mardi 14 juin 2011

Mauvaises fréquentations [3]



III. Mundt, Fiedler, Leamas


Mis en présence de Mundt [entre mund = bouche et mundtot = celui à qui on interdit la parole[1], Leamas s’entend dire par lui qu’il va être appelé à témoigner dans le procès intenté à Fiedler pour « sabotage et conspiration contre la sécurité du peuple », mais aussi que l’existence, la nature et l’étendue de la machination sont parfaitement connues :


« – En somme, j’ai joué mon rôle dans une combine montée par Londres pour piéger Mundt ?…

– Exact… Fiedler s’est conduit comme un imbécile… Aussitôt que j’ai pris connaissance du rapport de notre ami Peters j’ai su pourquoi on vous avait envoyé et j’ai su que Fiedler tomberait dans le panneau. Il me hait… Evidemment, les gens de chez vous étaient au courant. C’était un coup admirablement monté. Qui l’a mis au point, dites-moi ? Smiley, c’est lui ? »[2]


Le grand désenchantement ne fait que commencer. Ramené dans la cellule qu’il partage avec Fiedler, Leamas a avec lui un échange shakespearien, qui annonce évidemment une fin très noire :


« – … Supposons que Mundt ait raison. Il m’a demandé d’avouer… Je devais reconnaître que j’étais de mèche avec les espions britanniques qui complotaient pour l’assassiner… Toute l’opération aurait été montée par les Services de Renseignement britanniques pour nous amener, m’amener moi si vous voulez, à liquider le meilleur homme de l’Abteilung…

– Il a essayé la même tactique avec moi… Comme si j’avais inventé toute cette foutue histoire.

– Mais… supposons que vous l’ayez fait, supposons que ce soit vrai – … c’est une hypothèse : iriez-vous jusqu’à tuer un homme, un innocent…

– Mundt est un assassin, non ?

- Oublions-le. Supposons que ce soit moi qu’ils aient voulu tuer, est-ce que Londres le ferait ?

– Ca dépend… Ca dépend de la nécessité… »[3]


Là-dessus, Leamas va se coucher, content d’avoir Fiedler – qui a entamé la contre-attaque en demandant au Præsidium un mandat d’arrêt contre Mundt le jour de sa propre arrestation – pour allié et convaincu que tous deux vont envoyer l’« agent double » à la mort : l’ignorance au secours de la méconnaissance.

Arrive le procès sur lequel je passerai assez rapidement : Fiedler expose au tribunal dans la langue de bois la plus conforme tous les éléments – les « révélations » de Leamas n’en sont qu’une partie – qui l’ont amené à conclure que Mundt est un traître, devenu l’« agent d’un pouvoir impérialiste » et qu’il mérite la mort ; Leamas, témoin de l’accusation, reprend le récit de ses aventures telles qu’il les a délivrées au cours de l’« instruction » et réaffirme avec d’autant plus de conviction qu’aucune opération clandestine n’aurait pu être montée par son Service contre l’Allemagne de l’Est à son insu, qu’il a commencé de se persuader que « Fiedler était peut-être cet ‘intérêt spécial’ que Control s’efforçait à tout prix de sauvegarder »[4].

Après quoi, vient le tour de la défense. Le « camarade » Karden, ancien déporté à Buchenwald – pour qui Leamas mentirait et le « camarade Fiedler » serait l’agent ou le jouet d’un complot visant à désorganiser l’Abteilung –, représentant Mundt, interroge Leamas uniquement sur son état de fortune et la nature de ses relations avec G. Smiley. Leamas s’en tient à sa version : il est dans un dénuement notoire et il n’a jamais eu beaucoup de contacts avec G. Smiley, qui a d’ailleurs quitté le Service.

Karden fait alors appeler à la barre son témoin-surprise, Liz Gold, attirée à Leipzig sous le prétexte d’un échange entre cellules des Partis communistes anglais et est-allemand. Et Liz Gold, à la colère de Leamas d’abord, à son abattement ensuite, raconte, assez embarrassée, que Leamas savait qu’elle était membre d’un parti qu’il devait détester ; qu’elle avait eu le sentiment que l’agression de l’épicier était préméditée.

Elle raconte aussi, ce qui ne va pas manquer de surprendre Leamas, mais pas le lecteur averti depuis plusieurs chapitres, que le dit Leamas avait malgré tout de la chance d’avoir des amis assez attentionnés pour payer toutes les factures qu’il avait laissées derrière lui et même, elle le soupçonnait, pour avoir racheté son propre bail, la dispensant du paiement de son loyer, d’avoir dédommagé l’épicier après le procès, des amis qui lui avaient rendu visite un soir en montrant beaucoup d’égards. Après lui avoir plus ou moins confié qu’Alec était en mission à l’étranger, l’un des deux, le plus âgé, avait laissé une carte en lui demandant de le prévenir si besoin était.


« Il habitait Chelsea… Il s’appelait Smiley… George Smiley… »[5]


La surprise de Leamas est grande, mais pas au point de l’inciter à se donner une représentation plus en rapport avec l’état des choses tel qu’il commence d’apparaître. Il aime tellement celle dont il lui a été dit, par ceux-là mêmes qui paraissent l’avoir torpillée, qu’il contribuait à la parfaire en vue d’un but éminent, il a tellement donné et souffert pour que les lignes de construction soient lentement effacées, que le point de fuite et le point d’horizon convergent, que l’opacité douloureuse devienne transparence et permette à son frère en Idéal, « cet homme innocent que Londres pourrait décider de sacrifier par nécessité », de s’y perdre pour leur bien à tous deux, qu’il ne peut voir dans ce gâchis que déraison ou incompétence :


« Ils avaient dû devenir complètement dingues, à Londres… Il leur avait dit… de la laisser hors du coup. Et maintenant il était clair qu’à partir du moment où il avait quitté l’Angleterre, avant ça même, dès qu’il était allé en prison, un sinistre crétin quelconque s’était mêlé de régler la situation, avait payé les factures, dédommagé l’épicier, le propriétaire et, par-dessus tout, dépanné Liz. C’était insensé, complètement aberrant. Qu’est-ce qu’ils essayaient de faire ? Tuer Fiedler, tuer leur agent ? Saboter leur propre opération. Etait-ce simplement Smiley ? Sa mauvaise conscience l’avait-elle poussé à agir ainsi ? Il n’y avait plus qu’une seule chose à faire : dédouaner Liz et Fiedler et porter le chapeau. De toute façon, il était sans doute déjà foutu. S’il pouvait sauver la peau de Fiedler… Liz aurait peut-être une chance de s’en tirer. »[6]


Et, décision assez folle et ingénue, Leamas décide chevaleresquement de se livrer et d’exposer le détail de la machination, dans l’espoir d’épargner sa dame de cœur et d’exonérer la sorte de double qu’il s’est trouvée, sans grand succès, on s’en doute. Vrai faux procès de Moscou, parodie où celui qui n’appartient pas au Parti espère pouvoir se porter garant d’un de ses membres soupçonnés… Pauvre Leamas. Il ne prendra la mesure de son inadéquation qu’en entendant dans la bouche de Fiedler, s’étonnant de l’étrange comportement des britanniques, les mêmes mots (ou presque) que ceux qu’il s’était dits in petto :


« Un détail me trouble, Mundt : ils devaient savoir que vous alliez vérifier son histoire point par point. C’est pour ça que Leamas a joué la comédie. Mais après ça, ils ont envoyé de l’argent à l’épicier, payé le loyer… Quelle extraordinaire façon d’agir… pour des gens de leur expérience… payer mille livres à une fille, à un membre du Parti, qui était censée croire qu’il était sans le sou ! Ne me dites pas que ce sont les remords qui travaillent Smiley… »[7]


Le contre-transfert s’est emballé et la troisième scanssion est la bonne :


« … Brusquement, avec la terrible lucidité d’un homme trop longtemps abusé, Leamas comprit l’effroyable machination. »[8]


Et cet homme trop longtemps abusé par lui-même, qui n’a jamais pu se dire qu’il devait son poste à Berlin et sa rocambolesque mission non à sa compétence ou à son opiniâtreté – qui est aussi vertueux ? – mais à ses manques et faiblesses, à sa disponibilité inconséquente, aura tout le loisir d’exposer sa découverte amère à une Liz Gold perdue, arrachée à sa cellule au milieu de la nuit par ce Mundt qui l’effraie, et qui n’en revient pas de retrouver « son » Leamas, pendant le long voyage qui les conduit de la frontière polonaise vers Berlin, où un passage du Mur leur aurait été ménagé.


« – Qu’est-ce qui va arriver à Fiedler ?…

– Il sera fusillé…

– Alors, pourquoi est-ce qu’ils ne t’ont pas fusillé, toi ?… Tu as conspiré avec lui contre Mundt… Pourquoi Mundt te laisse-t-il partir ?

– D’accord… Je vais te le dire. Je vais te dire ce que ni toi ni moi nous n’aurions jamais dû savoir… Mundt est un agent de Londres… Ils l’ont acheté quand il était en Angleterre. Nous assistons à l’épilogue dégueulasse d’une opération immonde destinée à sauver la peau de Mundt. A le sauver d’un petit juif intelligent de son propre département qui avait commencé à soupçonner la vérité. Ils nous l’ont fait tuer, tu comprends, ils nous ont fait tuer le juif. Maintenant tu sais tout et que le Ciel nous vienne en aide…

Fiedler était trop puissant, Mundt ne pouvait l’éliminer seul, alors Londres a décidé de le faire pour lui… Et l’éliminer n’était pas suffisant : il aurait pu parler à ses proches, rendre publiques ses accusations. Il fallait éliminer la suspicion…Il fallait une réhabilitation publique : c’est ce qu’ils ont organisé pour Mundt. »[9]


Nous les savons condamnés, bien sûr : elle, parce qu’elle s’est trouvée là, lui, parce que le jeu de l’identification est dangereux, et que la vérité de la représentation est la mort – telle qu’elle se donne à voir, de biais et méconnaissable, anamorphose, dans le tableau d’Holbein, Les Ambassadeurs, accroché à la National Gallery de Londres, longuement commenté par Lacan et choisi par Lyotard pour la couverture de Discours, Figure. – Méconnaissable sauf si, effectuant une rotation de 90° vers la gauche, on vient coller son œil sur le bord du tableau, découvrant ainsi une tête de mort parfaitement rendue. Mobilité dont Leamas ne pouvait être capable…

La lumière des projecteurs se déclenchera quelques secondes avant leur tentative d’escalader le Mur, Liz Gold sera tuée par un tireur isolé en cours d’escalade ; Leamas, déjà parvenu au sommet du mur, sans demander à son lointain père-sévère « où est l’agneau du sacrifice ? » ni « pourquoi m’as-tu abandonné ? », redescendra vers elle pour mourir à ses côtés. – Peut-on soutenir que la mort lui sera venue du dehors ?


