En 1982, Christian Bourgois, éditeur au goût sûr, publie un livre intitulé Freud et le Yiddish : le préanalytique, dans lequel l’auteur, Max Kohn, approche les débuts de la psychanalyse de façon inédite, en mettant à jour le rôle qu’aurait joué une langue refoulée, le Yiddish (et le « territoire » social-culturel qu’il métonymise), dans la constitution de la théorie psychanalytique, en rendant Freud sensible à ce qui importe dans la parole des analysants : non les significations qu’elle communique mais celles qui sont en souffrance de ne pouvoir proprement s’articuler, mais le sens brouillé qu’elle porte.
Sens que Freud s’emploiera à déchiffrer, avec une ingéniosité que beaucoup lui reprocheront par la suite, pendant toute sa période interprétative, en gros de 1895 à 1918, où il est question de rêves, de mythes, d’Œdipe, de lapsus, de souvenirs d’enfance et de mots d’esprit – avant de faire prendre un tournant décisif à sa théorie et à sa pratique avec Par-delà le principe de plaisir (1920), où sont introduites compulsion de répétition et pulsion de mort…
En le rendant sensible aussi à la nécessité de disposer d’un espace « langagier » commun, ce qui veut tout dire sauf « dialogue – à construire/« retrouver » –, pour que la clarification, même partielle, des significations en souffrance soit non seulement possible mais surtout efficace dans le cadre de la cure.
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Totale transparence : j’avais lu le manuscrit, avais apprécié les analyses et l’approche nouvelle et plutôt convaincante de la question, souvent rebattue, du rapport de Freud, l’athée-qui-ne-voulait-pas-se-convertir-pour-avancer-sa-carrière comme tant de viennois fameux, à la tradition juive qu’il connaissait bien mal et dont il ne suivait pas les prescriptions ; j’avais demandé à Christian Bourgois, auprès de qui j’avais plaidé avec beaucoup d’enthousiasme pour cet auteur que je ne connaissais pas, de me faire rencontrer Max Kohn. Nous ne venions pas des mêmes horizons, nous avions de fortes divergences, mais nous avons sympathisé et un temps « travaillé » ensemble.
J’ai notamment servi de « Lévi » séfarade à ce Cohen ashkenaze dans le cadre du séminaire, intitulé « Inconscient et humour juif », qu’il a tenu pendant plusieurs mois au centre Rachi, l’année suivant la parution de son livre : lui, le yiddishophone, développant ses considérations théoriques, moi, qui ne connaissais que le « schwarze fiss » avec lequel mes camarades trotskistes m’avaient accueilli au Lycée Turgot (ignorant que « pied-noir » désigne un européen arrivé en Algérie après la conquête française, quand ma famille y était installée depuis le XVe siècle au moins) et « gefilte fish », désillustrant son propos en racontant des blagues yiddish puisées dans les recueils canoniques (en anglais). – Notre improbable duo a eu du succès et su faire rire une salle qui s’attendait à un traitement plus austère.
Bref, un jour Max Kohn me demande une préface, parce qu’il a le projet de publier son livre en anglais, si ma mémoire ne me trahit pas, ce que j’accepte – avec un peu d’appréhension. Le projet n’a pas vu le jour alors, pour des raisons que j’ai oubliées (ce livre a été traduit en portugais, Freud e o Iidiche : o pré-analitico, Rio de Janeiro, Imago Editora, 1994), mais cette préface, écrite en juillet 1983, ne me semble pas avoir perdu de son actualité : parce qu’elle invite ceux que la psychanalyse continue d’intriguer, en dépit des attaques en règle des psychanalystes nord-américains, néo-positivistes et désireux de s’affranchir de la vieille Europe complexe et nuancée, et des psychologues cognitivistes non moins positivistes, à lire un livre dont les thèses, développées depuis dans plusieurs ouvrages et colloques par Max Kohn, tiennent toujours le coup (Freud et le Yiddish : le préanalytique a été réédité en 2005 par Anthropos Economica).
