mardi 25 mai 2010

Galions espagnols et pirates juifs II...



D’autres sont allés encore plus loin, du côté Pacifique, et avec la distance la légende s’est amplifiée…

A Coquimbo, ville chilienne fondée, au XIXe siècle, sur un cap pour embarquer le cuivre extrait dans la région, on peut encore entendre, à condition de comprendre l'espagnol rocailleux et altéré des marins, et de ne pas craindre de boire avec eux (!), de fabuleux récits à propos de Guayacan, le petit port situé à quelques kilomètres au nord de la ville, découvert en 1578 par Sir Francis Drake (1540-1596), le fameux corsaire de sa majesté très britannique - surnommé Le Dragon par les Espagnols.

On dit ainsi, qu'un beau jour de 1600 – un peu avant, un peu après, on n'est pas vraiment sûr – deux superbes corvettes firent escale à Guayacan : l'une commandée par Ruhual Dayo, qu'on supposait être Flamand ou Normand, l'autre commandée par le capitaine Subatol Deul. L'escale se prolongea ; d'autres aventuriers des mers les rejoignirent, notamment Henry Drake, fils de Francis, qui voguait dans le sillage de son redouté père.


Ces hommes se jaugèrent, s'apprécièrent et décidèrent de faire alliance, ayant un ennemi commun, l’Espagne : la Fraternité du Drapeau Noir[1] était née, qui allait écumer méthodiquement le Pacifique Sud pendant de nombreuses années, à la poursuite des galions espagnols chargés de l'or du Nouveau Monde.

« On suppose que Subatol Deul et une partie de ceux qui rejoignirent sa Hermandad de la Bandera Negra, descendaient de Marranes. Ce fameux ‘criminel’ juif (Este famoso delincuente judío), a formé la dite bande aux environs de 1600 avec Henry Drake et un dénommé Ruhal Dayo, et choisi Guayacan comme quartier général »[2].

Mais ces hommes de peu de foi n'étaient pas entièrement sans loi ; ils auraient décidé de coucher les termes de leur alliance par écrit...

En 1926, un fermier chilien rêvant d'or et de richesses enfouies dans une grotte miraculeuse, aurait découvert, pour tout trésor, un sac contenant des rouleaux de parchemins couverts d'écritures bizarres, mêlant des caractères romains et hébreux.


Après déchiffrement par un moine de Coquimbo quelque peu érudit, on apprit que Subatol Deul, signant le document d'alliance, avait tenu à préciser qu'il était juif d'Espagne, fils de Sudel Deul, médecin espagnol, converti de force au christianisme mais resté fidèle à la loi de Moïse, ayant visité plusieurs pays dont il parlait la langue après son départ de l'ingrate mère Patrie, notamment l'Amérique. Sudel Deul aurait même, selon le témoignage de Sir Francis Drake, introduit la patate en Europe, mais le fragment est incomplet...

On crut comprendre, également, qu'un soir que sa corvette setrouvait près du rivage, au sud de Coquimbo, Subatol Deul aurait remarqué une lumière qui clignotait. Intrigué, l'endroit passant pour inhabité, le capitaine aurait fait mettre un canot à la mer et, accompagné de quelques hommes d'équipage armés jusques aux dents, aurait exploré les alentours.

A quelques dizaines de mètres du rivage, la petite troupe aurait découvert un chaudron fumant, dans lequel se serait trouvé un fond de métal en fusion : de l'or !

Au matin la petite troupe, qui avait monté la garde toute la nuit, aurait fini par découvrir l'entrée d'une grotte, dissimulée par des branchages et des roches. A l'intérieur, des indiens extrayaient le minerai sous la direction d'un unijambiste (!) parlant l'espagnol de Castille. Il fut tué, semble-t-il, en tentant de résister et Subatol Deul résolut d'annexer la mine fabuleuse, pour le compte de la Fraternité.

Au bout d'un certain temps, leur trésor ayant atteint des proportions considérables, les pirates – qui n'avaient pas pour autant renoncé à sillonner l'océan – auraient enterré quelques six mille livres d'or et autant, sinon plus, d'argent, pour les retrouver quand la situation se serait calmée, parce que l'Espagne, lassée de perdre ses vaisseaux, commençait à menacer.

En 1645, les événements se précipitent : la marine espagnole écrase la Fraternité, de nombreux « frères » sont tués – notamment Henry Drake – et Deul et Dayo échappent de peu à la capture. Là, si on doit en croire les extrapolations d'Israël Zapatero, les deux « frères » auraient trouvé refuge dans la tribu des indiens qui exploitaient la mine et auraient fini par épouser les filles du chef... Le chef mort, Subatol Deul aurait été élu cacique par les anciens de la tribu et, sous sa direction, les indiens auraient trouvé une autre mine d'or...

« La bande fut annihilée en mars 1645 par une escadre espagnole, mais Deul s’échappa avec ses trésors et se réfugia dans les environs de la Serena, dans une tribu indigène amie, où il a passé, dit-on, le reste de sa vie… »[3].

*


Il y a la légende[4], mais il y a des faits avérés, même les sceptiques les reconnaissent. Ainsi, recensant pour Ha’aretz le Jewish Pirates of the Caribbean de Kritzler[5], Danny Paller écrit-il :

« Ca et là, dans le livre, comme de petites pépites d’or pirate, on trouve d’authentiques détails de vie juive. Pendant ses raids de pirate, Palache ne manquait jamais de se faire accompagner par un chef-cuisinier pour lui préparer des repas cacher… »[6].

Il y a donc eu des pirates juifs s’fardim, qui, par réaction à l’agression espagnole, auraient délibérément transgressé la loi de Moïse, en ne reculant pas devant des moyens plus que contestables pour « articuler » leur réponse. Comme l’écrit Adam Kirsch :

« Les pirates juifs, comme les pirates non-juifs, étaient fondamentalement des assassins et des voleurs, et souvent des trafiquants d’esclaves, en outre »[7].

Des pirates juifs ! « Si on a un crochet à la place d’une main, sur quel bras met-on les tefillin ?... Combien de temps doit-on attendre, après qu’on a capturé un navire, avant de mettre une mezouza sur le chambranle de la porte de la cabine ? » demande, entre autres, Seth, ancien de Yeshiva University, qui a du mal à prendre l’affaire au sérieux[8].

Et pourtant…

Avec ce Syndrome de Stockholm inversé, où des persécutés se sont faits au moins aussi féroces que leurs persécuteurs – forme aiguë et paradoxale de l’assimilation –, on découvre une autre conséquence de l’Expulsion des Juifs d’Espagne, on mesure un peu mieux l’ampleur du traumatisme subi par ces Juifs « déboussolés », nomades d’un nouveau genre.


