échine souple 2


… il s'est non seulement échappé mais a aussi pris la peine de changer tous les détenus de l'étage de cellules...

III. - Un nouveau Spartacus

En 1900, il entreprend une grande tournée européenne (plus ou moins) organisée par Martin Beck, à la fois revanche du fils d'émigré pauvre et début de croisade : Angleterre, Ecosse, Pays-Bas, Allemagne et Russie.

Il met au défi les polices prussienne, bavaroise, de le garder entravé en prison et accepte de subir une fouille complète avant l’épreuve : chaque fois, il se libère… Il se joue de la terrible police secrète du Tsar Nicolas II en s’échappant d’un wagon cellulaire en partance pour la Sibérie.

Il y a plus que du prestige en jeu : à chacune de ses apparitions, avec chacun de ses « exploits », Harry Houdini montre à son public populaire que l'Homme peut se libérer de ses chaînes à condition qu'il le veuille et qu'il s'y prépare résolument – raison du peu d'affection et de la grande attention que les Pouvoirs Autoritaires lui portent.

Et il est consistant, ce saltimbanque quelque peu illuminé et assez plein de lui-même. Là où il passe, non content de prêcher la Liberté par l'exemple, il ne manque jamais de rencontrer, dit-on, les serruriers les plus habiles pour se tenir au courant de l'évolution des techniques, d'étudier les nouveaux mécanismes, de les démonter et remonter avec les plus grand soin, pour pouvoir faire face à toute éventualité. On dit aussi qu'il commande à son corps d'étonnante façon : qu'il peut dissimuler un rossignol de cambrioleur dans sa bouche, avaler tiges d'acier et limes, gonfler à volonté ses poumons, ses muscles, avant d'être entravé et les relâcher après, tordre ses membres en tirant sur ses articulations, etc[1].

Et, en 1904, le 10 mars précisément, l'apothéose...

La scène se passe à Londres. « Un épais brouillard recouvre la ville comme il se doit, des milliers de badauds, dûment prévenus, sont massés aux abords du pont de la Tour, pour attendre le roi de l'évasion. Bientôt, un fiacre arrive, sous les applaudissements. En sort un homme jeune, souriant, assez mince, vêtu d'un caleçon de bain. C'est lui ! La foule éclate en vivats. Il salue.

Harry Houdini est encadré par deux gaillards vigoureux qui lui passent des menottes. Lentement, pour permettre à ceux qui sont devant de raconter ce qu'ils voient à ceux qui sont moins bien placés. Cela fait, ils se saisissent de l'homme entravé, le soulèvent et le lâchent au dessus de la Tamise.

Après quelques minutes – une éternité – la foule, qui retenait son souffle, voit réapparaître quelques centaines de mètres plus loin la tête minuscule du héros, qui nage allègrement dans l'eau sombre et froide et agite la main en signe de victoire.

La foule, bonne fille, hurle, applaudit, trépigne. Le lendemain, les journaux anglais et ceux du continent affichent l'exploit en bonne place.

Son immense réputation le précède désormais, il peut rentrer chez lui »[2].

IV. - Un rejet douloureux

Il a encore une chose à faire avant cela: se faire reconnaître le « père » qu'il s'est choisi et qui n'est plus là pour se défendre... Il prend la plume et écrit à la belle-fille de Jean-Eugène Robert-Houdin, veuve de Jean-Jacques (fils du précédent et lui-même magicien) pour lui demander une entrevue. Mais la famille du maître français n'a pas beaucoup d'indulgence pour la filiation illégitime et paradoxale qu'on lui demande d'authentifier.

Frustré dans sa demande d'amour et de reconnaissance, le fils fantasmatique de Houdin s'enflamme. Et l'amour déçu devient dépit et colère. En 1908, il publiera un livre contre Robert-Houdin le Vieux[3], où, croyant régler ses comptes avec celui dont la famille, par son silence, l'a renvoyé à sa « fraude » et sa « bâtardise », il s'expose... Ainsi écrit-il, par exemple : « Débarrassé du roman tissé par lui, Robert-Houdin apparaît dans la froide lumière des faits comme un simple charlatan, un homme qui s'est approprié le travail d'autrui, un mécanicien qui s'est audacieusement attribué les inventions des maîtres qui l'ont précédé... »[4].

Où le lecteur, même non averti, reconnaît sans peine la « mauvaise foi » et la douleur du paranoïaque : refusé dans sa vérité, il retourne contre l'autre l'accusation, non formulée, de fraude plus encore que de mensonge.