Parce que, plus généralement, elle convie ceux que la mal nommée « question juive » rend de plus en plus perplexes – en ces temps étranges où l’antisémitisme daté des indianistes britanniques et des Nazis laisse progressivement la place à une non moins fantasmatique israélo-judéophobie virulente, de la Suède à l’Afrique du Sud en passant notamment par le Danemark, le Venezuela, l’Iran, le Royaume-Uni, la Belgique et la France – à découvrir un aspect de la « réponse » de Freud à l’hostilité racialiste, telle qu’elle peut être déduite de la reconstruction de Max Kohn (dont ce n’est pas le propos premier).
Spécifiquement, Freud répond à cette interrogation des Modernes juifs d’alors : « Comment rester Juif quand, sceptique, nourri des Lumières et de science positive (qu’il s’agisse du Darwinisme, de critique biblique ou de Wissenschaft des Judentums) on ne croit plus en Dieu ? », en laissant de côté le « Pourquoi ? ».
Non pas quand on estime en toute sincérité la Loi périmée (ah ! les absurdes restrictions de la cacherout, du temps révolu d’avant la diététique, la science de l’hygiène et le réfrigérateur…), le Talmud obsolète, l’Exil aboli, l’hébreu de la liturgie abandonné au profit de la langue vernaculaire, que l’on refuse la séparation d’avec les Nations qui la souffrent mal, que l’on aime les Prophètes que l’on peut partager avec tous et que, vaguement déiste, on choisit un judaïsme light, « rénové », réformé ; une religion de la foi. Que l’on estime donc que les « reproches » adressés aux « Juifs » ne sont pas tous sans fondement et qu’un accommodement est toujours possible, pourvu qu’on sache faire preuve de compréhension et de bonne volonté…
Mais quand, athée convaincu, incapable désormais de croire à l’Imaginaire auquel tenaient ses ancêtres, on se sent tenu par quelque chose qui insiste mais qu’on ne sait nommer. Quand on est conjointement confronté à un transcendantal redoutable, le différentiel racial, qui travaille et clôture le discours hostile, sans pouvoir se consoler en se disant : « c’est ce qu’il faut endurer quand on est de ceux à qui les Commandements ont été confiés ».
Quand, en outre, on n’est pas convaincu par le sionisme naissant (Le Congrès de Bâle où Herzl fonde le mouvement sioniste date de 1897, Der Judenstaat (L'État des Juifs) de 1896, la fondation du Fonds national juif pour l'achat de terres en Palestine sous administration ottomane de 1899).
Pour faire court : en découvrant la dimension matérielle du langage et l’importance du Symbolique, que Freud s’est mis en mesure de percevoir en sortant de la pratique juive ; en bricolant une scénographie qui le fait ressortir ; en parvenant à entendre dans les récits à lui apparemment adressés par les analysants, quelque opaques et brouillés qu’ils soient, une prescription – ou commandement – méconnue venue d’un ailleurs innommable et irreprésentable. En inventant une science du singulier qui est un art demandant tact, patience et passivité. En faisant école pour assurer la transmission.
Observons toutefois ceci : la psychanalyse ne fait pas peuple mais corps de métier, divisé d’origine d’avec lui-même, comme le prouvent entre autres les multiples scissions qui se sont produites dans le mouvement psychanalytique international…
Au-delà de la période couverte par le livre de Max Kohn, et laissant de côté la question multi-dimensionnelle de savoir si la psychanalyse est une « affaire juive » – dans un sens radical et non pas comme l’entendait l’aryaniste Jung –, retenons de Freud qu’il n’a pas voulu « lâcher » sa tradition proche-lointaine, qu’il a contribué à augmenter le savoir, renouvelé notre approche des arts plastiques, fait école et qu’il s’est préoccupé de transmission…
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Quand il entame sa recherche autour des premiers écrits de Freud, Max Kohn n’a, apparemment, qu’une ambition limitée. Il veut simplement éclaircir un petit mystère : pourquoi Freud n'a-t-il pas inclus dans ses œuvres complètes ses publications scientifiques en Zoologie et en Physiologie (parues de 1877 à 1897), qui témoignent fidèlement d’une grande partie de ses préoccupations pendant cette longue période où, attiré par la médecine, il s'était rêvé biologiste ?