*

Tout cela nous apprend-il quelque chose sur nos pirates modernes, ceux qui sévissent au large de la Somalie, par exemple, au-delà des évidences ? Que ces pirates juifs avaient besoin d’un endroit où s’abriter, de l’absence d’un Etat ou au contraire du soutien plus ou moins officiel d’un Etat (devenant alors corsaires), direct ou indirect au travers d’associations avec d’autres pirates ou « corsaires » ; qu’on pouvait les réduire ou les abandonner une fois qu’ils avaient « servi » ? Qu’un amour déçu peut se transformer en hostilité ?

On répondra à la question de façon oblique.

Le 30 septembre 2008, 2e jour de Roch-Hachana 5769, l’humoriste (!) Andy Borowitz publie dans le Huffington Post – blog démocrate branché, bobo chic – un billet où l’on peut lire ceci :

« Les pirates somaliens qui ont surpris le monde en capturant un vaisseau ukrainien dans le Golfe d’Aden ont annoncé aujourd’hui qu’ils interrompraient brièvement leur terrorisme de haute mer par respect pour les fêtes juives.

‘A tous nos amis juifs, nous disons du fond du cœur Chana Tova’, a déclaré Sugulé, le porte-parole des pirates, juste avant que les pirates ne déploient un drapeau frappé de l’Etoile de David sur le navire capturé.

Sugulé a pris soin de préciser que les pirates interrompaient leur attaques et pillages pour Roch-Hachana par respect pour les pirates juifs, non pas parce qu’ils sont juifs eux-mêmes.

« Aucun de nous autres, les pirates somaliens, n’est Juif… A part Abe, le comptable, qui l’est à moitié… »[9].

Optique de Shtetl[10] ?



Le 26 avril 2009, on apprend que les employés d’une agence de sécurité israélienne ont ouvert le feu et a réussi a mettre en fuite les pirates somaliens qui tentaient d’arraisonner, dans l’Océan Indien (au nord des Seychelles), un navire de croisière italien, le Melody, ayant 1 500 passagers à bord. Le navire appartient à la MSC Cruises, dont l’un des navires, Achille Lauro, a fait l’actualité en 1985, quand des membres du FPLP l’ont pris d’assaut, blessé [à mort] un touriste juif américain infirme, Leon Klinghoffer, et l’ont jeté à la mer dans son fauteuil roulant[11].

« Le patron de MSC Cruises, M. Domenico Pellegrino, a déclaré que ‘‘[son entreprise] avait engagé des Israéliens parce qu’ils étaient particulièrement bien entraînés’’. Devenir agent de sécurité sur des bateaux de croisières est un métier très recherché par les Israéliens à la fin de leur service militaire obligatoire »[12].


Optique d’Etat ?

***


Notes :


[1] Il faut rappeler ici qu’après son accession-coup-d’Etat au trône de Castille en 1474, Isabelle la Catholique a créé la milice de la Santa Hermandad (Sainte Fraternité) dans ses Etats (Castille et León, d’abord, Aragon et Sicile, ensuite)…

[2] Federico Rivanera Carlés, Los marranos: ¿víctimas o victimarios de España?, Hispanismo.Org, http://hispanismo.org/historia-y-antropologia/3221-los-marranos-victimas-o-victimarios-de-espana.html

Federico Rivanera Carlés, qui semble être un catholique-nationaliste espagnol, parle des Juifs et des Marranes comme des « traîtres à l’Espagne et à la Chrétienté… », et il renvoie à Günther Bóhm, « Piratas judíos en Chile », revista Judaica, año XII, nros. 142-143, pp, 156-158, Buenos Ayres, abril-mayo de 1945. - Il précise que « cet article est reproduit par Bóhm dans Nuevos antecedentes para una historia de los judíos en Chile colonial, ed. Universitaria, Santiago, 1963, pp. 53-55.

[3] Federico Rivanera Carlés, op. cit., qui renvoie à l’ouvrage de Günther Bóhm, p. 157.

[4] Plus près de nous, certains prétendent qu’un fameux chasseur de navires espagnols (il n’a jamais attaqué un navire américain) et trafiquant d’esclaves (qu’il traitait bien, selon des témoignages concordants), Jean Lafitte, aurait été descendant de conversos : « Un autre pirate séfarade a joué, plus tard, un rôle important dans l’histoire américaine… Dans son Jews on the Frontier (Rachelle Simon, 1991), Rabbi I. Harold Sharfman rapporte l’histoire de Jean Lafitte, dont la mère et la grand-mère (des conversas) auraient fui l’Espagne pour la France après que le grand-père maternel eut été exécuté – parce qu’il ‘‘judaïsait’’ », Lilith Wagner, « Aaaargh, Jewish pirates », YnetNews, 10 mai 2006, http://www.ynetnews.com/articles/0,7340,L-3311329,00.html.

Surnommé Le Corsaire, Lafitte [qui se considérait lui-même comme un contrebandier] établira, avec son frère Pierre, un royaume autonome en Louisiane ((récemment vendue aux Américains par Napoléon), dans les marais de la Nouvelle-Orléans, et conduira plus de 1000 hommes pendant la guerre de 1812-1815 entre l’Angleterre et les Etats-Unis, au cours de laquelle il apportera un soutien décisif au général Andrew Jackson – qui serait un jour président des Etats-Unis. Chassé de la Nouvelle-Orléans par les Américains pour faits de contrebande, Lafitte ré-établira son royaume sur l’île de Galveston (au Texas), alors sous domination espagnole… Dans The Buccaneer, (film d’Anthony Quinn, scénario de Harold Land et C. Gardner Sullivan, avec notamment Yul Brinner, Claire Bloom, Charles Boyer et Charlton Heston) sorti en 1958, et qui traite du rôle de Lafitte dans la guerre de 1812-1815, aucune mention, observe Lilith Wagner, n’est faite de son ascendance juive ».

Justement, cette origine ne va pas de soi : Jean Lafitte (qu’il écrivait Laffite) serait né dans les années 1770 ou en France ou en Espagne ou à St Domingue. Et les dates : que la détestation de l’Espagne se nourrisse, au début du XIXe siècle, de la mémoire de l’Expulsion, paraît un peu surprenant. – On peut toujours objecter que le souvenir de la bataille de Kosovo Polje, qui opposa l’Empire ottoman à une coalition de princes chrétiens des Balkans a puissamment alimenté le nationalisme serbe dans les années 1990…

Il y a bien, sur une page d’une Bible qui aurait appartenu à Laffitte, une phrase de remerciement « à sa grand-mère, juive espagnole, témoin (?) de ce qui s’est passé au temps de l’Inquisition », mais le gros des détails concernant son animosité sort du « Journal de Jean Lafitte » (publié en 1958), qui serait « l’œuvre d’un faussaire, John Andrechyne Laflin… prétendant être l’arrière petit-fils du fameux pirate de la Nouvelle Orléans », Dale L. Walker, Legends and Lies: Great Mysteries of the American West, Powell’s Books, http://www.powells.com/biblio?show=TRADE%20PAPER:NEW:9780312868482:16.95&page=excerpt

