[…] il est absolument interdit de soutenir un parti dont les représentants ne craignent pas Dieu […] [mais] s’il se trouve des individus qui ne conviennent pas dans tous les partis, alors on doit préférer ceux qui sont le plus proches de la religion’’… »
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Le succès confirmé du Shas signifie d’abord le retour en force, mieux l’arrivée du judaïsme séfarade sur la scène israélienne.
L'affrontement douloureux entre le rav Schach et le rav Yossef a clairement tourné au bénéfice du second. Leader incontesté d'un parti politique singulier et dont l'enracinement ne se dément pas, le sage séfarade exerce désormais un magistère moral supérieur à celui de ses homologues ashkénazes et son influence s'étend bien au-delà du monde séfarade observant, ce que n'ignorent pas les nombreux hommes politiques, toutes tendances confondues, qui lui rendent régulièrement visite.
Ce statut nouvellement reconnu au rav Yossef confirme que le judaïsme séfarade a enfin plein droit de cité en Eretz-Israel, où il était « chez lui » depuis l’époque ottomane mais où, depuis la fin du XIXe et le début du XXe siècles, il était traité avec méfiance et dédain, et plus en invité qu’en résidant légitime, par les représentants du judaïsme ashkénaze le plus strict arrivés tardivement. Un judaïsme qui n’a jamais vraiment connu de séparation franche entre vie observante et vie profane, qui a connu lui aussi les humiliations (celles, nombreuses, codifiées, qui frappe le « dhimmi », ou non-musulman appartenant à une des religions du « Livre », en terre d’Islam), les persécutions (L’Inquisition, l’expulsion d’Espagne…), les massacres, les faux-Messies et la tentation de l’assimilation, mais n’a été que peu attaqué ou contesté de l’intérieur, contrairement au judaïsme européen.
Un judaïsme qui puise une bonne part de son inspiration chez Maïmonide, le grand codificateur, qui savait être d’une grande rigueur en ce qui concerne la halakha mais aussi être souple eu égard aux conditions locales de son observance, conseillant par exemple aux Juifs menacés de ne pas hésiter à se convertir à l’Islam, si c’était là le seul moyen de sauver leur vie – et de s’empresser ensuite de prendre la fuite pour gagner un pays plus accueillant. Un judaïsme qui peut d’autant moins percevoir d’incompatibilité entre observance et perspective de retour en « Terre Sainte », que le lien concret avec elle n’a jamais été rompu depuis Babylone, qui n’a jamais eu de vrais problèmes avec le sionisme politique (pour ce qui est du sionisme « idéologique », c’est une autre affaire), qui est beaucoup moins va-t-en-guerre qu’on ne le croit ordinairement (mais sans grande illusion sur la nature de l’hostilité des voisins de l’Etat d’Israël) et qu’il est finalement plus juste d’appeler « orthodoxe » qu’« ultra-orthodoxe ».
La générosité doctrinale dont a su faire preuve le rav Yossef en ne traitant pas les séfarades traditionalistes comme des transgresseurs mais comme des individus de bonne volonté, manquant simplement de la force nécessaire à l'accomplissement d'un plus grand nombre de Commandements (mitzvot), ne doit pas être comprise comme concession tactique, comme oubli des principes : elle s’inscrit dans le droit fil du judaïsme séfarade qui veut d’abord faire communauté concrète, qui, se réglant sur le principe rabbinique « la Loi est pour les vivants, pas l’inverse » qui permet par exemple, de transgresser le chabat en répondant au téléphone s’il est question de vie-et-de-mort (ce que fait le psychologue clinicien Dany Saunders, le héros de La promesse[1] de Chaïm Potok, qui a un patient en danger, avec la pleine autorisation de son rabbin hassidique de père), tâche d’étendre le bénéfice de la Loi au plus grand nombre.
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Pour éclairer l’affaire, on pourrait dire que l’opposition entre orthodoxie ashkénaze et séfarade est proche de celle entre Jansénistes et Jésuites au XVIIIe siècle en France. A lire, par exemple, le livre que Francesco P. Adorno a consacré au « Grand Arnauld »[2], théologien janséniste, logicien, correspondant du père Mersenne, de Descartes et Leibniz, on apprend en effet que les Jansénistes, ultra-catholiques, mettant le Salut en avant au point de lui sacrifier carrière et science (Pascal interrompant ses recherches en mathématiques et se retirant à Port-Royal), préfèrent être en petit nombre, zélés, plutôt qu’en nombre à la « motivation » incertaine. Les Jésuites, eux, estimant préférable d’augmenter le nombre de ceux qui, perdus et hésitants, auront la chance d’être exposés, au moins un peu, à l’enseignement de l’Evangile.