IV.- Conclusion


Après ce trop long détour, dont j’espère qu’il ne découragera personne de lire Le Carré (particulièrement les romans de sa période « guerre froide », les plus intenses, les plus vénéneux, les plus adéquatement paranoïaques), il faut en venir au propos initial et tâcher de tirer quelques enseignements.

En premier lieu, il faut louer ce talent singulier qui réussit à convaincre qu’une très bonne façon de faire passer pour faux le vrai, qu’on veut préserver, est de le représenter comme vrai avec inconsistance : comme la non correspondance entre le nombre de têtes et de pieds qu’on découvre dans certain tableau de Duccio représentant des hommes en armes.

De même faut-il s’étonner de cette étonnante capacité, de la part d’un homme qui a été, même brièvement, activement engagé dans la lutte contre un empire qui a beaucoup tué – des marins de Cronstadt aux dirigeants de la révolution hongroise en passant par les koulaks, les oppositionnels de gauche, les anarchistes espagnols, les vétérans de la guerre d’Espagne, Trotzky, et les artistes –, joué un rôle non négligeable dans le déclenchement de la 2e guerre mondiale en pactisant avec Hitler au « bon moment », soulageant ainsi son front est et lui permettant de lancer posément l’offensive à l’ouest, alimenté régulièrement le Goulag, réglé sans ménagement la question des « nationalités », avalé de nombreux pays, etc. à faire partager la perspective larmoyante d’un agent usé et inadéquat : tenir Control et Smiley pour des monstres et pleurer sur le destin d’un apparatchik communiste aimant citer Staline[10], ne reculant pas devant le terrorisme[11], qui a joué et perdu, qui, vainqueur n’aurait pas été magnanime, au motif qu’il serait « juif »[12]. Les deux « côtés » seraient, au fond, semblables[13].

La menace était pourtant bien réelle, comme la suite l’a montré, de la Tchécoslovaquie à la tentative d’assassinat de Jean Paul II en passant par l’Afghanistan et la Pologne par exemple, et chercher à connaître, quel qu’en pût être le prix, les inquiétantes intentions de l’empire soviétique – ce que pouvait en savoir l’un de ses satellites – était certainement un objectif justifié, quand la trahison de quelques aristocrates d’Oxford et de Cambridge (Blunt, Burgess, Philby, Maclean, etc.) installés au cœur du dispositif de défense britannique, dégoûtés par les mauvaises manières de la classe moyenne anglaise en pleine ascension et, par-dessus tout, par la montée au zénith des très « vulgaires » nord-américains, avait, entre autres, coûté la vie à des dizaines d’opposants au totalitarisme et, accessoirement, quasiment vidé de substance le MI5 (Services de Renseignement britanniques). Il se dit même que le MI5 a été, un temps, dirigé par un agent de Moscou[14]…

Le succès fait à L’Espion qui venait du froid montre, bien sûr, qu’on a vraiment affaire à une œuvre, susceptible de supporter plusieurs « lectures » et relectures inactuelles, mais aussi qu’une partie du lectorat occidental – épuisée par la reconstruction d’après-guerre ? lassée des obligations qu’impose la souveraineté ? animée d’un vœu de bonne entente, sinon de pacification, supposé être partagé par tous, y compris dans l’« autre camp » ? quasi démissionnaire[15] ? – était déjà disposée à accepter cette sorte d’équivalence – scandaleuse, est-il besoin de le dire ? – entre le « monde libre » – ingrat, injuste, de petite vertu, certes, mais acceptant d’être critiqué, d’évoluer et de se réformer, de mauvaise grâce au besoin, et acceptant généralement le verdict des urnes – et le « bloc communiste », était déjà disposée à manifester une indulgence coupable à l’endroit du stalinisme, à passer sur ses crimes pour s’attendrir sur sa Promesse – de mise en ordre définitive du pulsionnel, d’abolition de la différence des sexes (entendre : du sexuel comme différent).

Pris dans une transe (« J’ai écrit ce livre dans une grande hâte sur une période d’environ cinq semaines »[16]), l’ancien homme de l’ombre déprimé, qui pourra, en 1989, année de l’effondrement[17], dire « On oublie la terreur trop aisément… En un sens, la propagande de l’ouest disait vrai : le régime d’Allemagne de l’est était détesté par ceux qu’il gouvernait… »[18], aura ainsi su communiquer, en 1963, son pathos à son anti-héros[19], et faire époque : en répondant « oui » à la question « L’occident mérite-il ce qui risque de lui arriver ? En sera-t-il responsable ? », quand c’était le passé immédiat qui était en cause…

Pour en revenir à la perspective que j’ai essayé d’ouvrir, notons qu’il est toujours possible de rejeter tout Le Carré parce qu’il serait dans l’à-peu-près « technique », plus analyste qu’opérationnel du renseignement[20], parce que sa « pâte » serait trop psychologique, comme le font d’authentiques anciens espions – Michael Ledeen[21], par exemple, universitaire, chroniqueur à la National Review, bon connaisseur du fascisme, grand lecteur de Machiavel[22] et théoricien néo-conservateur controversé – mais le « psychologique », quoi qu’on y entende, est un donné qu’on ne peut facilement écarter : il est derrière ou dans les régularités (les quasi automatismes de comportement, les habitus pour parler comme Spinoza), les rigidités d’enchaînements, qui font que les sujets, judicieusement sollicités – peut-être faudrait-il dire « stimulés » ? –, vont « naturellement » aller regarder la scène offerte – par ceux qui y ont éminemment intérêt – depuis l’endroit, par eux, souhaité.

Le « psychologique » entendu ainsi est ce que supposent ceux qui entreprennent de désinformer, et leurs succès – penser à la dépêche d’Ems, au Protocole des Sages de Sion, à l’affaire Dreyfus ou à la campagne contre « Ridgway-la-peste » – donnent du corps à cette supposition. Il est ce contre quoi St Jean Chrysostome met le prédicateur en garde, dans son Sermon sur le sacerdoce. Le « psychologique » comme bloc relativement stable – la dépression de Leamas, l’exaltation de Fiedler, deux formes du ressentiment – vaut donc comme la mentonnière de Dürer ou le point de vue déterminé par la construction légitime (ou lois de la perspective) de Brunelleschi et Alberti : il est ce sur quoi on peut s’appuyer ou se régler pour orienter « correctement » le regard – de l’âme ?

Quelques conséquences peuvent concerner la philosophie en général, et la philosophie-artiste en particulier.

D’abord, une confirmation : ne pas retenir la variation, c’est-à-dire la mise à l’épreuve d’une notion par son insertion dans des enchaînements multiples (selon le modèle de la phénoménologie de Husserl ou de la linguistique structurale), comme modalité opératoire à privilégier dans le cours de constitution d’un concept, est risquer de manquer quelque chose de déterminant, si la mésaventure d’Alec Leamas peut servir de guide – et répondre que Leamas est un personnage de fiction sorti de la fantaisie d’un auteur passablement exalté, est-ce une objection ?[23].

Et encore : ne pas traiter la relation à autrui, la dimension de la réception, comme un après-coup de l’élaboration théorique mais comme lui appartenant est avisé, si l’on doit en croire les maîtres machinateurs de Le Carré. C’est se donner l’échange savant comme modèle, variété régie par un ensemble de protocoles commandant production des arguments, établissement des preuves, des règles de validation, justification du jugement et formes de l’interlocution – sans oublier pour autant que l’échange de paroles, est une agonistique, même feutrée, une lutte pour la reconnaissance ; c’est aussi étouffer l’éthique, qui appelle dissymétrie (non réciprocité) et n’est pas un savoir. Autrui calculé, thématisé, réifié, ne demande rien : il se contente de répondre – aussi près de ce qu’on attend de lui. Surdéterminé. Mais l’éthique, plus vieille que la philosophie, plus ancienne que la science, contemporaine d’une communauté et pas seulement d’une langue, demande la paix, au moins à l’intérieur des frontières, et le monde de Le Carré – le nôtre – est en guerre.

Une réserve : il n’est pas sûr que l’affinité avec l’a priori, l’analytique, le concept soit gage de disposition au politique, fureur des intellectuels, platonisants, quoi qu’ils en disent[24]. Pas seulement parce que certaines des pratiques desquelles le théorique prélèverait les concepts sous lesquels il entendrait les subsumer sont plus « risquées » que la contemplation des essences[25], demandent beaucoup de temps et une capacité à l’engagement du corps ; essentiellement parce que la voie du philosophico-théorique (abstraction, variation, circonscription, généralisation, rigueur et co-dépendance) ne peut pas être celle des sujets non savants, les « gens ordinaires » de Control, qui ne se mettent pas à part d’eux-mêmes pour s’interroger sur ce qu’ils font, et pourquoi, alors qu’ils le font : ils sont pris dans l’urgence de leur affairement et leur entendement est toujours voilé par leur sensibilité, captée dans une forme-fantasme et/ou dans un fragment de récit traditionnel auxquels ils tiennent, ayant sinon pour mission – donnée par qui ? – au moins capacité et vertu de mettre en ordre le désordre sexuel – pulsionnel, si l’on préfère[26] – de régler provisoirement la question de leur identité.