– En 1947, Maurice Sardina, prestidigitateur français, traducteur et préfacier d’innombrables livres anglo-américains consacrés aux tours de cartes et à la magie, entreprendra de défendre Eugène Robert-Houdin – et l'honneur national – contre l'impudent étranger, en dénonçant « Les ‘erreurs’ d'Harry Houdini »[5], que préface Maurice Garçon. Le grand avocat, pris dans une querelle d'identité où il n'a rien à faire mais qu'il prend étrangement au sérieux du registre dans lequel elle s'exprime, s'égare en platitudes. Au hasard : « Sans doute personne n'invente tout... Il est possible qu'à de multiples tours présentés par Robert-Houdin, on puisse découvrir des antériorités. Il n'en reste pas moins que, même lorsqu'il s'est inspiré de découvertes antérieures, il a apporté des modifications qui ont rendu ses productions originales... »[6].

Mais l'« erreur » d'Harry Houdini – se prenant pour un autre que lui-même – n'était pas rectifiable, et le désaveu de paternité, loin de le renvoyer à sa lignée familiale, va le précipiter dans une nouvelle croisade. Blessé dans son narcissisme par le silence des Robert-Houdin, héritiers de celui qu'il avait voulu imiter, égaler, dépasser, dans la descendance de qui il avait voulu se glisser comme par magie, Harry Houdini ne cicatrisera pas. Et l'amant de la vérité qu'il est va devenir son champion : il traquera les faussaires, les marchands d'illusion.

*

Avant cela, toujours en 1908, Houdini, soucieux de se renouveler, complique son tour : il s’échappera désormais d’un réservoir fermé empli de lait, parfois de bière quand des brasseurs sponsorisaient le spectacle, de malles cloutées jetées à l’eau, de sacs postaux, et même du ventre d’une baleine échouée à Boston…

En 1912, Houdini présente son tour le plus fameux, la cellule de torture chinoise aquatique : suspendu par les pieds pris dans des brodequins verrouillés, il est lentement descendu dans un réservoir de verre et d’acier plein d’eau à déborder ; il lui faut se libérer – et retenir sa respiration plus de 3 minutes – ou périr[7]

Dans la foulée, il entreprend de débusquer prétendus magiciens et vrais charlatans, ses concurrents « déloyaux ».

Les fakirs surtout. Houdini qui, lui, ne « truque » pas ses tours et ne veut certainement pas être pris pour un fakir, est ulcéré par leur orientalisme de pacotille et leurs tentatives de faire passer des vessies gonflées d'illusion pour des lanternes brillantes de vérité. Il va étudier leurs numéros, en démonter l'articulation et exposer leurs fraudes en les reproduisant de façon exagérée, sapant ainsi – croit-il – leur prétention à être « authentiques ».

« Il s'attaqua notamment à la performance de l'Égyptien Raman Bey, qui se laissait enfermer dans un cercueil et plonger dans un bassin profond. Raman Bey restait ainsi dix-neuf minutes sous l'eau...

Au bout de trois mois [Houdini] présentait la même attraction que l'Égyptien, mais il restait, lui, quatre-vingt dix minutes sous l'eau...

On demanda à Houdini par quels moyens il avait réussi cet exploit. Il répondit... qu'il s'agissait là surtout d'être maître de soi-même, de respirer d'une façon régulière et brève et de conserver de l'oxygène ! »[8].

*

En 1913, sa mère meurt. Pendant des semaines, Houdini se rendra presque quotidiennement au cimetière, s’allongeant parfois sur sa tombe pour lui parler… « Ma mère était tout pour moi », dira-t-il dans un discours prononcé au Club des Magiciens (qu’il avait fondé à Londres). Il portera le deuil de sa mère le reste de sa vie[9].

Situation douloureuse, paradoxale, pour cet homme luttant pour l'authenticité de son « art » et la légitimité de l'identité qu'il s'est forgée, pour ce Croisé d’un nouveau genre, soudainement « contraint » de se battre sur deux fronts : continuer à exposer les fraudes de « confrères » peu scrupuleux, leur rendre la vie plus difficile en modifiant ses numéros dans lesquels il se fera enterrer vivant dans des terres profondes dont il s'échappera toujours avec peu de moyens visibles et beaucoup de brio, et, parce qu’il croit possible de garder le contact avec sa mère (!), rechercher la compagnie de « vrais » médiums, susceptibles de le mettre en communication avec elle…

V.- Bas les masques !