Il est donc raisonnable de penser que c’est l’existence d’un complexe signifiant devenu plurivoque, « hostilité à l’égard de l’Espagne » (pour raison d’Expulsion/pour raisons géo-politiques) qui a permis de s’élever à ce qui semble bien être une construction : Laffite/Lafitte petit-fils de converso. A s’élever, à s’embellir et donner matière à revendications multiples de « descendants » du contrebandier portant beau et polyglotte… Cf. Pratie Place, http://pratie.blogspot.com/2006/10/jean-lafitte-pirate-sephardic-jew.html et http://pratie.blogspot.com/2005/06/jewish-pirate-update.html, Jean Lafitte the Jewish Pirate, http://jewishwebindex.com/soamerica.htm, ou encore le site Judaïsation (http://judaisation.wordpress.com/) qui publie la « version française du célèbre ouvrage de Maurice Pinay “Complot contre l’Eglise” paru à Rome en 1962 et distribué alors aux Pères conciliaires dans l’espoir des auteurs que cette somme d’informations prémunirait les Pères contre les tentatives de reniement annoncées de la Tradition et des enseignements de vingt siècles… » Texte dans lequel on peut lire ceci :

« Ce “Manifeste du Parti communiste“, réexposition modernisée et hégélianisée par Marx de la pensée du rabbin communiste Moïse Hess, fut financé par deux commanditaires juifs : un certain Clinton Roosevelt, américain, et un certain Jean Laffite, juif français né aux Antilles, petit-fils par sa mère d’un alchimiste juif espagnol mort dans les geôles de l’Inquisition, Laffite qui fut avec deux de ses frères négrier, flibustier dans le golfe du Mexique et receleur chef d’une base de flibustiers, avant de s’installer comme négociant à Saint Louis (Mi) et discret représentant aux USA de la Ligue des Justes (Illuminés de Bavière), participant au 1er Congrès constitutif de la Ligue des Communistes à Londres en juin 1847 et qui s’efforça d’y attirer Abraham Lincoln. (Cf. Jacques Bordiot : « Le Pouvoir occulte fourrier du Communisme », édit. de Chiré, 1976, pp. 127 seq. et Georges Blond « Histoire de la flibuste », Le Livre de poche) NDT. » http://judaisation.wordpress.com/2010/03/24/chapitre-ii-les-createurs-du-systeme-communiste/

Confusion supplémentaire : la gravure, très souvent reproduite, censée représenter le corsaire Lafitte/Laffite, serait en fait celle d’un homonyme, banquier de son état. Voir, par exemple, http://jeanlafitte.net/

[5] Voir Galions espagnols et pirates juifs I..., note n° 7. – Jewish Pirates of the Carribean va paraître chez Denoël début 2011, dans une traduction d’Alexandra Laignel-Lavastine.

[6] Danny Paller, « Yo ho ho and a bottle of schnaps », Ha’aretz, 6 janvier 2009, http://www.haaretz.com/news/yo-ho-ho-and-a-bottle-of-schnapps-1.267553

[7] Adam Kirsch, « Edward Kritzler’s history of Jewish pirates is uneven », Jewish Journal, 10 décembre 2008,

http://www.jewishjournal.com/books/article/edward_kritzlers_history_of_jewish_pirates_is_uneven_20081210/

[8] Seth, « Top Ten Halachic Questions for a Jewish Pirate », BangItOut, 19 septembre 2006, http://www.bangitout.com/articles/viewarticle.php?a=1504

[9] Andy Borowitz, « Somali Pirates Take Break for Jewish Holidays », The Huffington Post, 30 septembre 2008, http://www.huffingtonpost.com/andy-borowitz/somali-pirates-take-break_b_130533.html

[10] « Pendant la première guerre mondiale, un Juif perd son chemin le long de la frontière. Il est tout-à-coup arrêté par un garde-frontière… : ‘‘Halte, ou je tire !’’ Le Juif cligne des yeux aveuglé par la lumière de la lampe torche et dit : ‘‘Qu’est-ce qui vous prend ? Vous êtes fou ? Zest nit az do geyt a mentsh ? Vous ne voyez pas que c’est un homme ?’’

Hilarante en yiddish, cette blague fonctionne difficilement en anglais, qui peine à imaginer que quelqu’un soit à ce point dans les nuages qu'il ne conçoive pas qu’un homme puisse être tué juste pour avoir mis le pied du mauvais côté de la frontière… La blague risque de tomber à plat parce que nous savons maintenant ce qui est arrivé à ceux qui ont inventé ces blagues. Ils ont été massacrés par millions. Ce que nous appelons ‘‘Holocauste’’ [désignation très erronée comme on sait, en usage probablement non innocent dans la sphère anglophone, puisqu’un holocauste est volontaire…] a précisément visé les populations qui ont créé la geste du schlemiel. Nous apprenons de cet épisode… que blaguer – qui relâche momentanément la tension – n’offrait pas de défense contre de vrais belligérents. Le schlemiel qui nous a d’abord fait rire nous a aussi appris à relever notre garde », Ruth R. Wisse, « War is No Joke » (A West Point baccalaureate address), Weekly Standard, 22 mai 2010, http://www.weeklystandard.com/articles/war-no-joke?%24Version=0&%24Path=%2F&%24Domain=.weeklystandard.com%2C%20%24Version%3D0

[11] Avraham Zuroff, « Israeli Security Guards Thwarted Somalian Pirates from Takeover », Arutz Sheva, 26 avril 2009, http://www.israelnationalnews.com/News/News.aspx/131037

[12] Idem.



Illustrations :

Peter Schlemihl ? © copyright Alain Zimeray.

Oeuf de Christophe Colomb... © copyright Patrick Jelin.

Schlemihl Peter ? © copyright Alain Zimeray.

Sous-face © copyright Alain Bellaïche.

Nombres © copyright Patrick Jelin.





Galions espagnols et pirates juifs II... © copyright 2010 Richard Zrehen


dimanche 23 mai 2010

Galions espagnols et pirates juifs I...



Le 31 mars 1492, dans l’après-coup de la chute de Grenade, leur grande victoire contre les Maures qui met un terme à la Reconquista, les rois très catholiques[1] d’Espagne, Ferdinand II d'Aragon et Isabelle de Castille, signent le décret de l'Alhambra (resté en vigueur officiellement jusqu'en 1967) ordonnant aux Juifs de Castille et d'Aragon de choisir entre conversion au christianisme et exil.