La première hypothèse, fort peu satisfaisante, était d'admettre que Freud, déçu de ne pas avoir obtenu de résultats vraiment significatifs, ou laissé d’autres mener les recherches à leur terme et s’en voir attribuer la gloire (comme dans le cas de la coca et de ses propriétés), avait décidé d'ignorer purement et simplement cette époque de son existence, et d'enterrer ses regrets avec ces travaux...
La deuxième hypothèse, que Max Kohn a entrepris de développer, est plutôt compliquée mais bien séduisante. Si Freud ignore, voire répudie, ces travaux, c'est parce qu'il aurait fini par reconnaître après-coup (comme aiment dire les psychanalystes), que ses intérêts premiers – orientés vers la vie au sens « animal » – n'avaient pas leur raison d'être en eux-mêmes ; qu'ils n'étaient que le déguisement sous lequel se présentait alors la « chose » que lui, Freud, poursuivait déjà, mais sans le savoir : le secret de l'origine, de l'identité sexuelle, et du destin de l'homme.
Freud aurait omis de faire figurer dans la collection de ses œuvres complètes ces publications « scientifiques », parce qu'il aurait reconnu que ce qui le travaillait était plus spécifique : « Qu’est-ce qu’un homme, qu’est-ce qu'une femme ? Pourquoi la (sur)vie de 1’espèce exige-t-elle qu'il faille un homme et une femme pour faire un enfant ? Pourquoi l’homme est-il attiré par la femme, et la femme par l’homme – du moins ordinairement ? » Cela a-t-il quelque rapport avec la question précédente ?...
Freud aurait donc reconnu que ce qui l’intriguait, au fond, n'était pas le rapport de la différence sexuelle à la vie en général (qui constitue le thème explicite de la plupart des articles « oubliés »), mais bien le rapport de la différence sexuelle à la vie humaine, au corps désirant et au langage, par conséquent.
Cette hypothèse, qui s’appuie sur l'enseignement de Lacan relatif au signifiant, peut se reformuler ainsi : ce que Freud a cru un temps pouvoir trouver, visible au microscope, en étudiant les anguilles (nommément, 1’élément clair, distinct et tangible qui fait qu'un mâle n'est pas une femelle, et qu’on peut appeler différentiel sexuel), il a fini par le découvrir, impalpable mais terriblement concret, dans la parole même de ses patients – une fois l'hypnose abandonnée, la disposition matérielle (divan/fauteuil) arrêtée, c'est-à-dire une fois la psychanalyse inventée.
Il a fini par découvrir, dit Max Kohn à la suite de Lacan, que le sexe de l'Homme (dont procède la vie) ne dépend pas d'organes, qu'il possède ou ne possède pas[1], mais du langage – source de tous ses maux... Que c'est donc dans la parole adressée (même inentendue ou brouillée) ou « simplement » proférée – par un locuteur au statut complexe (ce n’est pas un interlocuteur), composite (il a plusieurs figures, dont aucune n’est « la » bonne[2]), paradoxal, se faisant « entendre » dans les ratés, les lapsus mais aussi les silences –, qu'il faut chercher ce différentiel « sexuel » ; c'est là qu'il opère, cet être immatériel qui jouit de 1’énigmatique pouvoir de déterminer les orientations sexuelles, d'entamer les corps (comme en témoignent les hystériques, par exemple), ou bien de les mouvoir, de les unir ou de les pousser à se détruire.
Et c'est dans la parole que Freud l’a débusqué, une fois qu’il a trouvé par hasard, dit-il, le bon dispositif pour l’« observer » : en ne faisant plus face à l’analysant, en laissant son attention flotter. Par conséquent, présenter les écrits « pré-analytiques » dans le cadre d'une réflexion sur le langage est plus justifié qu’il n’y paraît à première vue.
Ce déplacement décisif de l’œil à l’oreille, du biologique au langage, ne s’est pas évidemment pas effectué d’un seul mouvement. Max Kohn semble même suggérer que l'impulsion de départ est donnée assez tôt, quand il rappelle les activités de traducteur (de J. S. Mill, Charcot et Bernheim, notamment) de Freud pendant la période considérée.