Belle rigueur (qu’on retrouve dans tous les gauchismes, même les plus misérabilistes), non compromission avec le monde d’un côté, souplesse pragmatique et engagement dans le monde, de l’autre, ce qui vaudra longtemps une mauvaise réputation aux Jésuites. – Ici, il faut rappeler que le jansénisme, Ô ! combien moraliste, combattu par le pouvoir politique, a trouvé refuge dans la magistrature, jusqu’à nos jours ; que le XIXe siècle, dans la foulée de Voltaire, a reproché aux Jésuites, plutôt « politiques » – Ah ! combien épouvantable est le Rodin du Juif errant (1844-1845) d’Eugène Suë – ce que la Révolution nationale du maréchal Pétain allait reprocher aux Juifs au siècle suivant…
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Cette générosité a eu les conséquences pratiques qu’on a détaillées, ce que reconnaissait pour s’en féliciter le président du Conseil Rabbinique d'Amérique, déjà en 1996 : « Nous savons maintenant que les gains [électoraux] réalisés par le Shas en Israël sont la conséquence directe de la prise en compte des dits Masoratim [traditionalistes] du monde séfarade. En dépit de ceux qui ont critiqué ce géant de la Torah [le rav Yossef], sa sagesse en la matière a déjà entraîné des résultats spectaculaires »[3].
Cette (re)montée en puissance du judaïsme séfarade en Israël marque un certain retrait du judaïsme ashkénaze dit ultra-orthodoxe, illustré avec tant d’éclat par le rav Schach.
Cette « version » du judaïsme est sur la défensive depuis deux siècles, parce qu'elle a été attaquée de l'intérieur : premier mouvement dissident, le hassidisme[4] qui non seulement a contesté l'autorité des rabbins mais a clairement adopté à ses débuts le parti de l'ignorant et du simple contre les érudits, prenant le contre-pied de la totalité de la tradition européenne post-exilique. A peine les maîtres hassidiques de 2e génération avaient-ils ramenés leurs disciples à l'étude juive et remis à l’honneur les savants, que la Haskalah[5] (les Lumières juives) d'abord, le judaïsme réformé ensuite, se manifestaient, les deux se caractérisant par un abandon de la halakha et de ses livres de référence, les Talmuds (au bénéfice des Prophètes), mais aussi de l'hébreu comme langue de la synagogue[6], et de la notion même d'Exil (démarche adoptée dans l’ensemble par ceux qui se nommeront les « israélites français »[7], sous l'influence de la grande bourgeoisie allemande et alsacienne, à la fin du XIXe et au début du XXe siècles).
Aussi, le judaïsme ashkénaze « ultra-orthodoxe » s'est-il vite raidi et a-t-il garni d'épines particulièrement pointues la « haie de roses » qu'il devait, selon les Sages, dresser autour de la Torah. Contre ceux qui estimaient que la pureté du cœur était suffisante (il est un conte hassidique que les rabbins réformés aiment à citer : c'est l'histoire de ce Juif simple qui, ne sachant pas prier, se plante au milieu de son champ et récite lentement l'alphabet, s'adressant en pensée au Saint-Béni-soit-Il : « Toi, tu sauras mettre les lettres dans le bon ordre et en faire une prière… »), ils ont réaffirmé que « l'étude est plus élevée que la prière ».
Contre ceux qui pensent que les judaïsmes réformés représentent autant de variétés du judaïsme, ils ont réaffirmé que le judaïsme se tient dans l'étude-observance de la Loi (qui détaille les obligations concrètes à l’égard du Ciel, d’autrui, de soi), pas dans le sentiment d’appartenance, aussi fort soit-il, pas dans la communion « spirituelle », pas dans la foi[8], aussi brûlante et sincère soit-elle ; partant, qu'ils considèrent les judaïsmes réformés comme des variétés d'une autre religion, proche du christianisme : « (...) Le judaïsme se manifeste dans l'accomplissement des Commandements. Il n'y a pas de judaïsme inscrit dans le cœur. Je ne crois pas en un judaïsme qui serait éprouvé dans le cœur. Il y a un christianisme qui est inscrit dans le cœur et qui a la prétention d'être une religion d'amour »[9].
Ce judaïsme sélectif est pour les plus courageux, les plus endurants, ceux à l'esprit délié, à l'énergie sans limite. Il se défend à coups d'interdiction, il pose par principe que les Juifs à la nuque fameusement raide sont toujours en-deçà de ce qu'ils pourraient être, font toujours moins que ce qu'ils devraient faire. On peut sans doute conjecturer que la fameuse anxiété ashkénaze qu'incarne si bien Woody Allen n'est pas un trait génétique, n'est pas une disposition native de l'âme troublée par les brumes et le froid, mais la trace de cet impératif – avoir toujours à se dépasser, faire plus que ce qui est demandé – subsistant quand le rapport à la halakha s'est estompé, voire complètement perdu.