Le 31 juillet 1492, date-butoir, les Juifs quittent le pays par centaines de milliers, quelques dizaines de milliers sont persécutés et mis à mort par l’Inquisition, quelques dizaines de milliers choisissent le baptême – ce qui ne suffira pas toujours à assurer leur salut…

*

Que dire de l’horreur, du traumatisme, de ce débordement du psychisme s’farad submergé par une déferlante à quoi rien ne prépare ? Les repères balayés, les princes de la nation juive, si bien en cour la veille, soudainement destitués, les docteurs de la Loi qui doutent quand ils ne choisissent pas la conversion et le camp de la persécution, comme l’avait fait un siècle plus tôt Abner de Burgos (ca 1270-ca 1347), talmudiste et médecin devenu Alphonse, sacristain à Valladolid, les chefs de famille privés d’autorité, leurs fils de modèles, le triomphe des délateurs et des délinquants – petits et grands ; la libre expression des jalousies, envies et ressentiments ; l’effroi dont sont transis ceux qui, contraints de ne plus observer des Commandements dont ils croient que de leur observance dépend le maintien du Monde, ou de le faire tant bien que mal, en se cachant et en se méfiant de tout le monde, à commencer par les proches, découvrent que le Monde ne s’effondre pas, que faire semblant d’être devenus comme les autres, homogénéisés, en mangeant du porc, en cuisant ostensiblement l’agneau dans le lait de sa mère et en le consommant, ne provoque pas de cataclysme…


Un jour, ils comprendraient l’enseignement de Maïmonide (1135-1204), furieux de voir que certains prenaient la Torah pour un manuel de magie, disant : « La Torah est pour l’âme, pas pour le corps ».



Un jour, ils comprendraient que le référent des Commandements n’est pas le Monde mais celui qui s’y soumet (« Les Commandements ont été envoyés à l’homme pour qu’il s’améliore », dit un sage du Talmud) ; qu’il ne s’est jamais agi, depuis le Sinaï, de domestiquer les forces obscures pour opérer (sur) le réel, mais bien d’articuler un Symbolique, ou machine de segmentation du sens raisonnée appuyée sur un Imaginaire plurivoque (récits et images accessibles à tous et « interprétables » selon la capacité de chacun), pour que même le « simple », le moins porté à l’abstraction, puisse distinguer sous toutes leurs guises début et commencement, jour et nuit, profane et saint, vrai et juste, etc. Autrement dit, puisse distinguer le ceci du non-ceci. Bref, se rendre apte au jugement – ce qui suppose, bien sûr de se méfier activement de sa spontanéité (en résistant aux nourritures interdites, aux unions proscrites et aux comportements prohibés)...


Un jour où, pour beaucoup (les plus instruits, les plus modernes, en Turquie et en Egypte), ils jetteraient ce Symbolique avec l’Imaginaire « allant de soi » qui l’avait longtemps soutenu et s’était effondré avec l’Expulsion d’Espagne (schématiquement, la Torah comme récit édifiant et prédictif), et deviendraient « marxistes-nationalistes ». D’autres y gagneraient qui une compréhension plus fine des Commandements, qui la conviction qu’un Etat serait nécessaire – A quel prix ? Après quels tourments ? Au bout de combien de temps ? D’autres, enfin, inventeraient une mystique belle, raffinée, donnant un surcroît de sens à l’Exil, une dimension positive[2], et s’installeraient à Safed (Haute Galilée)… Mais en ce temps de vacillement du sur-moi[3], rien que l’hébétude et l’urgence de sauver sa peau !




*

Le gros des exilés choisit la Turquie, où le sultan Bayezid II le Juste (connu en occident sous le nom de Bajazet II) avait accepté de les accueillir (il enverra sa marine en Espagne pour récupérer certains des « candidats » au départ), mais aussi le Maghreb (notamment l’Algérie, alors sous domination ottomane). Toutes choses tristement bien connues (!).


Moins connues sont les réactions de certains de ces exilés s’fardim qui, tout en ayant une immense nostalgie du pays qui les a vu naître et de sa langue, le castillan, qu’ils ont contribué à établir aux dépens du latin (et qu’ils continueront longtemps de parler sous le nom de ladino ou judéo-espagnol, aujourd’hui encore), ont décidé d’endiguer vigoureusement leurs fuites d’affects et de mener sur les mers la guerre contre le royaume ingrat, retrouvant une bien vieille « inspiration », si l’on en croit Flavius Josèphe[4] : ils se sont faits pirates, suivant l’exemple de Sinan de Smyrne, Sinan le Juif, né en 1480 dans une famille de réfugiés espagnols, qui, ayant perdu un œil en en 1504 dans une rixe, l’avait couvert d’un bandeau noir devenu iconique ; Sinan le Juif, adepte de la course-poursuite (il s’en prenait aux bateaux pas aux habitants du littoral méditerranéen) qui finira par s’allier aux redoutables frères Barberousse et même par épouser une de leurs sœurs ; Sinan, dont le drapeau portait une étoile à six branches (le « sceau de Salomon »[5]), qui défendra Tunis contre l’Espagne en 1551, détruira l’essentiel de la flotte espagnole en 1538 et capturera Tripoli en 1551. Il est enterré dans un cimetière juif en Albanie[6].





C’est l’histoire qu’a entrepris de raconter Edward Kritzler, non sans la romancer quelque peu, dans Jewish Pirates of the Caribbean[7].


Livre dans lequel il est question, par exemple, de rabbi Samuel Palache, fils de R. Isaac Palache, né à Marrakech, le premier Juif à s’installer, en tant que tel, à Amsterdam, qui y a obtenu, en 1608, le droit d’établissement pour les Juifs (mais pas pour lui), et construit la première synagogue, Neveh Shalom. En 1608, nommé ambassadeur à la Haye par le sultan du Maroc Moulay Zidan, il négociera le premier traité d’alliance entre un Etat chrétien, La Hollande, et un Etat musulman, le Maroc. In 1614, il assumera le commandement d’une petite flottille marocaine qui s’emparera de plusieurs vaisseaux du roi d’Espagne avec qui le Maroc était en guerre. Et Samuel Palache sera accusé de piraterie par l’ambassadeur espagnol à Londres et mis en prison par l’Angleterre – mais cela fait-il un pirate de ce rabbin qui n’est manifestement pas à son compte ? Acquitté, il finira ses jours en Hollande, le prince Maurice de Nassau assistant à ses funérailles[8].


De plus « authentiques » pirates s’fardim s’éloigneront de la Méditerranée et se rendront dans le Nouveau Monde – découvert par le supposé marrane[9] Christophe Colomb[10] –, comme Moïse Cohen Henriques, qui a contribué à planifier une opération spectaculaire qui frappera longtemps les imaginations et rapportera un butin des plus considérables. En 1628, en compagnie de l’amiral Piet Hein de la Compagnie des Indes occidentales, qui avait passé 4 ans enchaîné sur une galère espagnole, Henriques prendra d’assaut, au large de Cuba, des vaisseaux espagnols en route pour l’Europe, chargés d’or et d’argent (d’un montant estimé à un milliard de dollars actuels). Après quoi, Henriques, avec une troupe de Juifs et de conversos, fera voile vers le Brésil où il s’installera dans une île qu’il avait annexée. Quand le Portugal reprendra le Brésil, en 1654, il deviendra conseiller d’Henry Morgan – Morgan le pirate sanguinaire, qui sera anobli par Charles II d’Angleterre en récompense de ses actions contre les Espagnols. Henriques n’a jamais été pris, bien que son rôle dans le « braquage » de Cuba fût connu, notamment de l’Inquisition[11]


– Il y a de nombreuses synagogues séfarades dans les Caraïbes (par exemple, à St Thomas, l’une des Iles Vierges[12]), et de nombreuses tombes juives s’y trouvent être celles de pirates reconnus. Ainsi, celle de Yaakov Mashiach, enterré à la Barbade, porte un crâne et des os croisés, tout comme celle de sa femme[13].