Autrement dit, pour passer du vrai au juste il faut non pas déduire – tentation toujours présente chez les amants de la vérité, toujours convaincus qu’elle peut parler d’une voix claire –, encore moins, en dépit des tentations, entraîner – nostalgie religieuse que l’accélération du délitement du Symbolique réactive régulièrement –, mais construire laborieusement des passages de contournement ; il faut persuader et comment le faire avec rigueur et probité quand les règles du jugement valide ne sont pas partagées par ceux à qui on s’adresse[27] ? Impossible d’argumenter en raison, on vient de le dire, de se passer de la rhétorique par conséquent – parce qu’il faut raconter, produire un récit vérace, où le vraisemblable vaut pour le vrai –, et c’est là que les problèmes commencent.

Inversement, à observer les sujets « en situation », entraînés par le poids du « psychologique » regarder ou enchaîner – tous les sujets, savants, non savants, sans oublier ceux qui croient ne pas être dupes –, comme ils le font, dans le mouvement, quelques impressions se font jour.

D’abord, ils ne semblent pas près de devenir des « artistes » mobiles, légers, expérimentateurs – il n’est même pas sûr qu’ils le puissent ou le veuillent : on peut le regretter mais au nom de quoi le leur reprocher ? Et quand bien même on le ferait, quel espoir aurait-on d’être « entendu » par eux ?

Ensuite que la « politique », très certainement joyeuse et gaie, qui pourrait les transformer dans ce sens, les fluidifier, c’est-à-dire les marginaliser radicalement, est au fond impossible, et pas seulement parce que son très hypothétique résultat serait difficilement compatible avec le maintien et la reproduction d’une société[28] – qui a notamment besoin d’enfants, de transmission réglée, c’est-à-dire contrôlée, des connaissances positives, de ressources en énergie et d’institutions – de frontières sûres, par conséquent, et d’entités fonctionnelles[29] : on ne voit pas comment communiquer par affects, dans ou sous les mots, les gestes, les images, les films, les musiques, communiquer par action exemplaire, par conséquent, pourrait prévenir la rechute dans les mots de raison, pourrait dispenser de commentaire, sauf à accepter la Terreur ; et commenter est revenir à la politique triste…

Enfin, que les sujets « en situation » – mais en est-il qui ne le soient pas ? – paraissent tous douter concrètement de l’immanence, ne pas « croire » avoir affaire avec quelque chose qui se donnerait dans son plan, dans sa surface – il faut bien avoir une idée, un critère d’ordre ou une instance unifiante pour savoir quoi retenir de ce qui se présente – mais plutôt avec une hauteur qui s’y dissimulerait, une transcendance qui les interrogerait sans qu’ils puissent jamais vraiment se dérober, parce qu’ils se sauraient tous, au fond, définis par la question qui les sollicite.

De là à penser qu’ils ne sont pas sans savoir, obscurément, en quoi consiste la réponse, qu’ils sont poussés à l’élaborer, bien entendu avec les moyens qui sont les leurs, de façon à expliciter ce dont ils avaient connaissance partielle on a vu qu’elle n’avait pas forcément à voir avec la vérité, qu’elle n’était qu’une perspective proposée avec plus ou moins de force –, il n’y a qu’un pas. Et faire ce pas nous ferait sortir de la zone d’attraction de la séduisante pensée des intensités – supposées aller dans tous les sens à la fois, être imprévisibles ou « illisibles » – qui soutient la charge de Deleuze-Guattari contre Œdipe : Artaud (plus que Zarathoustra) versus Lacan, à la souffrance et au docteur Gaston Ferdière près.

Rendus à nous-mêmes, en quelque sorte, nous pourrions alors reconnaître dans la façon de faire des sujets en situation tels que les présente Le Carré, non la soumission à la négativité ou le monnayage du manque mais un travail, mais une pensée en train de se frayer « avec les moyens du bord », relativement proche d’une pensée du sens comme toujours anticipé, appelée par l’idée herméneutique, si je comprends bien J.-M. Salanskis[30], à un détail près. Le parcours-type dans lequel celui-ci estime que la « situation herméneutique fondamentale… se déploie » – « familiarité–déssaisissement --> élaboration herméneutique --> parole »[31] –, me semble devoir être compliqué selon ce que nous avons « appris » de Le Carré : il faudrait reconnaître comme essentielle à l’élaboration herméneutique la présence d’un autre[32], lui-même inévitablement engagé dans un travail d’explicitation qui, nécessairement différent et mené selon ses lignes propres, croise le précédent et dont la contrariété provoque l’événement qu’est cette explicitation.

Ce dernier point nous ramène à la psychanalyse – au traitement philosophique de la psychanalyse – et à Œdipe. Comment perdre de vue que la psychanalyse ne concerne qu’un nombre infime ? Comment oublier que la psychanalyse fait l’objet d’un contrat libre pouvant être rompu à volonté, même si on s’y engage pour de mauvaises raisons ? En est-il d’autres, d’ailleurs ? Comment ne pas considérer que celui qui flue innocemment en quête d’une introuvable butée peut en souffrir et faire de bien plus méchantes rencontres en cours de dérive que celle d’un sujet-supposé-savoir ? Un gourou qui saurait, par exemple ? Comment imaginer que l’Etat non totalitaire – i.e. contenu dans son rôle « économique » de protection des frontières, de l’ordre public et du respect des règles juridiques – puisse ne pas être indifférent aux configurations singulières des sujets qu’il machine, quand l’important est juste de les machiner pour que ça continue de tourner sans (trop) grande dépense d’énergie et avec le moins d’interruption possible[33] ? Il s’en accommode, et si les pervers peuvent y trouver matière à jouissance, c’est une aubaine pour eux, un « bénéfice » secondaire, pas une exigence de l’Appareil. La mauvaise conscience peut, éventuellement, gripper un engrenage, jamais le lubrifier.


Que dire au terme de cette mise à l’épreuve farfelue ?


Par exemple : F. Guattari aura été agacé par le vieux maître sceptique de la rue de Lille, qui avait été son analyste et enseignait l’indestructibilité du désir, l’inéxorable de la castration, le danger des interprétations et l’importance de la scanssion[34], et G. Deleuze l’aura appuyé dans sa charge disproportionnée contre le malheureux Œdipe. Par amitié.


*


Avons-nous appris quelque chose sur la philosophie en général, et sur la philosophie-artiste en particulier, en suivant la leçon tortueuse d’un livre « policier » ? Il me semble que oui…


*


Notes :


[1] « Mundt ne dit rien. Leamas s’était habitué à ces silences au cours de l’entretien. Mundt avait une voix plutôt agréable, Leamas ne s’y attendait pas, mais il ne parlait que très rarement. » L’Espion..., p. 161.

[2] Ibid., pp. 162-164.

[3] Ibid., pp. 170-171.

[4] Ibid., p. 138.

[5] Ibid., p. 202.

[6] Ibid., p. 206 – traduction modifiée; je souligne.

[7] Ibid., p. 211 – traduction modifiée.

[8] Ibid., p. 212.

[9] Ibid., pp. 219-220-221 – traduction modifiée ; je souligne.

[10] « L’Abteilung et les organisations analogues sont une extension naturelle du bras du Parti. Elles sont à l’avant-garde de la lutte pour la paix et le progrès. Elles sont au Parti ce que le Parti est au socialisme : l’avant-garde. C’est ce que dit Staline… Citer Staline n’est pas de très bon goût… Il dit aussi : cinq cent mille personnes liquidées, c’est une statistique, la mort d’un seul homme tué dans un accident de la circulation est une tragédie nationale. Il se moquait de la sensibilité bourgeoise des masses… » Ibid., p. 132 – traduction modifiée.

[11] « Moi-même, je serais d’accord pour mettre une bombe dans un restaurant si ça devait nous mener plus loin sur la voie. Après, je ferais les comptes : tant de femmes, tant d’enfants… » Ibid., p. 133.

[12] Ah ! pouvoir s’apitoyer sur un des fils dévoyés de ceux que l’occident n’a pas su ou voulu protéger vingt ans avant…

[13] « Supposons que ce soit moi qu’ils aient voulu tuer, est-ce que Londres le ferait ?

Ca dépend… Ca dépend de la nécessité…

Ah !… ça dépend de la nécessité… Tout comme Staline, en somme. L’accident de la route et les statistiques. Quel soulagement… Nous sommes exactement pareils, vous savez, c’est ça la blague ! » Ibid., pp. 171-172 – je souligne.

[14] C’est le sujet d’un autre très remarquable livre de J. Le Carré, Tinker, Taylor, Soldier and Spy, publié en 1974 (La Taupe, tr. J. Rosenthal, Paris, Laffont, 1974). – « Je me suis inspiré des services de renseignements étrangers. Essentiellement, des services secrets anglais, américains, israéliens. Je suis très admiratif de l'ensemble cohérent que forment le MI 5 et MI 6, les services secrets britanniques… » Pierre Marion, « Pour Mitterrand, j'ai nettoyé la Piscine », loc. cit.

[15] Une vingtaine d’années plus tard, en pleine crise des missiles – L’OTAN envisageant d’installer en Allemagne des missiles de croisière et des Pershing II pour contrebalancer les SS-20 que l’URSS pointe sur elle, et au-delà – et alors que monte en Europe de l’ouest l’agitation pacifiste soutenue par l’URSS et les partis communistes occidentaux, François Mitterrand déclarera, devant le Bundestag (20 janvier 1983) : « Seul l'équilibre des forces peut conduire à de bonnes relations avec les pays de l'Est, nos voisins et partenaires historiques. Mais le maintien de cet équilibre implique à mes yeux que des régions entières de l'Europe ne soient pas dépourvues de parade face à des armes nucléaires dirigées contre elles. » En octobre, devant le parlement européen à Bruxelles, il observera, mémorablement : « Je suis moi aussi contre les euromissiles, seulement je constate que les pacifistes sont à l'Ouest et les euromissiles à l'Est. » D’après Wikipedia – je souligne.

[16] The Spy…, Introduction, p. VII.

[17] La chute du Mur de Berlin se produit, comme on sait, le 9 novembre 1989, 51e anniversaire de la Nuit de Cristal…

[18] Ibid., pp. VIII-IX.