Ce judaïsme-là ne peut se réconcilier avec le hassidisme ou avec le judaïsme séfarade qu’à la condition de leur reconnaître la vocation de prendre en charge ceux qui ne peuvent que prier, voire ceux qui ne savent même pas prier, et se voit lui-même comme le gardien inquiet de la « voie droite », toujours menacée d’intrusion. De les traiter donc comme des « forces d’appoint » – devant être canalisées.
Il ne pouvait qu’être frappé de stupeur et d’effroi quand le rav Yossef, estimant venu le moment de rejeter sa tutelle, à ses yeux injustifiée, a décidé d’affirmer son autonomie et celle du corps de la Tradition qu’il représente. Il ne veut d’ailleurs pas en rester là et souhaite faire valoir un droit plus fondamental. Il rappelle, en effet, que « les juifs de l’Europe de l’Est qui ont émigré en Palestine avant la création de l’Etat d’Israël ne sont pas arrivés dans un désert religieux ou culturel mais dans une région où les traditions étaient séfarades (…) et comme, selon la Tradition, on doit accepter la règle du lieu, [il] soutient que tout Juif qui vient de l’étranger doit accepter la tradition séfarade comme règle du lieu. Il estime que la règle authentique du lieu est celle de rabbi Joseph Caro, l’auteur du Shoul’han Aroukh[10], et que cela vaut pour tous les séfarades qui viennent s’installer en Israël : si leurs traditions sont en désaccord avec Joseph Caro, il doivent se plier à sa règle »[11].
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Il faudra certainement du temps pour que le traumatisme s’atténue – le travail de deuil a déjà commencé, le rav Schach s’étant éteint en 2001, à l’âge de 107 ans – mais ce qui s’est passé semble irréversible, et a déjà produit des effets : des hommes politiques ashkénazes font désormais l’objet de poursuites (!) ; les Beta Israël restés en Ethiopie, qu’il a longtemps été question de ne plus admettre en Israël, peuvent de nouveau immigrer (par petites quantités) ; leur commémoration annuelle de la Révélation du Sinaï, Sigd en amharique, est une fête désormais officiellement reconnue[12] ; les Bnei Menashe du nord-est de l’Inde (qui prétendent être les descendants d’une des Tribus perdues d’Israël) peuvent, depuis une dizaine d’années à peu près, bénéficier de la Loi du Retour, et ce sont maintenant des Russes qui se voient pratiquement refuser l’entrée dans le pays par une bureaucratie devenue bien tatillonne – des Subbotniks (« observants du chabat » en russe, descendants de chrétiens orthodoxes du sud-est de la Russie ayant adopté les pratiques juives au XIXe siècle)[13]…
A suivre…
Notes :
1. Chaim Potok, La Promesse (1969), tr. fr. Paris, Buchet-Chastel, 1978.
2. Francesco P. Adorno, Arnauld, Paris, Figures du savoir/Les Belles Lettres, 2005.
3. Rafael Grossman, The Jewish Press, 2-8 août 1996, p. 13.
4. Mouvement mystique rapidement devenu populaire, fondé dans le premier tiers du XVIIIe siècle par rabbi Israël Ben Eliezer, dit le Baal Chem Tov, en réaction aux massacres de dizaines de milliers de Juifs perpétrés, entre 1648 et 1656, par les cosaques de Bogdan Chmielnicki, estiment beaucoup d’historiens, les survivants, traumatisés, ayant vu dans ces massacres un signe annonciateur des Temps messianiques.
5. La Haskala naît dans le sillage de Moses Mendelssohn (1729-1786), talmudiste, philosophe, ami de Gotthold Lessing, correspondant de Kant, protégé extraordinaire de l’empereur, et traducteur de la Torah en allemand.
6. La Haskala va encourager les Juifs à « sortir du Ghetto », apprendre l’allemand (à l’Est, le russe), s’engager dans la vie publique, abandonner le Yiddish (le « jargon », comme dira Freud, par exemple), et militer pour l’usage quotidien de l’hébreu (jusqu’ici langue de la liturgie ou de correspondance entre savants). De là proviendront, entre autres, la littérature hébraïque moderne (i.e. profane), la Science du Judaïsme de Léopold Zunz, le Bund (Union Générale des Travailleurs Juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie, parti ouvrier socialiste fondé en 1897) et une bonne part du sionisme politique… mais aussi une accélération de l’assimilation.