*

D’autres sont allés encore plus loin, du côté Pacifique, et avec la distance la légende s’est amplifiée…




A suivre…



Notes :

[1] Les rois de France étant déjà qualifiés de « très chrétiens », le pape Alexandre VI avait décidé, dès la fin de la Reconquista qui correspond à son accession au trône de St Pierre, d’octroyer aux souverains espagnols ce titre, au périmètre plus restreint, par « compensation » ce qui ne pouvait qu’inciter ceux-ci au zèle. De fait, Ferdinand et Isabelle, aussitôt « titrés », déclarèrent que les Espagnes devaient être plus catholiques que l’Italie...

Rodrigo de Borja (1431-1503), neveu et fils adoptif du pape Calixte III (Alphonse de Borja), devenu Rodrigo Borgia après son arrivée en Italie, fut pape sous le nom d'Alexandre VI de 1492 à 1503 – et pape plutôt scandaleux sous le chapitre des moeurs. Vanozza Catanei, jeune patricienne romaine qu’il avait rencontrée en 1470, après son ordination, lui donnera quatre enfants : Jean, César, Lucrèce et Geoffroi… D’après Wikipedia.

[2] Isaac Ashkenazi Louria (1534-1572), rabbin et cabaliste né d’un père ashkénaze mort prématurément et d’une mère séfarade, disciple de Moïse ben Jacob Cordovero (1522-1570), rabbin, philosophe et cabaliste espagnol, enseigne que le Monde est venu à être quand Dieu s’est « contracté » (exilé en lui-même pour lui faire une place) ; que les « vases » prévus pour accueillir la lumière divine au moment de la Création n’ont pas supporté le choc et se sont brisés, répandant des étincelles à la surface de la terre ; que les fautes des hommes retardent la venue du Messie ; que la tâche de l’homme soumis aux Commandements est de « réparer le Monde » pour que le Messie puisse y venir, de libérer ces étincelles où qu’elles se trouvent, d’ou l’Exil. D’après G. Scholem, Les principaux courants de la mystique juive, Paris, Payot, 1968.

Enseignement non contradictoire avec celui des Sages du Talmud, pour qui l’Exil de Terre Sainte, consécutif à l’intervention romaine, est dû à la désunion du peuple Juif, à la jalousie et à la concupiscence…

[3] « Eternel, Eternel, Dieu clément, miséricordieux, long à la colère, plein de grâce et d’équité ; qui conserve la grâce jusqu’à la millième génération ; qui supporte la faute, la rébellion et le péché, et innocenter il n’innocentera pas : il se souvient de la faute des pères sur les fils, sur les petits-fils, jusqu’à la troisième et jusqu’à la quatrième génération… », Exode 34, 6-7 (trad. du Rabbinat français) – je souligne.

[4] Cf. F. Josèphe, Antiquités juives, 14, 43, où il est question de pirates juifs au temps de Jean Hyrcan et d’Aristobule (ca - 60).

[5] Sceau de Salomon : anneau magique que le roi Salomon aurait possédé, selon plusieurs légendes (juives, chrétiennes et musulmanes) médiévales, et qui lui donnait le pouvoir de commander démons et génies, et de parler avec les animaux…

[6] Cf. http://www.shoretechnology.com/Surgun_d.htm, Sinan « The Great Jew » - Jewish Pirate, http://www.j-grit.com/adventurers-sinan-pirate.php,

Jewish Pirates, Wikipedia, http://en.wikipedia.org/wiki/Jewish_pirates

[7] Edward Kritzler, Jewish Pirates of the Caribbean - How a Generation of Swashbuckling Jews Carved Out an Empire in the New World in Their Quest for Treasure, Religious Freedom - and Revenge, Doubleday, 2006. – Titre un peu racoleur, en écho à la saga cinématographique Pirates of the Carribean (produite par les studios Disney), qui ne rend pas justice à son objet, qui déborde largement les Caraïbes.

[8] Palache, Jewish Virtual Library,

://www.jewishvirtuallibrary.org/jsource/judaica/ejud_0002_0015_0_15331.html

Edward Kritzler fait un portrait plutôt coloré de Samuel Palache en pirate avéré et pittoresque, portrait un peu forcé d’un rabbin volontaire, diplomate et négociateur, qui semblait plus motivé par le bien-être de sa communauté malmenée que par un éventuel butin…

[9] Marrane : de l’espagnol marrano, porc – faut-il le rappeler ? Marrane est une désignation péjorative en usage chez les expulseurs. La tradition juive ne connaît pas spécifiquement de « Marranes » mais les range dans la catégorie des Anousim (Contraints), de tous les Juifs qui, à un moment ou à un autre, ont été forcés d’abandonner leur « foi » pour sauver leur vie.

[10] Découverte effectuée au terme d’une expédition financée non par les bijoux d’Isabelle, comme le veut une légende tenace, mais par Luis de Santángel, converso, chancelier de la maison royale, de Gabriel Sánchez, converso, trésorier d'Aragon, et Isaac Abrabanel (1437-1508), rabbin, talmudiste, cabaliste, ministre des finances et conseiller du Roi Alphonse V du Portugal, de Ferdinand et d'Isabelle et Ferdinand d'Espagne, des Deux-Siciles et de la République de Venise…

[11] Moses Henriques - Jewish Pirate, http://www.j-grit.com/adventurers-moses-henriques.php

[12] Ariela Pelaia, « Minyan On the High Seas », About.com :Judaism, 8 juin 2009, http://judaism.about.com/b/2009/06/08/minyan-on-the-high-seas.html

[13] Lilith Wagner, « Aaaargh, Jewish pirates », YnetNews, 10 mai 2006, http://www.ynetnews.com/articles/0,7340,L-3311329,00.html


Illustrations :

- Buenos Ayres © copyright Aain Zimeray.

- Attention flottante ? © copyright Aain Zimeray.

- Petit navire... © copyright Aain Zimeray.

- Fleur de Cactus ! © copyright RZ.



Galions espagnols et pirates juifs I... © copyright 2010 Richard Zrehen


mercredi 5 mai 2010

Donner la trace de la mort ou donner la mort (2)


Dans le cadre des Champs de la réflexion, Champs Libres, en partenariat avec la Société Bretonne de Philosophie a organisé à Rennes, fin janvier 2010, un cycle de conférences autour du thème : « Tu ne tueras pas ».

Philippe Réfabert, psychanalyste est intervenu le 30 janvier. Voici la deuxième et dernière partie de son exposé. RZ.