[19] « Qu’est-ce qui m’a poussé à l’écrire ?… A cette distance, toute réponse risque d’être tendancieuse. Je sais que j’étais profondément insatisfait de ma vie professionnelle, que je souffrais de la plus grande des solitudes et de la plus grande des confusions. Peut-être que quelque chose de cette solitude et de cette amertume s’est retrouvé chez Leamas. Je voulais être aimé… » Ibid., p. IX – je souligne.

[20] « Vous êtes un opérationnel, Leamas… pas un analyste. C’est clair. » Ibid., p. 104.

[21] Voir, entre autres, ce dialogue imaginaire (National Review du 31 août 2004) – à propos de Lawrence Franklin, analyste de la CIA, accusé d’avoir transmis des informations confidentielles à deux lobbyistes pro-israéliens qui se seraient empressés de les transmettre à l’ambassade d’Israël à Washington – entre M. Ledeen et James Jesus Angleton (1917-1987), directeur du contre-espionnage de la CIA de 1960 à 1973 au parcours professionnel exemplaire (c’est lui qui a démasqué l’agent double « Kim » Philby, par exemple), connu pour son amour des chats, de la poésie et son obsession à propos d’une éventuelle pénétration de son service par une « taupe » russe :

« JJA : On sait [que cet analyste] est un professionnel du renseignement… Comme tous ceux qui manipulent des documents « classifiés », il connaît les règles : on ne peut pas transmettre ce type de document à des personnes « non autorisées ». Par conséquent, quand un professionnel décide tout de même de le faire, on peut être sûr qu’il va prendre toutes les précautions. Vous avez lu suffisamment de romans d’espionnage pour tout savoir sur les « boîtes à lettre aveugles » [endroits convenus et non compromettants pour déposer discrètement des documents], les écritures invisibles, les codes secrets, toute la panoplie.

ML : Ouais. John Le Carré.

JJA : Pour l’amour du Ciel ! Ce tâcheron.

ML : Désolé. »

[Pour la petite histoire, Lawrence Franklin, ancien colonel de réserve de l’U.S. Air Force, a plaidé « coupable » d’avoir transmis à l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC), le plus important lobby pro-israélien [des Etats-Unis] des informations [confidentielles] à propos de la politique américaine vis-à-vis de l’Iran, alors qu’il travaillait pour le département de la Défense. Deux anciens employés de l’AIPAC, Steven J. Rosen and Keith Weissman, étaient eux aussi poursuivis (les charges ont fini par être abandonnées) pour complicité d’espionnage en ayant transmis des informations classifiées concernant la défense nationale à un diplomate israélien, M. Naor Gilon, spécialiste de l’Iran et de son programme nucléaire, en poste à Washington. Le 20 janvier 2006, le juge T.S. Ellis, III (du Eastern District of Virginia, où est situé le siège de la CIA) a condamné L. Franklin à 151 mois de prison et à payer une amende de 10 000$, peine réduite plus tard à une période probatoire de 10 mois avec assignation à résidence… En fin de compte, Franklin a été accusé de transmission non autorisée d’information classifiée et non pas d’espionnage… D’après Wikipedia.] [rajouté en juin 2011]

[22] On lui doit notamment Universal fascism; the Theory and Practice of the Fascist International, 1928-1936, (New York, H. Fertig, 1972) et Machiavelli on Modern leadership : Why Machiavelli's Iron Rules Are As Timely And Important Today As Five Centuries Ago (New York : St. Martin's Press, 2002).

[23] « Travailler un concept, c’est en faire varier l’extension et la compréhension, la généraliser par l’incorporation des traits d’exception, l’exporter hors de sa région d’origine, le prendre comme modèle ou inversement lui chercher un modèle, bref lui conférer progressivement, par des transformations réglées, la fonction d’une forme », Georges Canguilhem, citation figurant en tête des Cahiers pour l’Analyse, publiés à Paris, de 1966 à 1969, par le Cercle d’épistémologie de l’Ecole normale supérieure aux éditions du Graphe…

[24] Ecrivant cela, je n’ai pas seulement en tête le fait, incontestable, triste et proprement scandaleux, que nombre de beaux esprits théoricistes se sont lourdement trompés au cours du XXe siècle, sur le stalinisme, le nazisme, le tiers-mondisme, le maoïsme, le nationalisme « palestinien », l’ultra-gauche allemande italienne et allemande, les Khmers rouges ou la « révolution » iranienne ; que nombre de moins beaux esprits, pareillement inclinés, persistent diaboliquement dans l’erreur…

[25] Encore qu’à cheminer la tête perdue dans les sphères éternelles on risque de ne pas voir le trou devant soi, y tomber et provoquer le rire de la servante, comme on sait.

[26] C’est le vif du désaccord entre Herder et Kant, comme le rappelle Olivier Dekens in Herder, Les Belles Lettres, coll. Figures du Savoir, Paris, 2003.

[27] « La masse a une conception grossière de l’inférence ; ses besoins logiques doivent être satisfaits par des arguments adaptés, rhétoriques, où l’explicite laisse le pas au maniement de l’ellipse ». [En note : « On peut également dire qu’appartient à la masse celui qui a une conception grossière de ce qu’est une inférence : définition non substantielle [entendre « non sociologique »] qui ouvre de bien intéressantes perspectives… »] Ali Benmakhlouf, Averroès (2000), Paris, les Belles-Lettres, coll. Figures du Savoir, 2e édition 2003, p. 112.

[28] Dans Les Clans de la lune Alphane (1964), Philip K. Dick semble objecter, qui a imaginé que les pensionnaires d’un hôpital psychiatrique installé par la Terre sur Alpha III M2 se sont révoltés et, débarrassés de leurs « superviseurs », se sont efficacement organisés en clans, avec les paranoïaques et les maniaques en haut de l’échelle, suivis par les obsessionnels-compulsifs, les schizophrènes et, en bout de hiérarchie, les dépressifs.

Mary Rittersdorf, brillante psychiatre menant l’expédition terrienne chargée de faire rentrer les choses dans l’ordre, après avoir visité une colonie de schizophrènes explique à son second, Dan Mageboom, qui appartient à la CIA :

« — Selon ma théorie, les différentes sous-catégories de désordre mental doivent être réparties ici en classes bien distinctes, un peu comme le système de castes de l'Inde ancienne. Ces gens ici, les hébéphrènes, doivent être l'équivalent des intouchables. Les maniaques doivent former la caste des guerriers sans peur ; l'une des plus élevées.

— Des samouraïs, dit Mageboom. Comme au Japon.

— Oui […] Les paranoïaques — en fait les schizophrènes à tendance paranoïaque — doivent constituer la classe dirigeante ; ils doivent avoir la charge de développer l'idéologie politique et les programmes sociaux... ils doivent avoir une vue générale du monde. Les simples schizophrènes... […] Ils correspondraient à la catégorie des poètes, bien que certains d'entre eux soient sans doute des visionnaires religieux… » P. K. Dick, Les Clans de la lune Alphane, Paris, J’ai lu, 1973, p. 96. – Seule réponse à l’objection : Philip K. Dick est répertorié comme auteur de Science-Fiction.

[29] « ‘Les moralistes, disait avec une haute clairvoyance Saint-Simon en 1807, se mettent en contradiction quand ils défendent à l’homme l’égoïsme et approuvent le patriotisme, car le patriotisme n’est pas autre chose que l’égoïsme national, et cet égoïsme fait commettre de nation à nation les mêmes injustices que l’égoïsme personnel entre les individus’. En réalité, avec Saint-Simon, tous les penseurs l’ont bien vu, la conservation des corps organisés tient à l’égoïsme… », Maurice Barrès, Sous l’œil des barbares, Paris, Plon-Nourrit, 1922, pp. 16-17 – je souligne.

[30] Voir ce qu’il dit de cette « idée », reprise de Heidegger et Gadamer et élaborée par lui dans sa présentation des mathématiques comme depuis-toujours-commandées-par-les-mêmes-noms-d’énigme, dans L’herméneutique formelle, Paris, Ed. du CNRS, 1991, chap. 1.

[31] Ibid., p. 3.

[32] D’un autre, présent ou pas : que l’on songe à La Boétie, mort si jeune et que Montaigne n’a pu vraiment fréquenter, et encore par intermittence, que cinq ans.

[33] Lyotard ne dit pas autre chose, mais bien mieux : « … Pourquoi l’Œdipe ? Pourquoi l’Archi-Etat dans un dispositif comme le capitalisme dont l’« effet de sens » correspondant, Deleuze et Guattari le répètent, est le cynisme ? Rien de moins cynique qu’Œdipe, rien de plus coupable. Pourquoi et comment cette circulation des flux réglés par la seule loi de la valeur d’échange aurait-elle besoin, en supplément, en prime de répression, de la figure de l’Œdipe, c’est-à-dire pour Deleuze et Guattari, de celle de l’Etat ?…

Allons plus loin : l’institution familiale elle-même, pourquoi le capitalisme devrait-il la préserver, contraindre la libido de l’enfant à se fixer sur elle ?… Qu’est-ce que la vie de famille d’un enfant d’aujourd’hui, père et mère travaillant ? Crèche, école, études, les juke-boxes, le cinéma : partout des enfants de leur âge, et des adultes qui ne sont pas leurs parents, qui disent et font d’autres choses. Les héros sont au cinéma et à la télévision, pas autour de la table familiale. Investissement plus direct que jamais des figures historiques. Les figures parentales, instituteurs, professeurs, curés, elles aussi subissent l’érosion des flux capitalistes. Non vraiment, à supposer que la psychanalyse soit bien l’œdipianisation, elle n’est pas le fait du capitalisme, elle va à contre-courant de la loi de la valeur. Un père salarié, c’est un père échangeable, un fils orphelin. Il faut soutenir Deleuze et Guattari contre eux-mêmes : le capitalisme est bien un orphelinat, un célibat, soumis à la règle de l’équivaloir. Ce qui le supporte n’est pas la figure du grand castrateur, c’est la figure de l’égalité : égalité au sens de la commutativité des hommes sur une place et des places quant à un homme, des hommes et des femmes, des objets, des lieux, des organes. » Jean-François Lyotard, « Capitalisme énergumène » in Des dispositifs pulsionnels, UGE 10/18, Paris, 1973, pp. 37-39 – je souligne.