Au début du XXe siècle, la mode est aux magiciens, aux fakirs, aux médiums et autres nécromanciens. De la Californie de Dashiell Hammett (La malédiction des Dain) à la Prague de Gustave Meyrink (Le Golem, La nuit de Walpurgis), de la France de Michel Zévaco (Joseph Cagliostro, Don Juan Tenorio) à l'Angleterre de Conan Doyle, les Théosophes d’Héléna Blavatzky, les descendants des Rose-Croix et d’Eliphas Lévi, les rêveurs, les faibles, les inconsolables, essayent d'oublier leurs limitations, leurs tourments, leurs chagrins, en s'abandonnant à ceux qui prétendent communiquer avec l'Au-delà.

Houdini, devient membre d’un Comité Scientifique Américain offrant un prix de 10 000 $ à tout médium démontrant qu’il possède des pouvoirs surnaturels… Le premier à être testé est George Valentine de Wilkes Barre (Pennsylvanie), fameux chasseur de fantômes, dont Houdini suit, déguisé, les spectacles, accompagné d’un journaliste et d’un policier. La plus célèbre de ses « victimes » : Mina Crandon, de Boston[10].

« Ainsi, Houdini dévoila... plus de cent faux médiums. Il démasqua entre autres le plus célèbre de tous, Henry Slade, qui était une espèce de génie en son genre... »[11].

Le prix de 10 000 $ ne sera jamais attribué.

VI. - L'illusion a la vie dure

La croisade d'Houdini est évidemment vaine : ni les sceptiques ni les « croyants » ne peuvent être convaincus, les uns soupçonnant toujours le « truc », les autres ne cessant d'en demander plus et ne désirant certainement pas être détrompés[12].

Ainsi Conan Doyle, que son Sherlock Holmes, positiviste et obsessionnel, fait ranger dans le camp rationaliste, en oubliant le sinistre professeur Moriarty clairement doté de pouvoirs surnaturels – qui a bien failli venir à bout du détective-violoniste et fumeur d’opium…. Tombé en dépression après la mort de sa femme, de son fils, de ses deux beaux-frères et de deux de ses neveux, l’écrivain trouve réconfort dans le Spiritualisme qui l’assure qu'il est possible d'entrer en contact avec les esprits…

Dans les années 1920, Conan Doyle se lie d’amitié avec Houdini, alors en plein combat contre mages et médiums. Croyant mettre un point final à sa démonstration – mages et médiums sont des faussaires, des escrocs qui abusent de la crédulité et du chagrin des gens en se prétendant investis de pouvoirs occultes –, l’illusionniste offre à l’écrivain une séance privée, en présence de son propre avocat et ami Bernard Ernst, au cours de laquelle il présente un numéro extraordinairement sophistiqué : Conan Doyle est invité à écrire une phrase sur un morceau de papier à garder dans sa poche, qu’une boule de liège trempée dans l’encre écrira mot pour mot sur l’ardoise suspendue préparée par Houdini…

Mene, mene, tekel upharsin, phrase qui apparaît sur le mur de la salle où le roi de Babylone Balthazar donne un banquet, selon le Livre de Daniel (chapitre 5) : « compté, pesé et divisé en deux »[13].

Houdini expliquera longuement à Conan Doyle comment il s’y était pris mais rien n’y fera : « Sir Arthur, dira Ernst, finit par conclure que Houdini avait effectué son tour par la force de son esprit, et ne put pas être persuadé du contraire »[14]. Désormais fâché avec le magicien, l’écrivain se répandra publiquement en soutenant que Houdini avait utilisé ses pouvoirs psychiques pour bloquer ceux des médiums qu’il avait prétendument démasqués…

De son côté, Harry Houdini ne parvint pas à entrer en contact avec sa mère. En revanche, il promit à sa femme et à certains de ses amis qu'il entrerait en contact avec eux de façon convenue s'il venait à disparaître avant eux...

VII.- Désaffection

L'époque est en plein tumulte, est en grand affolement. Guerres, révolutions et contre-révolutions viennent de secouer l'Europe. Harry Houdini, trop vieux pour être enrôlé, s’est rendu sur le front pour distraire les troupes américaines. Et le cinématographe commence à se répandre...

Le cinématographe qui rend l'illusion encore plus vraie. Harry Houdini figurera dans plusieurs films muets, effectuera des cascades, écrira des scénarios, créera même une maison de production, la Houdini Picture Corporation mais la réussite ne sera pas au rendez-vous. En ce qui le concerne, l'essentiel semble déjà joué. L'intérêt suscité par le merveilleux en personne, par la performance vivante est en train de s'affaiblir : c’est vrai pour lui, comme pour ses confrères plus ou moins authentiques.