*

… l’enfant a le loisir d’échapper et de s’approprier une singularité de fils, position où s’intriquent continuité et discontinuité. Il est un et différent et en même temps semblable.

*

J’en viens au meurtre d’âme. La réduction du paradoxe fondamental est une définition possible du meurtre d’âme. Elle est celle que je proposerai aujourd’hui. Réduction donc, soit que le parent le formule au lieu de le soutenir, soit qu’il signifie à l’enfant par ses actes et ses paroles – il est des paroles qui sont des actes, on le sait bien[1] – qu’il lui conteste la possibilité d’être comme lui ou au contraire de ne pas être comme lui ; dans ce cas il lui conteste toute duplicité : il le veut et le dénonce « innocent ».

Le texte de Kafka intitulé « Le Verdict », Das Urteil, met en scène, au contraire du récit de la Genèse et de façon magistrale, la réduction du paradoxe que j’appelle le « paradoxe de Freud » où, cette fois, le Père –celui du récit – conteste à son fils la possibilité d’être comme lui. Un père qui dénonce, radicalement, la première proposition du paradoxe : « Sois comme moi ». En d’autres termes, ce Père est la figure antithétique d’Abraham.

« Le Verdict » est construit en deux parties qui s’articulent autour d’un point de catastrophe sur lequel l’action bascule pour projeter Georg Bendemann dans la rivière où il court mettre en application la peine que le père lui a infligée.

Dans la première partie, Georg « par un très beau dimanche matin de printemps » songe au destin d’un ami à qui il vient d’écrire pour lui annoncer ses fiançailles. Cet ami, exilé, solitaire et malade, s’est « manifestement fourvoyé » en partant à l’étranger et Georg a longtemps hésité avant de lui écrire l’heureuse nouvelle car il craignait de le blesser. Sur les instances de sa fiancée, il s’y est résolu et, maintenant, il vient le dire à son vieux père alité avec qui il vit depuis la mort de la mère.

Mais le père, au grand étonnement du fils, ne l’entend pas de cette oreille. Il fait d’abord diversion, « Comment ça va à Saint Petersbourg ? », avant d’insinuer qu’il doute d’une telle amitié de son fils : « As-tu vraiment un ami à Saint Petersbourg ? », pour bientôt accuser son fils de vouloir le tromper car, affirme-t-il maintenant, à la vérité « tu n’as jamais eu d’ami à Saint Petersbourg ». Georg essaie d’abord de détourner la conversation, il prend soin de son père, le transporte dans son lit et attend le moment favorable pour revenir à la charge et lui redemander d’attester son souvenir : « — N’est-ce pas que tu te souviens de lui maintenant ? » Mais le père répond par une autre question et demande à son fils s’il est bien couvert. Le fils le rassure : « Sois tranquille tu es bien couvert. »

À cet instant et sur ce mot, Kafka place ce que Hölderlin appelle une césure anti-rythmique et Celan une « coupure du souffle », où le temps est suspendu avant de se précipiter vers le dénouement :

« — Non! cria le père en enchaînant la réponse sur la question, en rejetant la couverture (Decke) avec une telle force qu’elle plana un instant toute déployée, et en se dressant debout dans le lit avec juste une main qui s’appuyait légèrement au plafond. ‘Tu voulais me recouvrir[2], (zugedeckt) je le sais, mon mignon, mais je ne suis pas encore recouvert. Et même si ce sont mes dernières forces elles suffiront pour toi, elles seront trop pour toi. Oui je connais ton ami. Ce serait un fils selon mon cœur. C’est d’ailleurs pourquoi tu l’as trompé pendant toutes ces années... Mais heureusement un père n’a besoin de personne pour percer son fils à jour. Quand tu as cru l’avoir écrasé, tellement écrasé que tu pourrais t’asseoir le derrière dessus et qu’il ne bougerait plus, alors monsieur mon fils a décidé de se marier’. »

En quelques mots qui tombent sur lui comme le toit de la maison, Georg se voit retirer son père, son ami, sa mère et son travail :

« —Je suis encore le plus fort et de beaucoup. Seul peut-être aurais-je été contraint de reculer, mais il se trouve que ta mère m’a passé sa force, qu’avec ton ami j’ai conclu une magnifique alliance et que ta clientèle je l’ai là dans la poche. »

Georg est confronté à la vision monstrueuse d’un parent combiné qui entend ne rien céder de son pouvoir. Il saisit qu’il n’a plus rien en propre. Il comprend aussi que son père l’épiait depuis de nombreuses années, attendait le moment pour dénoncer son caractère diabolique d’« enfant innocent » et enfin prononcer le verdict : la mort par noyade.

Georg, à cet instant, dévale les escaliers, se rue à l’extérieur, enjambe le parapet du pont et se jette dans l’eau « en s’écriant à voix basse : ‘Chers parents je vous ai pourtant toujours aimés’. »

Dans la nuit qu’il a passée, dans un état de jubilation contenue, à écrire le récit d’un meurtre d’âme, Kafka a changé de Sujet. Dans l’acte d’écriture il a donné la mort à un jeune homme pris dans la marée noire de la haine de lui-même, à un jeune homme noyé dans la confusion d’un destin imposé de l’extérieur. Dans le même temps il a donné naissance « dans une ouverture totale de l’âme et du corps » à un nouveau sujet.

« J’ai écrit ce récit d’une seule traite, de dix heures du soir à six heures du matin, dans la nuit du 22 au 23 [septembre 1912]. Je suis resté si longtemps assis que c’est à peine si je puis retirer de dessous la table mes jambes ankylosées... »

« Cette histoire est sortie de moi-même, comme au cours d’une naissance en règle, couverte de souillures et de glaires et il n’y a que moi qui aie la main capable de pénétrer jusqu’au corps et qui y éprouve du plaisir. »

Le lendemain Kafka savait qu’il était devenu un écrivain et que rien ne pourrait le faire dévier de cette route qui s’était ouverte devant lui cette nuit-là :

« Ma terrible fatigue et ma joie, comment l’histoire se déroulait devant mes yeux, j’avançais en fendant les flots. »

Six mois plus tard, le 21 juin 1913, il note dans son journal que son destin est d’écrire :

« Le monde prodigieux que j’ai dans la tête. Mais comment me libérer et le libérer sans me déchirer. Et plutôt mille fois être déchiré que le retenir en moi ou l’enterrer [recouvrir]. Je suis ici pour cela, je m’en rends parfaitement compte. »

Celui pour qui l’indécision est si familière aura tranché. Il aura pris acte de sa différence d’avec les siens et sauté le pas. Dans une fulgurance, il aura su que ni son père ni sa mère n’avaient mis au monde un enfant libre d’inventer avec eux une partition originale (« Das Urteil », le titre en allemand du Verdict, pourrait se traduire « la partition originaire »), mais qu’ils lui proposaient une figure imposée.