[34] Cf. Jacques Lacan, Le Temps logique et l’assertion anticipée, op. cit., pp. 197-201. Richard Pinhas a, au milieu des années 1970, attiré mon attention sur ce thème en consacrant de beaux développements à la scanssion – notamment au hiatus qui sépare le temps de comprendre du temps d’agir –, dans le cadre du séminaire de l’EFP animé par Lucien Israël, zl, au début des années 1970, à Strasbourg et à Paris. Qu’il en soit ici remercié.


Mauvaises fréquentations © Copyright 2005-2011 Richard Zrehen

vendredi 10 juin 2011

Mauvaises fréquentations [2]



II. – Leamas, Gold, Fiedler


Ostensiblement marqué par son échec, trop âgé pour le « terrain », trop vieux jeu (« du sang, des tripes, le cricket, le certificat d’études et… il parle français ! »[1]), Leamas se retrouve donc, avec un contrat bientôt arrivé à terme et une retraite très maigre, au « Circus »[2], siège des Services de Renseignement britanniques, dans la section « Banque », placard doré pour agents en fin de course.

Sur la scène ainsi ouverte à l’insu de (presque) tous, Leamas va entamer une involution remarquable (« sa volonté semblait s’être soudainement évanouie »[3]), parcourant à bonne allure la sorte de chemin par lequel Granville fait lentement descendre Apollon vers la grenouille[4] :


« Leamas commença à se décomposer [went to seed = à se ramollir].

On considère généralement qu’une décomposition est un processus lent, mais, dans le cas de Leamas, les choses se passèrent autrement. Sous les yeux de ses collègues, il se métamorphosa de personnage honorablement connu en une ruine alcoolique pleine de ressentiment, et cela en l’espace de quelques mois. »[5]


Une fois amorcé, ce devenir mou, cette dé-synthétisation artisanale suit un cours bien soutenu pour une réactivité triste. Leamas, en contact discret avec le seul Control, Smiley étant censé désapprouver le principe de l’opération [6], commence par malmener les règles : il rogne sur les horaires de travail, emprunte de petites sommes qu’il ne rembourse pas, se néglige, se mêle au petit personnel, ne cache plus qu’il boit, exhale sa rancœur à l’égard de son employeur ingrat et ne manque jamais l’occasion de dénigrer les Américains et leurs différents Services de Renseignement. Il fait le vide autour de lui.

Puis le mouvement s’accélère : il disparaît du Service et, sa pension retenue à la source – il aurait tripatouillé les comptes spéciaux dont il avait la charge –, se retrouve au chômage. Une semaine chez un fabricant de colle, une semaine à vendre des encyclopédies, et le voici employé par la très improbable Bibliothèque des Recherches Psychiques de Bayswater, dirigée par une vieille fille acariâtre et un peu mythomane. Là, il fait la connaissance d’une jeune femme :


« – Je m’appelle Liz Gold…

Elle était grande et un peu gauche, avec un buste allongé et de longues jambes. Elle portait des ballerines pour réduire sa taille. Bien proportionnée mais pas franchement belle, un visage aux traits bien dessinés mais un peu lourds. Elle doit avoir dans les vingt-deux vingt trois ans, se dit Leamas, et être juive. »[7]


Cette rencontre va perturber le processus d’involution. Au bout de trois semaines, la jeune femme invite Leamas à dîner et, tout en pressentant qu’il abrite un secret – « elle avait toujours su qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas du tout chez Leamas »[8] –, persiste et renouvelle ses invitations jusqu’au moment où, suffisamment enhardie, elle essaie de le faire parler :


« Et puis un soir, elle lui demanda :

– Alec, en quoi croyez-vous ? Ne riez pas. Dites-moi…

– … Je crois que l’autobus de onze heures va me ramener à Hammersmith[9]. Je ne crois pas que le Père Noël soit le conducteur...

– Mais en quoi est-ce que vous croyez ?… Vous devez bien croire en quelque chose… Dieu, par exemple… Je le sais, Alec ! Vous avez un drôle de regard parfois, comme si vous aviez quelque chose de spécial à faire, comme un prêtre. Ne riez pas, Alec, c’est vrai…

– Désolé, Liz, vous vous trompez…

Elle sentait qu’il allait se mettre en colère mais elle ne pouvait plus se retenir :

– … Il y a un poison qui vous ronge la cervelle, de la haine. Vous êtes un fanatique, Alec, je le sais, mais je ne sais pas de quoi… un fanatique qui ne veut convertir personne, et ça c’est dangereux. Vous avez l’air d’un homme qui aurait… juré de se venger ou quelque chose comme ça.

Quand il se décida à parler, son ton menaçant l’effraya.

– Si j’étais vous, dit-il rudement, je m’occuperais de mes oignons. »[10]


Premier accroc – et de taille – dans la « couverture » si consciencieusement tissée. L’intuition d’une femme désespérément amoureuse a perçu, sous l’indifférence et la désimplication, une urgence : non pas celle d’un prêtre, comme elle le croit, mais celle d’un pécheur en mal de salut. Effacer cette impression va s’avérer impossible :


« Et tout d’un coup, il lui fit un large sourire, un peu canaille. Elle ne l’avait jamais vu sourire ainsi avant, et Liz comprit qu’il lui faisait du charme :

– Et Liz, en quoi est-ce qu’elle croit ?…

– On ne m’a pas aussi facilement… »[11]


Vouloir rattraper une gaffe, chacun en a l’expérience, est toujours aggraver les choses :


« Plus tard dans la soirée, Leamas remit la question sur le tapis en lui demandant si elle était croyante.

– Vous n’avez rien compris… rien du tout. Je ne crois pas en Dieu.

– En quoi, alors ?

– L’Histoire…

Ah ! non, Liz… pas ça. Vous n’êtes pas une foutue communiste ?

Elle fit un geste affirmatif, rougissant comme une petite fille devant son éclat de rire, furieuse et soulagée de voir qu’il s’en moquait.

Cette nuit, elle l’invita à rester et ils devinrent amants. »[12]


On peut sourire de cette étrange symétrie – à chacun son papa, sa famille et son territoire – et ne pas s’étonner que ces naufragés finissent par aller si bien ensemble : à l’époque de la parution du livre, on a fait grand cas du contraste entre James Bond, le héros de Ian Fleming[13] tel que transfiguré par le cinéma, menant grande vie et couvert de femmes exceptionnellement belles, et les espions gris et besogneux de J. Le Carré ; et on y a vu une preuve d’authenticité. Mais, au-delà du sentiment qu’inspire la conjonction pathétique de ces deux solitudes surdéterminées, on doit se reposer la question de la compatibilité entre mauvaise conscience et performance, de la possible affinité entre Œdipe et les appareils de pouvoir.

Une longue pratique des séries policières formatées pour la télévision nous a tous appris qu’un enquêteur se voit régulièrement retirer une affaire s’il a en elle un intérêt autre que professionnel. Leamas ne peut pas être un bon instrument dans la machination en cours puisqu’il y va pour lui de son salut, comme une femme intéressée à son sort le lui a représenté maladroitement. Il a pourtant été choisi ; plus, il lui a été proposé de jouer cela même qui ne pouvait manquer de l’habiter : le découragement, la perte de propos, la dépression. Au moment où il vient de se disqualifier pour sa mission, il est difficile de penser que les maîtres de la machine n’ont pas considéré cette éventualité comme fort probable, qu’elle ne les a pourtant pas rebutés ; que le ratage, par conséquent, est ce qu’ils recherchent.

Une semaine après ce gros « lapsus », Leamas ne se présente pas à son travail. Au bout de deux jours, n’y tenant plus, Elizabeth Gold se rend à son appartement, se fait ouvrir la porte à coups de marteau par l’épicier du coin et découvre un Leamas grelottant de fièvre dans le froid et l’obscurité – la facture d’électricité n’a pas été payée. Elle va le soigner, le dorloter et faire le ménage pendant six jours.


« Le vendredi soir, le trouvant habillé mais pas rasé, elle se demanda pourquoi... Sans vraie raison, elle se sentit inquiète. De petites choses manquaient dans la pièce… Elle voulut en demander la raison mais n’osa pas. Elle avait apporté des œufs et du jambon et les fit cuire pour leur dîner pendant que Leamas, allongé sur le lit, fumait cigarette sur cigarette. Quand le repas fut prêt, il alla chercher à la cuisine une bouteille de vin rouge…

- Alec… Alec… Qu’est-ce qui passe ? C’est fini ?

Il se leva de table, lui prit les mains et l’embrassa comme il ne l’avait jamais fait et lui parla doucement pendant longtemps…

- Adieu, Liz… Adieu… Ne me suis pas. »[14]


Au lendemain de cette scène si classique et si incongrue, Leamas se rend chez l’épicier, fait quelques emplettes qu’il prétend payer plus tard et, tout en retenant le sac à provisions auquel l’épicier – qui refuse toute idée de crédit – s’accroche, frappe de deux coups fulgurants le commerçant qui s’affale, une pommette fracturée et la mâchoire décrochée.

Trois mois après, Leamas sort de prison – où il ne s’est pas fait d’ami. Dans les deux heures, il est abordé par William Ashe, prétendu journaliste qui l’aurait connu à Berlin, manifeste mauvaise humeur et réticence, finit par se laisser convaincre d’accepter d’abord de l’argent puis de rencontrer Sam Kiever, supposé diriger une agence de presse. Peu après, Kiever propose à Leamas de travailler pour son agence :


« Je m’intéresse à vous. J’ai une proposition à vous faire. Dans le journalisme… En fait, c’est si bien payé qu’un homme ayant votre expérience… de la scène internationale, un homme avec vos antécédents, vous comprenez, capable de fournir des renseignements précis et probants, pourrait très rapidement se libérer de tout souci financier »[15].