Mais le moment déterminant de l’évolution serait celui du Mot d’esprit[3], dont Max Kohn note que Freud a précisément commencé de s’y intéresser à la fin de son époque « scientifique » (cf. lettre à Fliess[4] du 12 Juin 1897). Selon Max Kohn, la portée de ce texte ; où il est beaucoup question de l’« humour yiddish[5] », va au-delà de ses résultats manifestes, qui établissent que les mécanismes en jeu dans la production du mot d'esprit sont ceux-là mêmes qu’utilise 1’Inconscient (grosso modo ceux qui caractérisent le travail du rêve, dans une perspective inversée, puisque le rêve ne « pense » pas, alors que le mot d’esprit procède d’une intention) : en publiant son livre, Freud n’annexerait pas seulement un territoire culturel de plus à la psychanalyse naissante, il rétablirait pour lui-même une continuité problématique (parce que la Haskala, son mépris pour le yiddish baptisé « jargon », son amour de l’allemand, mais aussi le judaïsme réformé sont passés par là), et offrirait à la Modernité la possibilité de renouer profitablement avec une antique tradition qu’elle dédaigne profondément – et s’efforce de rendre totalement obsolète, sinon d’oublier.
Tout d’abord, le seul fait de se pencher sur le Witz est significatif : le « petit juif » viennois confirme qu'il a reçu des grandes autorités universitaires (Lipps[6], par exemple) permission de discuter publiquement des traits du folklore « oriental » dont la famille Freud s'était éloignée (tout comme elle s’était éloignée du hassidisme) en quittant la Pologne. Permission d'en discuter et d'en rire : car les histoires qu'il recueille dans son livre le font rire, lui, Freud.
Or le Witz ne fait pas rire tout le monde; non pas tel ou tel witz en particulier, mais le witz en général. Ceux qui rient ont donc des affinités, et font cercle : ils forment une grande famille d’émetteurs/récepteurs, au sein de laquelle une famille, la famille (par là réhabilitée, si l’on veut) de Freud, les Juifs d'Europe de l'Est (si unis/désunis au seuil de la Modernité et plutôt caustiques les uns vis-à-vis des autres, si mal vus, entre autres, des Allemands et des Juifs germanophones), occupe une place singulière. Rire d'histoires drôles et de bons mots enracinés dans sa tradition, bien plus que Freud ne le percevait d’ailleurs, était façon d'admettre qu'ils lui étaient adressés, destinés, et qu’il se devait de les répéter. En se faisant, à sa façon, transmetteur de sa tradition[7], puisque le Mot d'esprit ne cherche pas à faire rire mais à comprendre pourquoi ou de quoi l'on rit, Freud invente le transfert : en découvrant qu'il y était déjà soumis – c'est aussi ce que suggère Max Kohn.
Plus encore, en comprenant que le witz, sa possibilité et sa circulation, dépendent d’une langue, de bouches et d'oreilles affines que ce même witz contraint simultanément, Freud nous rend aptes à saisir que ce qui fonde la socialité est le langage; que le langage est polysémique, et qu’un peuple se définit d'abord par la façon dont il traite cette polysémie, par la langue qu'il parle, les histoires qu'il raconte… et le grand récit (Odyssée, Bible, Saga, Coran, Livre des Mormons, Manifeste du parti communiste, petit livre rouge, etc.) qui se tient en arrière-plan.
En touchant à cela, Freud est sur la voie de faire décisivement (?) pièce au racisme, dont le suspect matérialisme cherche dans le « support » biologique/morphologique la raison de la Culture – et des comportements des groupes humains qu'il « étudie » et hiérarchise[8].
Et l’on peut se demander si les efforts de Freud devant son microscope n'étaient pas commandés, à son insu, non seulement par la passion occidentale du visible, mais surtout par le fantasme racial (fort répandu, comme on sait, en cette fin de XIXe siècle) qui supposait un support matériel aux différences observables, une inscription dans le corps de la différence[9]. Si cela était, on comprendrait encore mieux que Freud se soit finalement éloigné de la biologie (une antipathie à l’égard du corps en général doit également être envisagée, de la part d’un homme qui se réjouira d’être tôt « débarrassé » du désir sexuel).