Il n'en continue pas moins de se produire, avec des numéros anciens et des numéros nouveaux (notamment celui de « l'éléphant qui disparaît »), mais la magie n'est plus vraiment là. L'homme qui voulait appartenir pleinement à son siècle[15] est en passe d'être rétréci par lui. L’icône est devenue simple représentation d’elle-même. L'adulation des débuts a fini par laisser la place au succès de l'homme de spectacle confirmé. Les nouveaux héros sont Charlie Chaplin, Rudolph Valentino et Douglas Fairbanks, et ils ne promettent, en tant que tels, ni liberté ni vérité – une « évasion » d’un autre type.

Mais – est-ce une consolation ? – c'est sur le champ de bataille qu'il s'est choisi que le vaillant guerrier va succomber.

Début octobre 1926, à Montréal, Harry Houdini présente un spectacle dans lequel il est censé arrêter la course d'une charrette chargée de pierres avec la seule force de ses abdominaux. « Après le spectacle, Houdini, était allongé sur un sofa face à un étudiant dessinant son portrait. Gordon Whitehead [étudiant à McGill Unniversity] est entré dans la loge et a demandé si Houdini pouvait [vraiment] encaisser n’importe quel coup porté à son estomac [comme il l’avait souvent affirmé]. Houdini répond distraitement « oui ». Whitehead [probablement un peu ivre] le frappe alors à trois reprises, avant que Houdini ait pu contracter ses muscles… »[16]. L'intestin est atteint. Houdini ne se fait pas soigner.

Le 24 octobre 1926, à Détroit (Michigan), Harry Houdini s’évanouit sur scène. Il est conduit d’urgence à l’hôpital ; une péritonite est diagnostiquée ; il subit deux opérations et meurt une semaine plus tard[17]. Il est enterré à New York le 4 novembre, son cercueil suivi par près de 2 000 personnes.

Il ne se manifestera plus. Ni ses amis ni sa femme ne recevront jamais de message codé de l'Au-delà. – Il est à noter que Bess Houdini, veuve fidèle et aimante, mettra dix ans à admettre ce silence. Le 31 octobre 1936, elle se résolut à éteindre la veilleuse qui brûlait sous le portrait du grand homme : « Maintenant, il ne reviendra plus jamais... dit-elle »[18].

Harry Houdini laisse le souvenir d’un exemplaire mama’s boy, d'un mégalomane aimable, d’un crocheteur de serrures hors pair[19], d'un illusionniste exceptionnel et inventif[20], d'un homme de spectacle avisé, bien en avance sur son temps, et d'un champion exalté de la liberté.

Moins connue – et d'autant plus intéressante à rappeler – est la fidélité d'Ehrich Weiss à ses origines : quelque peu éloigné du judaïsme traditionnel, il n'a pourtant jamais cessé de se préoccuper des « siens », s'est toujours intéressé aux « affaires » juives et a, notamment, contribué à la mise sur pied de la Rabbi's Sons Theatrical Benevolent Association (Association théâtrale bénévole des fils de rabbins !), dont firent partie Al Jolson et Irving Berlin, qui prêtait volontiers son concours aux manifestations à caractère philanthropique ou patriotique[21]...

Quant aux ressorts de son art, en dépit des livres qu'il a écrits, il en a emporté beaucoup avec lui : « Ma première visite à New York... J'étais jeune, fauché et affamé. J'ai proposé de dévoiler mes ‘trucs’, pour 20 dollars, aux quatre plus grands journaux de la ville. Ils m'ont tous éconduit. Le secret s'en ira avec moi dans la tombe »[22].

Cela n’a évidemment pas empêché les apprentis détectives de chercher à les percer victorieusement, Milbourne Christopher par exemple, qui a écrit un livre dans lequel il dévoile, entre autres, les ressorts du tour présenté en privé à Conan Doyle[23] – mais c’est une autre histoire…

Notes :

[1] Houdini dira lui-même tout cela, et plus encore, dans Handcuff Secrets, paru en 1907.

[2] Michel Seldow, Les illusionnistes et leurs secrets, op. cit., pp. 135-136.

[3] Harry Houdini, The unmasking of Robert-Houdin, The Publishers printing co., 1908.

[4] Michel Seldow, Les illusionnistes et leurs secrets, op. cit., p. 135.

[5] Maurice Sardina, Les erreurs d’Harry Houdini : réponse à « The unmasking of Robert-Houdin », Paris, chez l’auteur, 1947.

[6] Michel Seldow, Les illusionnistes et leurs secrets, op. cit., p. 135.

[7] D’après Wikipedia, http://en.wikipedia.org/wiki/Harry_Houdini

[8] Michel Seldow, Les illusionnistes et leurs secrets, op. cit., pp. 139-140.