Après quelques coquetteries, Leamas accepte de suivre Kiever en Hollande, où l’affaire – renseignements contre paiement – est censée se traiter avec celui que Leamas sait n’être qu’un représentant du « client », chargé du débroussaillage préalable :


« Ashe, Kiever, Peters : il y avait là une progression en qualité, en autorité qui, pour Leamas, reflétait la hiérarchie d’un service de renseignement ; qui devait également refléter une progression idéologique : Ashe, le mercenaire, Kiever le compagnon de route, et enfin Peters, pour qui les fins ne se distinguent pas des moyens. »[16]


Après les simagrées au « Circus », les petits boulots, les amours pathétiques et la prison, loin de l’Angleterre, Leamas se découvre reterritorialisé :


« Leamas se mit à parler de Berlin. Peters l’interrompait rarement, ne posait de question ou ne faisait de commentaire que rarement mais, quand il le faisait, il faisait montre de curiosité et de compétence techniques, ce qui s’accordait parfaitement avec le tempérament de Leamas. Leamas semblait même faire écho au professionnalisme détaché de son interrogateur ; ils avaient cela en commun. »[17]


On peut redire la chose autrement : un entretien en « face à face », un sujet racontant, au cours d’entretiens n’ayant d’autre raison d’être, son histoire mensongère et parcellaire à un destinataire « professionnel » qui n’est pas sans le savoir[18] et qui n’intervient que rarement, un référentiel et un espace supposés communs… Re-voici Œdipe, saisi en flagrant délit de « tranche » ce retour provisoire (?) en analyse de celui qui est passé du côté de l’« écoute » – et de transfert mais : Leamas ment, par nécessité mais aussi par calcul, Peters ne cherche pas à l’« ouvrir à la vérité de sa parole et à le guérir de surcroît », et c’est Leamas qui doit, en principe, être payé au terme (?) des séances avant de prendre une retraite définitive. Figure de la perversion.

Impossible pour autant de s’abandonner longtemps aux délices empoisonnées de l’amour de transfert : le réel mis entre parenthèses ne s’en laisse pas facilement compter. Au troisième jour de son séjour en Hollande, Leamas voit arriver Peters – qui ne s’était pas montré pendant trente-six heures :


« J’ai de mauvaises nouvelles… On vous recherche en Angleterre. J’ai appris ça ce matin. Ils surveillent les ports.

Pour quel motif ?

Officiellement, pour ne pas vous être présenté à un commissariat de police dans les délais fixés après votre élargissement.

Et en fait ?

Le bruit court que vous auriez porté atteinte à la sécurité de l’Etat…

Leamas semblait figé sur place.

Control était derrière ça. Control avait déclenché la corrida. Il n’y avait pas d’autre explication. Ashe et Kiever avaient pu se faire épingler, avaient même pu parler, il n’en restait pas moins que Control seul était responsable du charivari… Ca ne faisait pas partie de l’accord… »[19].


Leamas commence à comprendre qu’on ne lui a pas dévoilé toutes les dimensions de la machination et qu’il y joue certainement un rôle différent de celui qui lui avait été offert. Il est perplexe, autre façon de dire qu’il est coincé dans un double bind :


« Comment diable était-il censé réagir ? En se défilant, en refusant de suivre Peters, il ruinait l’opération… Mais s’il poursuivait, s’il acceptait de passer à l’Est, d’aller en Pologne, en Tchécoslovaquie ou Dieu sait où, il n’y avait aucune raison pour qu’ils le laissent repartir. Et pourquoi souhaiterait-il, lui, repartir puisqu’il était officiellement recherché à l’Ouest ? »[20]


Prendre l’initiative de mettre un terme à l’opération serait renoncer au fantasme, ce qui ne saurait aller sans douleur. Sans vraiment balancer, et après avoir étrangement exonéré Control d’une grande partie de sa vilenie en s’attribuant une bonne part de la faute[21], Leamas accepte finalement de suivre Peters dans un pays situé au-delà du rideau de fer, parce que l’interrogatoire n’est pas terminé :


« Où allons-nous ?

Nous y sommes. République Démocratique Allemande…

Je croyais que nous allions plus loin à l’Est.

Ca viendra… Nous nous sommes dit que les Allemands devraient discuter avec vous. Après tout, l’essentiel de votre travail a concerné l’Allemagne…

Qui verrai-je du côté allemand ?…

Qui vous attendez-vous à rencontrer ?

Fiedler, répondit vivement Leamas, chef adjoint de la sécurité. L’homme de Mundt. Chargé des interrogatoires importants. Un vrai salaud…

Fiedler, c’est sur lui qu’il faut miser, avait expliqué Control, pendant qu’ils dînaient avec Guillam... Fiedler est l’acolyte[22] qui, un jour, poignardera le grand prêtre dans le dos. C’est le seul rival de Mundt qui soit à la hauteur et, de plus, il le hait. Fiedler est juif, bien sûr, et Mundt plutôt de l’autre bord. Un mélange détonnant. Notre travail, dit-il en désignant Guillam et lui-même, a consisté à fournir à Fiedler l’arme pour abattre Mundt. Le vôtre, mon cher Leamas, sera de l’encourager à s’en servir. Indirectement, bien sûr, parce que vous ne le rencontrerez pas... »[23]


Incidente


Après Elizabeth Gold, Fiedler [racleur de violon, mauvais musicien[24]] : les « Juifs » de Le Carré semblent bizarrement avoir en commun avec ceux de Daniel Schmid dans L’Ombre des anges (film de 1975, d’après « Les Ordures, la Ville et la mort », pièce de Rainer Werner Fassbinder, avec Ingrid Caven, R. W. Fassbinder et Klaus Löwitsch) ou ceux d’Andzrej Wajda dans La terre de la grande promesse (film de 1975 ayant obtenu le Grand prix du Festival du Film de Moscou cette année-là, d’après un roman de Wladyslaw Reymont (La terre promise, 1899), avec Daniel Olbrychski, Wojciech Pszoniak, Andrzej Seweryn et Anna Nehrebecka), d’être assez près de leur caricature. Mais laquelle ?

Nous sommes en 1963 : Israël n’a pas encore conquis l’ensemble de Jérusalem ni ces territoires au statut juridique assez flou, annexés par l’Egypte et la Jordanie au lendemain de la guerre d’indépendance de 1948, qu’aucune entité ethnico-culturelle n’avait jamais pensé jusque-là à réclamer pour y exprimer son « être » politique ; le général De Gaulle n’a pas encore fulminé contre le « peuple d’élite, sûr de lui-même et dominateur » (conférence de presse du 27 novembre 1967), perdant Raymond Aron en chemin[25], et donné le branle à sa grande « politique arabe » ; Ulrike Meinhof, fille de pasteur et révolutionnaire marxiste, n’a pas encore expliqué en quoi l’intuition anti-capitaliste des nazis à propos des Juifs était juste (« Six millions de Juifs furent tués et jetés au fumier de l'Europe parce qu'ils étaient des Juifs d'argent… (Geldjuden) » Frankfurter Allgemeine Zeitung, 15 décembre 1972)[26] ; l’Assemblée Générale des Nations Unies n’a pas encore adopté sa Résolution 3 379 (10 novembre 1975) stipulant que « le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale » ; enfin, la Rote Armee Fraktion (aka « la bande Baader-Meinhof ») n’a pas encore séparé les passagers juifs de l’avion d’Air France assurant la liaison Tel-Aviv/Paris, détourné le 27 juin 1976 vers l’Ouganda d’Idi Amin Dada par ses soins (et ceux du F.P.L.P.) et conduit au bout d’une piste à Entebbé, des « autres » passagers.

J. Le Carré est, à cette époque [son évolution ultérieure, telle qu’elle s’exprime dans La petite fille au tambour (1983) et, plus directement, dans « The United States of America has gone mad »[27] n’est pas sans intérêt] un libéral, dans la vieille acception anglo-américaine du terme : décemment de gauche, anti-totalitaire et submergé par l’immensité de la dette « morale » contractée par l’Europe vis-à-vis de « ses » Juifs.

Par conséquent, chez lui pas d’identification esthétique-marxiste du Juif comme substance-âpre-en-souffrance-maladive-de-territoire à la Meinhof-Schmid[28], pas d’identification rustique du Juif comme substance-avide-indifférente-à-la-Terre [comme disait déjà Hegel] à la Reymont-Wajda (l’aristocrate polonais, l’allemand et le Juif libidineux, cosmopolite et âpre au gain, tous trois arrivistes sans retenue, s’unissant pour exploiter l’« homme du peuple », sans parler de la Juive lubrique face à la jeune fille « innocente », victime désignée des prédateurs), bien au contraire, une identification du Juif à la souffrance : les « Juifs » de Le Carré sont des figures positives c’est-à-dire des victimes, enfants des Prophètes, pas de Moïse, n’observant pas la Loi, sa peu spectaculaire et exigeante minutie, mais haïssant l’idée de l’injustice certitude d’être meurtris ; leur messianisme est à la fois impatient et désenchanté ; ce sont des bolcheviques de cœur[29], des gens de foi, destinalement voués au sacrifice, à la trahison et au malheur, autant dire des figures christiques.

On remarquera, pour clore cette incidente, que la souffrance est supposée être, en soi, rachat, mais que l’on ne peut être racheté de l’âpreté et qu’on ne le peut pas plus de l’avidité – consubstantielles[30]...


Reprenons.


« Il est bon ?

Peters haussa les épaules : ‘pas mauvais, pour un juif’…

Leamas, entendant du bruit à l’autre bout de la pièce, se retourna et vit Fiedler se tenant dans l’encadrement de la porte. »[31]


L’entrée en jeu de Fiedler, pour son propre compte et non pas pour celui de l’URSS comme cela avait été sous-entendu, moment attendu de la diégèse, marque une deuxième rupture pour Leamas : c’est une scansion. La réaction violemment hostile qu’elle provoque chez lui, au-delà du jeu prescrit par les recommandations qu’il a reçues[32], laisse supposer qu’il a perçu que le travail de vérité, de perlaboration si l’on veut, a déjà commencé. A preuve, la haute teneur de son éclat en agressivité rentrée à l’égard de Control, mais aussi de lui-même, et le registre non indifférent dans lequel s’expose cette agressivité apparemment destinée à Fiedler, le sexuel :


« J’aurais dû m’en douter… deviner que vous n’auriez jamais les tripes pour faire votre sale boulot tout seul… Typique de votre moitié de pays pourri et de votre misérable petit Service : vous allez chercher le gros oncle pour maquereauter à votre place. Vous n’êtes même pas un pays, même pas un gouvernement, vous êtes une dictature de cinquième ordre de politiciens névrosés… Je vous connais, espèce de sadique… Vous étiez au Canada pendant la guerre, n’est-ce pas ? C’est le putain de bon endroit où il fallait être, n’est-ce pas ? Je parie que vous planquiez votre tête de lard dans les jupons de maman chaque fois qu’un avion passait ? Qu’est-ce que vous êtes, maintenant ? Le petit acolyte rampant de Mundt, avec vingt-deux divisions russes montant la garde devant la maison de votre mère… »[33]


Comment Fiedler pourrait-il en entendre quelque chose ?