– On peut conjecturer qu’en secouant le joug de la Loi, nombre de sionistes socialisants, « matérialistes », « athées », se sont rendus aptes à percevoir tôt les conséquences d’une mutation décisive : les Juifs n’allaient bientôt plus être perçus collectivement comme « un peuple qui réside à part », avec sa langue, ses Institutions et son Code civil et pénal, mais comme une « race » : en témoigne étonnamment le Rome et Jérusalem de Moses Hess (1862, tr. fr. Paris, Albin Michel, 1981), proche un temps de Marx et de Engels, fondateur du sionisme socialiste, progressivement convaincu par la montée de l’« antisémitisme » (mot-programme « inventé » en 1879 par Wilhelm Marr, Juif en rupture de ban…) de la nécessité d’un Etat-Nation juif, quelques années avant Theodor Herzl.
7. Contrairement à ce que dit, drôlement, Pierre Daninos dans Snobissimo ou le Désir de paraître (Hachette, 1964), « Israélite » n’est pas le terme, poli ou gêné, avec lequel il « convient » de désigner le Juif de l’Ouest parisien, supposé avoir « réussi ». Les Israélites sont des Juifs de la IIIe République, fiers de l’être (ils vont fonder synagogues, revues et Institutions) mais « éclairés », des rabbins, des hommes publics, des savants, comme les frères Reinach ou Darmesteter, des industriels, des financiers, des grands distributeurs, qui veulent « moderniser » leur religion : la dépouiller de ses « oripeaux » et ancrages orientaux (d’où le choix d’« Israélite » qui renvoie au désert et pas à une région), la rendre congruente avec la société large qu’ils viennent d’intégrer (d’où l’abandon de pratiques singularisantes), pour certains, à haut niveau. Un portrait assez ressemblant est tracé par Jacob Lévy (un pseudonyme) dans Les Pollaks (1925) ; Les demis-juifs (1926) ; Les doubles-juifs (1927) ; Les chrétiens (1928), réédition Paris, L’Arbre de Judée/Les Belles Lettres, 1999. Faut-il préciser que les Israélites sont généralement fort hostiles au sionisme ?
8. Le rav Yossef partage tout-à-fait cet avis, ce qu’ont beaucoup de mal à comprendre les Juifs américains (très majoritairement « réformés ») pour qui le libéralisme « politique », tel qu’il se manifeste dans ses positions conciliantes quant à l’éventualité d’un abandon de territoire « si cela permet de sauver des vies », ne peut pas ne pas appeler le libéralisme « religieux ».
9. Le rav Goren, cité par Aryeh Edrei, op. cit., p. 19.
10. Littéralement « La table dressée », code rédigé par le rav Joseph Caro (1488-1575), né à Tolède, mort à Safed, qui est toujours en vigueur dans le monde séfarade. Le monde ashkénaze se réfère, lui, à une version du Shoul’han Aroukh amendée et corrigée par le rav polonais Moshe Isserles (1520-1572).
– Indiscrétion biographique : vers 1860, quand mon arrière-arrière grand-père, Jacob Zrehen, bijoutier, né à Oran en 1820 dans une famille originaire du Maroc, s'installe à Tibériade – où naîtra mon arrière-grand-père Mordechaï l’année suivante –, l'un des dirigeants de la communauté juive est un rabbin, lui aussi originaire du Maroc, du nom de Jacob Haï Zrehen [on ne sait s'il y a un rapport entre les deux], auteur, avec d'autres, d'une biographie de Maïmonide, intitulée Appel en mémoire de Rambam (Maïmonide), par les chefs de la Communauté juive sépharade de Tibériade, qui ne sera publiée qu'en 1930.
11. Zvi Zohar (du Shalom Hartman Institute), cité par Peter Hirschberg, The World of Shas, p. 19.
12. Abe Selig, « 2008's Sigd spells affirmation, unity, joy and hope for Ethiopians », The Jerusalem Post, 27 novembre 2008.
13. « L’année dernière, le grand rabbin séfarade Shlomo Amar, responsable de la détermination du statut “juif/non-juif” d’un individu en vue d’un mariage, a rendu publique son opinion halakhique à propos des Subbotniks, disant qu’il ne pouvait déterminer s’ils étaient Juifs ou pas. Ils devaient donc être formellement convertis pour être reconnus comme tels. Néanmoins, ils avaient un lien significatif avec le peuple juif, et devraient être encouragés à venir en Israël... », Matthew Wagner, « Member of Subbotnik community appeals to make aliya », The Jerusalem Post, 26 novembre 2008.
Illustrations :
- Men with hats, copyright Alain Bellaïche.
- ?!, copyright Alain Zimeray.
- Passage, copyright Alain Bellaïche.
- Mile End, copyright Alain Bellaïche.
- New York, copyright Serge Kolpa.
- Pause, copyright Patrick Jelin.
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