[9] D’après Adam Woog, Harry Houdini, Lucent Books, 1995, http://www.apl.org/history/houdini/biography.html

[10] Il racontera sa croisade dans A Magician Among the Spirits, Harper & Brothers, 1924. – Les éditeurs, sans demander son avis à l’auteur, tronquèrent substantiellement son manuscrit avoir l’avoir réaménagé… Le fac-similé du manuscrit complet, avec corrections de la main de l’auteur, a été publié en 1996, seulement, par Richard Kaufman and Maurine Christopher. Cf. http://www.qualitymagicbooks.com/full/magic-books-0-a-magician-among-the-spirits-harry-houdini__1878.htm

[11] Michel Seldow, Les illusionnistes et leurs secrets, op. cit., p. 140.

[12] On dit que la « divine » Sarah Bernhardt, amputée d’une jambe atteinte par la gangrène en 1915, juste avant sa tournée américaine, aurait sérieusement demandé à Houdini de faire réapparaître sa jambe…

[13] Phrase qui devait fortement « trotter » dans la tête lourde de Conan Doyle, puisque Houdini l’a facilement « deviné », et que Daniel interprète ainsi : « Dieu a ‘compté’ les années de ton règne et les a menées à leur terme… Tu as été ‘pesé’ dans la balance et l'on a trouvé que tu ne fais pas le poids… Ton royaume a été ‘divisé’ pour être livré aux Mèdes et aux Perses ». Balthazar mourra la nuit même et Darius le Mède lui succédera sur le trône…

[14] Massimo Polidoro, Houdini’s Impossible Demonstration, Skeptical Enquirer, juillet-août 2006, http://www.csicop.org/si/show/houdinirsquos_impossible_demonstration

[15] Il se prend de passion pour l'aviation naissante, s'offre en 1909 un bi-plan français de marque Voisin, engage un mécanicien à plein temps, fait peindre son nom en en gras sur les ailes… et s’écrase à la première tentative d’envol. Il réussit son premier vol en novembre, à Hamburg. En 1910, lors d’une tournée en Australie, il établit, le 21 mars, un record de durée de vol à Diggers Rest, au nord de Melbourne : sept minutes trente-cinq secondes à trente mètres de hauteur devant témoins (d'après Michel Seldow, op. cit. pp. 140-141). Houdini se « crache » à l’atterrissage. Il ne pilotera plus jamais.

[16] Témoignage de Jack Price, cité par Wikipedia.

[17] On a dit que l'étudiant était l'exécuteur d'un complot ourdi « par des fanatiques du spiritisme et de l'occultisme [voulant] supprimer leur ennemi implacable... ». On a dit aussi que Florenz Ziegfield (le producteur des Ziegfield follies) n'avait pu s'empêcher de faire un bon mot au cimetière. Au moment de saisir l'une des poignées du cercueil d'Houdini, il aurait murmuré à l'oreille de celui qui le précédait : « Je parie qu'il n'y est déjà plus ! » Michel Seldow, Les illusionnistes et leurs secrets, op. cit., p. 140.

Houdini, le film (1953) de George Marshall (avec Tony Curtis et Janet Leigh) fait mourir le magicien dans sa cellule de torture aquatique chinoise… Les amateurs de hasards objectifs apprécieront que Tony Curtis, né Schwartz (noir) ait été choisi par le metteur en scène pour interpréter Houdini, né Weisz (blanc).

[18] Michel Seldow, Les illusionnistes et leurs secrets, op. cit., p. 141.

[19] Harry Houdini a certainement inspiré Bruce Geller quand il a créé, pour la série Mission impossible, le personnage de Barney Collier (joué par Greg Morris), l'ingénieur-bricoleur qui sait ouvrir coffres et serrures, faire tourner les tables, convaincre les méchants qu'ils voyagent alors qu'ils sont sur vérins hydrauliques ou bien qu'ils ont vieilli de vingt ans sans s'en rendre compte... De même, le Bernard Rhodenbarr (dont on peut lire les aventures dans la Série Noire/Gallimard), voleur dandy et plein d'esprit auquel aucun verrou ne résiste, imaginé par Lawrence Block, lui doit-il beaucoup.

[20] David Copperfield se présente volontiers comme son héritier : « Le nouvel Houdini » proclament les affiches de ses spectacles.

[21] Nathan Ausubel, A Treasury of Jewish Folklore, op. cit., p. 257.

[22] Idem.

[23] Milbourne Christopher, Houdini : A Pictorial Life, New York, Thomas Y. Crowell, 1976, cité par Massimo Polidoro, Houdini’s Impossible Demonstration, op. cit.

Désillustrations :

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Harry Houdini : nuque raide et échine souple 2 © copyright 2010 Richard Zrehen