« – Dites-vous que vous êtes chez le dentiste. Plus vite ce sera fait, plus vite vous pourrez rentrer chez vous.

– Vous savez parfaitement que je ne peux pas rentrer chez moi… »[34]


Aucune surdité, pourtant, ne saurait empêcher le contre-transfert de s’enclencher, parce que Fiedler aussi est là pour ça, et qu’il n’est pas sans le savoir. Le lendemain, par une remarque d’apparence technique, il annonce qu’ils sont tous deux bons pour une vraie « tranche » :


« – Vous nous posez un grave problème…

– Je vous ai dit tout ce que je savais.

– Oh non ! et, souriant : Oh non ! Vous ne nous avez dit que ce que vous étiez conscient de savoir… »[35]


Et de questions en remarques entrecoupées de considérations « philosophiques »[36] sur les croyances et imaginaires respectifs soutenant le projet de l’un et l’autre empire, de suggestions en hypothèses sur ce qu’impliquent les informations lacunaires délivrées par Leamas selon le scénario tortueux mis au point avec G. Smiley et P. Guillam sur l’opération « Rolling Stone », opération qui aurait été dirigée par Control en personne et aurait amené plusieurs fois Leamas à verser d’importantes sommes d’argent sur divers comptes tenus par des banques situées au nord de l’Europe, certainement destinées à un agent qui ne pouvait être un allemand de l’est, assurait-il, parce qu’il l’aurait nécessairement su[37], on découvre sans grande surprise, qu’au bout d’une semaine passée à se promener dans les collines le jour, à mal manger, boire et parler devant le feu, Fiedler commence, par-delà l’intérêt « professionnel », à éprouver de la sympathie pour Leamas – « Vous commencez à me plaire »[38] –, à manifester même de la sollicitude :


« – Pourquoi n’avez-vous pas appelé de la maison ?

Nous devons être prudents… Vous aussi, vous devez être prudent.

Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ?

L’argent que vous avez versé à la banque de Copenhague…

Fiedler ne semblait pas vouloir en dire plus long…

Quoi qu’il arrive… ne vous inquiétez pas… Tout s’arrangera, vous comprenez… Il faudra être sur vos gardes pendant quelque temps…

Ne vous faites pas trop de souci pour ma peau, Fiedler… »[39]


On découvre aussi que Fiedler ne veut rien apprendre de Leamas mais obtenir confirmation d’un soupçon qui le ronge depuis longtemps :


« J’y ai pensé jour et nuit. Depuis que Viereck a été descendu, je cherche la raison. Au début, ça m’a paru fantastique. Je me disais que j’étais jaloux, que le travail me montait à la tête, que je voyais des traîtres derrière tous les arbres. On finit par devenir comme ça dans notre univers. Mais ça me hantait : il fallait que je tire ça au clair. Il s’était déjà passé des choses bizarres. Il avait peur : peur que nous en prenions un qui parlerait trop. »[40]


Et Leamas qui, peu auparavant se félicitait de voir à quel point le plan de Control marchait bien[41], est maintenant envahi par la peur pour les mêmes raisons :


« Qu’est-ce que vous racontez ? Vous délirez, dit Leamas. Il y avait de l’effroi dans sa voix.

Tout se tenait, vous comprenez. Mundt était sorti d’Angleterre tellement facilement – vous me l’avez dit vous-même. Et que vous a dit Guillam : qu’ils ne voulaient pas le prendre. Pourquoi ? Je vais vous le dire : c’était leur homme, ils l’avaient retourné. Ils l’avaient pris, c’est évident, et c’était le prix de sa liberté. Ca et tout l’argent qu’ils lui versaient.

Je vous dis que vous délirez… Si Mundt a jamais l’idée que vous inventez des choses pareilles, il vous tuera…

C’est là que vous vous trompez. Vous m’avez fourni la raison, vous, Leamas. C’est pourquoi nous avons besoin l’un de l’autre… La banque de Copenhague a répondu à votre lettre… L’argent a été retiré une semaine après votre passage. La date du retrait coïncide avec un voyage de deux jours au Danemark fait par Mundt en février… »[42]


On doit donc en conclure que le plan a bien fonctionné. En traitant le donné, mieux le connu, comme un matériau, en creusant de petits trous une continuité apparemment sans faille, en fournissant obligeamment de quoi les combler, les maîtres manipulateurs anglais auraient réussi à changer le terme de l’enchaînement et produit du faux là où il y avait du vrai grâce à la conjonction de deux figures œdipiennes, proches par leur révérence à l’égard de l’Idéal et leur malaise corrélatif face à l’argent – très « chrétiens pauvres » à la Molière. Ou encore, en incitant Fiedler à se déplacer pour regarder l’ensemble de la scène d’un autre endroit, les maîtres manipulateurs anglais l’auraient amené à découvrir comme appartenant au paysage précédemment masqué les motifs propres à capter un désir intense et à lui offrir de quoi s’accomplir dont ils l’auraient peuplé.

Peu de temps après, les deux hommes sont arrêtés sur l’ordre de Mundt.



A suivre…


Notes :

[1] The spy…, p. 19. – Le paragraphe est omis par la traduction française.

[2] Circus : le Cirque, mais aussi abréviation de Cambridge Circus (rond-point), adresse supposée des Services de Renseignement britanniques.

[3] The spy…, p. 19 – Le paragraphe est omis par la traduction française. Mon amie Amy Ziering-Kofman, grande derridienne américaine à l’oreille fine, me confirme que « Leamas » a, en anglais, une prononciation très proche de « limace ».

[4] Jurgis Baltrusaitis, Aberrations, Légendes des formes, Paris, Perrin, 1957, p. 46. En sept dessins, le dessinateur J.-J. Granville, pseudonyme de Jean-Ignace Gérard (1803-1847), montre comment, en ouvrant l’angle formé par une verticale et la droite qui relie l’œil à la bouche, on passe de façon « réaliste » du visage d’Apollon à « celui » d’une grenouille.

Il répond ainsi à la fantaisie de Lavater (1741-1801) qui, mêlant l’évolutionnisme de Camper (1722-1789), fameux pour sa théorie de l’angle facial (« L’homme rejoint la bête avec l’inclination progressive de la droite tirée du front jusqu’à la lèvre supérieure »), à sa propre physiognomonie [science des caractères déduits des traits du visage], figure en 24 planches, le passage de la grenouille, le plus stupide des animaux, à Apollon, modèle de beauté grecque. Cf. J. Baltrusaitis, Aberrations…, pp. 32-33, 38. Vieille idée de l’animal dans l’homme comme essence ou comme terme de son destin : folie de la raison, rabattement de la métaphore sur elle-même pour produire du visible. – Granville est mort à l'asile d'aliénés de Vanves, en 1847.

[5] L’Espion…, p. 27 – traduction modifiée.

[6] « Cette affaire ne lui plaît pas, répondit négligemment Control. Il la trouve répugnante. Il en voit la nécessité mais ne veut pas en être. » Ibid., p. 56 – traduction modifiée.

[7] Ibid., pp. 33-34 – traduction modifiée Une remarque : avec ce nom de famille-là, Elizabeth Gold ne peut être que juive, a-t-on envie de dire. On revient plus loin sur les « Juifs » de Le Carré.

[8] Ibid., p. 38 – traduction modifiée.

[9] Dans le Don Juan de Molière (acte III, scène 1), on peut lire l’échange suivant entre Sganarelle et Don Juan :

« Je veux savoir un peu vos pensées de fond. Est-il possible que vous ne croyiez point du tout au ciel ?

– Laissons cela.

– C’est-à-dire que non. Et à l’enfer ?

Eh.

Tout de même. Et au diable, s’il vous plaît ?

Oui, oui.

Aussi peu…

… Mais encore faut-il croire quelque chose dans ce monde. Qu’est-ce donc que vous croyez ?…

… Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et quatre et quatre sont huit. »

Dans la scène suivante, Don Juan est arrêté par un pauvre qui lui demande l’aumône :

« Je m’en vais te donner un louis d’or tout-à-l’heure, pourvu que tu veuilles jurer.

Ah ! monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?

… A moins de cela, tu ne l’auras pas…

… Non, monsieur, j’aime mieux mourir de faim.

Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité. »

L. Aimé-Martin, qui a préparé l’édition des Œuvres Complètes de Molière publiée par Lefèvre, à Paris, en 1874, précise : « Cette scène fut supprimée à la seconde représentation, dans la crainte qu’elle ne devînt un sujet de scandale pour les faibles ».

[10] L’Espion…, pp. 38-39 – traduction modifiée.

[11] Ibid., p. 39 – traduction modifiée.

[12] Idem.

[13] « … De manière générale, l'espion en littérature donne une image très trompeuse du travail d'un agent secret. Le prototype en est évidemment James Bond, l'agent 007, créé en 1958 par l'Anglais Ian Fleming, puis bientôt réabsorbé par les Américains, au cinéma. Ses aventures mettent en lumière certains aspects excitants de la profession, mais sans tenir compte le moins du monde des contraintes afférentes au réel métier du renseignement. L'espion en littérature est souvent un agent du « service action », fin prêt pour l'aventure, un noceur impénitent, qui arpente les salles des casinos de la Riviera, ou bien qui passe d'un avion à une voiture, avant de sauter dans un hors-bord. C'est une vraie caricature… Dans la réalité, le travail d'un agent de renseignement n'a rien à voir avec tout ça. » Pierre Marion [directeur de la DGSE de 1981 à 1982], « Pour Mitterrand, j'ai nettoyé la Piscine », Le Figaro Littéraire, 28 juillet 2005 (propos recueillis par Olivier Delcroix).