Dans cet acte qui a eu lieu dans la nuit du 22 septembre 1912, Franz Kafka a mis à mort une image de lui, celle que ses parents lui avaient non pas réfléchie mais plaquée sur lui. Le Sujet d’hier qui appartenait au monde imaginaire de ses parents est symboliquement tué. Après avoir traversé des épreuves où la mort est entrevue, il gagne un autre monde où il porte des attributs d’homme. Ici les attributs que Franz conquiert ne sont pas des armes mais une plume qui lui ouvre l’accès à la communauté des écrivains.

Mais Kafka n’est pas seulement écrivain — Max Brod l’est aussi —, il est aussi voyant et, de ce point de vue, « Le Verdict » se donne à lire comme une variante de la tragédie d’Œdipe où le héros, saisi par la vérité, n’a pas d’autre issue que de quitter le monde de ses parents naturels. Il a lui-même chanté sa mort et y a objecté. Il sera poète, témoin du meurtre, héraut de ceux qui ont subi comme lui un meurtre d’âme, comme Hölderlin, comme Pessoa, comme Beckett et d’autres.

Ainsi « par un beau dimanche matin de printemps », Georg demande à son père de se souvenir de cet ami malade, ruiné, solitaire et exilé dans un pays étranger. Mais qui est cet ami ?

Pour nous, cette figure est celle de l’enfant meurtri que le père a été, dont il ne peut pas se reconnaître l’hôte et qu’il objecte dans son fils. Ce faisant, il objecte à sa propre mort et répète inlassablement cette objection qu’il expulse dans son fils. Au lieu d’objecter à la mort pour son fils, il expulse dans son fils l’enfant meurtri qu’il porte en lui. (Rappelons que la barbe de cet ami « cache mal les traits qu’on lui connaît depuis l’enfance »). Cet enfant meurtri, Georg veut le ménager, protéger et traiter avec tous les égards dont il est capable. Le fils qui serait assez effronté pour dé-couvrir la mort que le père a voulu conjurer en le mettant au monde, cette catastrophe qu’il a voulu expulser, noyer, en lui donnant le jour, ce fils serait justement condamné à mourir.

Un tel père n’a pas donné la vie sans condition, il n’est pas un « parent inconditionnel », et la vie, il lui en a fait grâce à la condition impérative que l’enfant consente à s’allier à lui pour couvrir le meurtre d’âme dont, enfant, lui-même a été victime. Quand le fils ferait mine de refuser cette alliance de couverture, de lui refuser cette forclusion[3] qui fonde sa paternité, il deviendrait un ennemi et devrait subir per contropasso un châtiment identique au crime qu’il dévoile.

Quand Abraham retient son bras, il a donné la trace de la mort au fils parce qu’il a pris sa propre mort sur lui. Le don de la trace de la mort se trouve dans les signes qui signifient à l’enfant que le parent a pris sa mort sur lui. Alors, il donne existence au fils, accepte le cours du temps et paye sa dette à l’ordre symbolique, ce qui veut dire qu’il paye sa sortie de l’espace potentiel, abandonne le régime du tout ou rien, accède à la temporalité. Il paye sa dette pour avoir un fils qui, un jour, le couvrira.

Abraham, parce qu’il sacrifie à l’être-temps, interrompt le cours monstrueux de la Nature où il n’y a pas de temporalité, où il n’y a pas de tiers absent, où il n’y a que des « choses » présentes, et où un être puissant a tout loisir de supprimer sa progéniture avant qu’elle ne le tue le jour où, devenu trop faible, il ne pourra plus y parer.

Grâce à Kafka et Freud nous lisons encore dans ce texte le moment où un père, ici Abraham, renoncerait à faire disparaître l’enfant en détresse, cet enfant qu’il a été. [Dans un midrach[4], il est dit que, au moment où Abraham allait saisir le couteau, ses yeux laissaient couler des larmes et ces larmes du père tombaient dans les yeux du fils]. Il renoncerait à tuer son fils et à éliminer avec lui les douleurs insues dont il l’aurait chargé. Il ouvrirait son cœur et donnerait en gage sa mémoire.

La lecture du « Verdict » et celle du récit d’Abraham nous font saisir que la garantie que le père donne à l’enfant est aussi celle de cette ouverture sur la détresse à laquelle, enfant, il a lui-même été exposé. Le parent s’engagerait, dans la relation à l’enfant, à répondre de la souffrance, et parfois de la catastrophe, dont il a été le lieu. Seul peut couvrir son fils celui dont la mémoire n’est pas en faillite. Non parce qu’elle serait défaillante mais parce qu’elle serait gagée ailleurs, mobilisée à contenir, à forclore une catastrophe.

Le parent, quand sa dette à l’égard du tiers absent n’est pas honorée parce que sa mémoire est toute occupée à faire obstacle au retour de cette catastrophe, ce parent donc, ne peut pas prendre la mort sur lui, puisqu’elle est en lui mais enkystée, défendue comme dans un coffre-fort. Quand le temps pour lui s’est figé sur une coupure du souffle, sur une menace d’agonie psychique, il ne peut pas en donner la trace parce que le meurtre d’âme qu’il a essuyé, l’en a dépossédé.

Le père du « Verdict » ne peut pas gager sa mémoire parce qu’il ne peut pas répondre du meurtre d’âme qu’il a subi. L’oubli de ce meurtre est pour lui fondateur. C’est là un événement qui n’a pas eu lieu. Aujourd’hui, négationniste du crime dont il a été l’objet, il ne saurait permettre à son fils d’ouvrir la petite porte de la chambre virtuelle où repose, endormi et meurtri, l’enfant qu’il a été.

Revenons au thème majeur de la couverture qui est celui du « Verdict » comme du Grand Pardon. Dans le chapitre XVI du Lévitique – qui est lu le jour du (Grand) Pardon, Yom Kippour–, les protocoles du sacrifice du taureau et du bouc expiatoires sont décrits[5]. L’un et l’autre sont sacrifiés pour demander à Dieu la couverture des fautes commises par le grand prêtre, et par le peuple[6]. La racine trilittère K.P.R. dont le mot Kippour est formé, donne, comme Jérôme Lindon le rappelle dans son livre Jonas, les mots KaPaR, « il a couvert », « il a pardonné », mais aussi KaPeR, cet « enduit » qui désigne la substance qui recouvre les faces intérieure et extérieure de l’arche de Noé, et enfin KaPoReT, la table en or qui couvre l’arche d’Alliance et sur laquelle, et devant laquelle, le grand prêtre répandait le sang du sacrifice le jour de Yom Kippour[7].