[14] L’Espion…, p. 45 – traduction modifiée.

[15] Ibid., p. 67 – traduction modifiée.

[16] Ibid., p. 81 – traduction modifiée.

[17] Idemtraduction modifiée.

[18] « [Leamas] était un homme en conflit avec lui-même, un homme qui n’avait eu qu’une vie, qu’une confession et qui avait trahi les deux. Peters avait déjà vu ça. Il l’avait vu même chez des hommes qui avaient radicalement changé d’idéologie qui, dans les heures intimes de la nuit avaient trouvé une nouvelle foi et, seuls, mus par la force de leurs convictions, avaient trahi leur vocation, leur famille et leurs pays… Ils en étaient tous deux conscients ; à tel point que Leamas avait refusé farouchement toute relation humaine avec Peters. Sa fierté le lui interdisait. Pour toutes ces raisons, Peters savait que Leamas lui mentirait, par omission peut-être, mais ne pourrait que mentir : par orgueil, par défiance ou même par perversité pure, inhérente à son métier. Et lui, Peters, aurait à pointer ces mensonges. Il savait aussi qu’avoir un professionnel en face de soi allait contre ses propres intérêts, parce que Leamas ferait le tri quand lui, Peters, ne voulait aucun tri. Leamas anticiperait le genre de renseignement que Peters recherchait et, ce faisant, pourrait laisser de côté un menu détail d’importance vitale pour les ‘évaluateurs’. » Ibid., pp. 79-80 – traduction modifiée.

[19] Ibid., pp. 99-100 – traduction modifiée.

[20] Ibid., p. 100 – traduction modifiée.

[21] « On dit que les condamnés à mort sont sujets à des moments d’exaltation soudains, et que pour eux, comme pour les papillons dévorés par les flammes, destruction et accomplissement sont simultanés. Sa décision prise, Leamas éprouva un sentiment semblable… Il perdait ses réflexes. Control avait raison. Il s’en était rendu compte l’année dernière, alors qu’il suivait l’affaire Riemeck… » The Spy…, p. 96 – paragraphe omis dans la traduction française.

[22] Peut-être faut-il rappeler aux mécréants que nous nous flattons généralement d’être, qu’un acolyte est un clerc chargé des offices subalternes et que l’acolytat est, dans l’Eglise catholique, le plus élevé des quatre ordres mineurs…

[23] L’Espion…, pp. 115-116 – traduction modifiée.

[24] Depuis la prise de Jérusalem par les Romains et la (deuxième) destruction du Temple, les Juifs observants n’accueillent pas d’instruments de musique dans leurs synagogues, pour marquer le deuil de leur souveraineté perdue. Seules exceptions : les instruments à cordes (d’abord la lyre puis la harpe, le violon, plus récemment), acceptés pendant les célébrations de mariages, ce qui expliquerait, selon certains, la prolifération du « juif violoniste » dans l’Europe centrale et de l’est au XXe siècle, de Chagall à David Oïstrakh, Leonid Kogan, Isaac Stern et Nathan Milstein en passant par Le violon sur le toit (d’après Tèvyé le laitier de Shalom Aleichem)…

[25] Cf. Raymond Aron, De Gaulle, Israël et les juifs, Plon, Paris, 1968.

[26] Au passage, on notera que sauver des actes odieux en y reconnaissant après-coup une motivation « noble », méconnue par ceux qui les ont commis, est une pratique vivace dont continuent de se réclamer sans complexe des « marxistes », frottés de « freudisme » pour faire bonne mesure. Par exemple, Slavoj Zizek, philosophe matérialiste dialectique et psychanalyste, directeur international du Centre for Advanced Studies in the Humanities de Birkbeck (Londres), crédite Eric Santner [professeur – juif ! – de Modern Germanic Studies à l’Université de Chicago] d’avoir élaboré une notion heuristiquement riche à partir des Thèses sur la Philosophie de l’Histoire de W. Benjamin, selon laquelle « une intervention révolutionnaire actuelle répète/rachète des tentatives ratées du passé. Ces tentatives valent comme ‘ symptômes ’ et peuvent être rétrospectivement rachetées par le ‘ miracle ’ de l’acte révolutionnaire. Elles ‘ ne sont pas tant des actions oubliées que des incapacités à agir passées, des incapacités à suspendre la force des liens sociaux inhibant les actes de solidarité avec les ’’autres’’ de la société ’.

Pour Santner, ces symptômes peuvent aussi prendre la forme de perturbations de la vie sociale ‘ normale ’ : par exemple, la participation dans les rituels obscènes de l’idéologie dominante. Selon cette façon de penser, Kristallnacht [La nuit de cristal, en 1938] – explosion de violence mi-organisée mi-spontanée contre des demeures, des synagogues, des boutiques et des particuliers – doit être considérée comme un carnaval au sens de Bakhtine [pour qui il s’agit d’un renversement symbolique et limité dans le temps des valeurs et hiérarchies par « le peuple »…], un symptôme dont la furie et la violence révèlent qu’il a été un essai de formation de défense, un masquage d’une incapacité antérieure à intervenir effectivement dans la crise sociale allemande. En d’autres termes, la violence même des pogromes était la preuve de la possibilité d’une authentique révolution prolétarienne, son énergie en excès marquant la réaction à la reconnaissance (inconsciente) de l’occasion manquée. » Slavoj Zizek, Lenin Shot at Finland Station, London Review of Books, vol. 27, n° 16, du 18 août 2005 – je souligne.

[27] J. Le Carré, « The United States of America has gone mad », article publié dans le Times, le 15 janvier 2003, pour protester contre le projet d’intervention des USA en Iraq, où l’on peut lire, entre autres : « La guerre imminente a été planifiée bien avant que Ben Laden eût frappé, mais c’est lui qui l’a rendue possible. Sans Ben Laden, la junte bushiste aurait encore à s’expliquer sur un tas d’affaires louches : sur la façon dont elle a été élue, pour commencer ; sur Enron ; sur son favoritisme éhonté en faveur des déjà-trop-riches ; sur son mépris sans borne pour les pauvres de la planète ; sur l’écologie et une foule de traités internationaux abrogés unilatéralement. Elle aurait aussi à expliquer pourquoi elle soutient Israël en dépit de son mépris permanent pour les résolutions de l’ONU.

Mais Ben Laden a opportunément envoyé tout ça sous le tapis d’un coup de balai. » je souligne.

[28] A l’occasion de la sortie du film à Paris en 1977, après un an d’interdiction, une polémique a éclaté entre Claude Lanzmann et Gilles Deleuze : pour le premier, vouloir mettre en scène une putain maigre, son père nazi non repenti, son souteneur yougoslave et son protecteur anonyme et futur assassin, « A. le juif riche », promoteur immobilier sans scrupule, ne pouvait relever que d’une intention haïssable ; G. Deleuze ne l’a pas vu sous cet angle ; il a trouvé du mérite au film et, après avoir signé avec une cinquantaine de personnalités [!], une pétition dénonçant notamment l’« irresponsabilité consistant à ne pas [en] analyser la structure », et l’a défendu dans le Monde du 18 février 1977 (« Le juif riche », repris dans Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003), estimant que le Schatten der Engel de Daniel Schmid n’était aucunement antisémite, ce qui l’a irrémédiablement brouillé avec C. Lanzmann – et quelques autres...

[29] « Fiedler avait passé toute la guerre au Canada. Leamas s’en souvenait maintenant… Ses parents étaient des réfugiés juifs allemands, marxistes, et c’est seulement en 1946 que la famille était rentrée au pays, désireuse de participer, quoi qu’il pût lui en coûter, à l’édification de l’Allemagne de Staline. » L’Espion…, p. 119 – traduction modifiée.

[30] Cf. Ma préface à Georges Clemenceau, Au pied du Sinaï (1898), Paris, Les Belles Lettres, coll. L’Arbre de Judée, 2000 [voir, dans cet espace, Portraits de Juifs fin de siècle 1, 2 et 3, mis en ligne les 21, 23 et 26 avril 2011].

[31] L’Espion…, p. 118 – traduction modifiée.

[32] « N’oubliez jamais de montrer que vous les détestez, avait dit Control. Ils attacheront d’autant plus de valeur à ce qu’ils tireront de vous. » Ibid., p. 120 – traduction modifiée.

[33] Ibid., p. 120 – traduction modifiée.

[34] Ibid., p. 121 – traduction modifiée.

[35] Ibid., p. 124 – traduction modifiée.

[36] « Quelle est votre philosophie ?

Je pense que vous êtes des salauds, tous autant que vous êtes…

C’est un point de vue que j’admets. Primaire, négatif et très stupide, mais c’est un point de vue. Et les gens du Cirque ?

Je n’en sais rien. Comment le saurais-je ?

Vous n’avez jamais discuté philosophie avec eux ?

Non. Nous ne sommes pas des allemands… Je suppose qu’ils n’aiment pas beaucoup le communisme. » Ibid., pp. 131-132 – traduction modifiée.

[37] « Je l’ai dit à Peters…Il est grotesque d’imaginer qu’une opération quelconque aurait pu être montée contre l’Allemagne de l’est à mon insu – à l’insu de l’organisation de Berlin. J’aurais forcément été au courant, hein !…

Bien sûr… Vous l’auriez été forcément… » Ibid., p. 129 – traduction modifiée.

[38] Ibid., p. 144 – traduction modifiée.

[39] Idem.

[40] Ibid., p. 147 – traduction modifiée.

[41] « Fiedler marchait comme un somnambule tout droit vers le piège que Control avait tendu pour lui. C’était étrange [uncanny = d’une inquiétante étrangeté] de voir les intérêts de Fiedler et de Control peu à peu converger pour finalement s’identifier : à croire que, d’un commun accord, ils avaient adopté le même plan et que Leamas avait été chargé de l’exécuter. » Ibid., pp. 137-138.

[42] Ibid., pp. 147-148 – traduction modifiée.


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