Il est encore question de couverture dans le livre de Jonas qui est lu aussi au cours de la journée de Kippour, qui par parenthèse avait eu lieu la veille de la mémorable nuit d’écriture du « Verdict ». Jonas a préféré rejoindre Tarsis – qui est, selon un commentateur talmudique, la ville de son père –, plutôt que de répondre à l’appel de Dieu qui lui enjoignait d’aller à Ninive pour y exhorter les habitants à revenir dans ses voies. Jonas est jeté à la mer pour apaiser la tempête. Avalé par le monstre il séjourne un temps dans son ventre avant d’être rejeté sur le rivage et pouvoir gagner Ninive où il accomplit sa mission. Mais les ninivites reconnaissent leurs crimes et Dieu leur accorde son pardon. Jonas exprime sa colère contre Dieu qui fait montre d’une telle clémence. Dieu suscite alors un phénomène destiné à faire comprendre à Jonas ce que l’homme peut endurer quand une couverture lui est retirée. Il fait se dessécher en une nuit l’arbre (un ricin) qu’il avait fait pousser la veille pour donner de l’ombre à Jonas.

Quand je racontais cet épisode textuel à Bernard Maruani qui anime le groupe d’étude talmudique auquel je participe, ce récit lui fit évoquer le rituel de l’immersion dans le bain rituel (le Miqveh). Pour se purifier de l’impureté acquise, par exemple au contact d’un mort, le corps entier est immergé de telle sorte que bouche et nez sont nécessairement clos. Cette occlusion est mise en relation avec la section de l’œsophage et de la trachée dans l’abattage rituel[8]. L’immersion symbolise la mise à mort et la renaissance de celui qui a été au contact d’un mort, qui a été rendu impur par la mort.

Je pense que Franz Kafka a été non pas au contact d’un mort mais de morts-vivants, certainement. Ces morts-vivants qu’il évoque dans son Troisième cahier in octavo, le 20 octobre 1917mais dont nous ne savons pas l’année, Kafka les connaît :

« Nombreuses sont les ombres des défunts qui s’emploient uniquement à lécher les flots du fleuve de la mort... Le fleuve se soulève de dégoût, se met à couler à rebours et rejette les morts dans la vie. Eux cependant sont heureux, ils chantent des actions de grâce et caressent le révolté »[9].

Qui sont ces défunts qui font se soulever le fleuve de la vie de dégoût. Ne serait-ce pas ceux-là même qui auraient subi un meurtre d’âme et qui mènent leur barque à la va-comme-j’te-pousse depuis qu’à l’entrée du Styx un coup sur le gouvernail l’aura déroutée. Ainsi pour celle du Père de Georg comme pour celle du chasseur Gracchus[10]. Un tel parent, mort-vivant, doit la vie à son enfant et ne saurait s’effacer. Au contraire de la mère suffisamment bonne, il attend de l’enfant qu’il prenne sa mort sur lui, lui donne un visage, lui donne une ombre, celle qui lui fait défaut. Il n’a de cesse de répéter le crime qu’il ignore avoir subi.

Abraham soutient le paradoxe et donne la trace de la mort à son fils. Le Père de Georg Bendemann, lui, réduit le paradoxe de l’Être en refusant de soutenir, en silence, la position où il signifie à l’enfant « sois comme ton père et ne sois pas comme ton père ». Le meurtre d’âme que Kafka décrit est une mise en scène de la volonté d’un père de résoudre le paradoxe fondamental de l’existence. Paradoxe qui ne saurait être réduit tout au long de l’existence et pas seulement pendant la période des soins nourriciers, comme le dit Winnicott dans le post scriptum qu’il écrit à la fin de Jeu et Réalité :

Je fais l’hypothèse d’un paradoxe essentiel, que nous devons accepter et qui n’est pas destiné à être résolu. Ce paradoxe fondamental dans ce concept, il nous faut l’autoriser et l’autoriser pendant toute la période où des soins sont prodigués à l’enfant. »

À quoi Wittgenstein répond en écho :

« Les masques divers et mi-plaisants du paradoxe logique n’ont d’intérêt que parce qu’ils rappellent à chacun qu’une forme sérieuse du paradoxe est nécessaire pour qu’on comprenne bien sa fonction. »

La fonction de cette figure du paradoxe est de donner un fond à l’être. Un fondement, celui que, dans l’urgence de la fondation de la théorie qu’il était en train d’inventer, Freud avait donné universellement à l’enfant, ce qui faisait dire à Winnicott qu’il avait supposé le problème résolu.

*

Notes :

[1] Voir, par exemple, J. L. Austin, Quand dire, c'est faire (1962), trad. fr. 1970, rééd. Seuil, coll. « Points essais », 1991. RZ.

[2] Sans insister, rappelons que le couple « couvrir/découvrir », qui émerge avec une forte dimension sexuelle après qu’Adam et Eve ont consommé le fruit « de l’arbre de la connaissance du bon et mauvais » (« Et les yeux de tous deux furent ouverts, et ils connurent qu'ils étaient nus… », Genèse 3, 7), a « nécessairement » partie liée avec la castration comme l’épisode dit de « l’ivresse de Noé », rapporté par Genèse 9, 20-27, l’indique. RZ.

[3] Selon J. Lacan, ce qui est forclos du Symbolique (c’est-à-dire n’est pas « accueilli » dans le réseau des signifiants inconscients) reparaît dans le Réel (sous forme de délire ou d’hallucination). RZ.

[4] Midrach : exégèse-commentaire rabbinique d’un ou plusieurs versets de la Bible. RZ.

[5] Lévitique XVI, 5-11 : 5. [Aaron] recevra de l’assemblée des enfants d’Israël deux boucs pour le sacrifice d’expiation et un bélier pour l’holocauste. 6. Aaron offrira son taureau expiatoire, et il fera l’expiation pour lui et pour sa maison. 7. Il prendra les deux boucs, et il les placera devant l’Éternel, à l’entrée de la tente d’assignation. 8. Aaron tirera au sort les deux boucs, un sort pour l’Éternel et un sort pour Azazel. 9. Aaron fera approcher le bouc sur lequel est tombé le sort pour l’Éternel, et il l’offrira en sacrifice d’expiation. 10. Et le bouc sur lequel est tombé le sort pour Azazel sera placé vivant devant l’Éternel, afin qu’il serve à faire l’expiation et qu’il soit lâché dans le désert pour Azazel. 11. Aaron offrira son taureau expiatoire, et il fera l’expiation pour lui et pour sa maison…

[6] Lévitique XVI, 16 : C’est ainsi qu’il fera l’expiation pour le sanctuaire à cause des impuretés des enfants d’Israël, de leurs fautes et de tous leurs péchés...

[7] Jérôme Lindon, Jonas, Paris, Minuit, 1955, p. 61.

[8] L’abattage rituel juif (ou ch’hita) exige que l’animal soit égorgé avec une lame très effilée, afin qu’il ne souffre pas et soit entièrement vidé de son sang. RZ.

[9] F. Kafka, Carnets T.VII, trad. Marthe Robert, Paris, Cercle du Livre Précieux, 1957.

[10] F. Kafka, Le Chasseur Gracchus, un Hybride et le Pont (avec deux dessins de Max Ernst), Paris, Editions Guy Lévis Mano, 1970.

Donner la trace de la mort ou donner la mort (2) © copyright 2010 Philippe Réfabert