Cette compréhension de la signification du Mot d'esprit de Freud n'a été possible, il faut le remarquer, qu'au prix d'un détour inédit par le witz des Ost-Juden et la langue, le yiddish, qui le porte, que Max Kohn a été amené à faire. Il ne s’y est pas résolu aisément, comme le confirment certaines sécheresses d'expression et autres transitions abruptes dans son exposé.
La raison de ces aspérités de style est à chercher, à mon sens, dans la modalité singulière de la remontée de cet analyste juif non observant dans sa généalogie personnelle : en-deçà de la 2e guerre mondiale et des camps d’extermination où ont péri certains de ses très proches, au-delà de l’analyse, il lui a fallu rétablir pour son compte, selon le geste qu'il prête à Freud, une continuité avec une Yiddischkeit dont il a été privé, et non pas seulement éloigné – à la différence du Viennois.
C’est, je crois, le sentiment d’être doublement proche, dans la divergence, de son « parent et maître », qui a conduit Max Kohn sur les traces de ce Freud-là : son cheminement ne pouvait qu’être difficile... Je gage qu’il ne pourra s’arrêter là[10].
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Notes (ajoutées en décembre 2009)
[1] « Il n’est pas vrai que Dieu les fit mâle et femelle, si c’est le dire du couple d’Adam et Eve, comme aussi bien le contredit expressément le mythe ultra condensé que l’on trouve dans le même texte sur la création de sa compagne [Genèse 2, 18-25].
Sans doute y avait-il auparavant Lilith, mais elle n’arrange rien », Jacques Lacan, « Discussion » in L’Inconscient (VIe Colloque de Bonneval) sous la direction de Henry Ey, Paris, Desclée de Brouwer, 1966, p. 170.
– La référence est à Genèse 5:2 : « homme-et-femme Il les a créés, et Il les a bénis, et Il les a appelés Homme (Adam), le jour où ils furent créés ».
[2] Autrement dit : il est désignable mais n’est ni nommable ni représentable. Certains sujets s’en accommodent tant bien que mal mais la plupart le supportent difficilement et sont prêts à tous les excès, tous les débordements, toutes les horreurs pour le forcer, ce « locuteur » impossible, à s’exhiber « en personne »… L’un des ressorts du totalitarisme et du fanatisme.
[3] S. Freud, Le Mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient (Der Witz und seine Beziehung zum Unbewußten, 1905), Paris, Gallimard, 1e édition 1905.
[4] Wilhelm Fliess (1858-1928), oto-rhino-laryngologiste à l'origine de plusieurs spéculations au sujet de la sexualité, auteur de Les relations entre le nez et les organes génitaux féminins présentés selon leur signification biologique (1897), Paris, Le Seuil, 1977.
[5] « Humour yiddish » et non pas « humour juif » comme on le dit couramment, immédiatement par une habitude venue des Etats-Unis où se sont établis, non sans difficulté, un grand nombre de Juifs yiddishophones arrivés d’Europe avant 1939, un peu moins difficilement après 1945, leurs rangs spectaculairement clairsemés, plus décisivement par l’identification abusive du Juif ashkénaze au Juif tout court du fait des Juifs d’Europe dès le début du XIXe siècle. Cette identification ira jusqu’à l’exclusion chez certains (Golda Meir disait qu’« un Juif qui ne parle pas Yiddish n’est pas un bon Juif) ; il suffit de rappeler ici que le judaïsme méditerranéen, pourtant plein de hâbleurs et autres personnages pittoresques, ne connaît pas ce genre de « production culturelle ».
Pour préciser les choses, il faudrait de bien longs développements. Disons donc simplement ceci : l’humour yiddish suppose un contexte politique, une très grande dépendance au bon-vouloir des potentats locaux et nationaux, une résidence séparée, une triste condition économique, la présence vivante de la langue de culture et d’étude avec laquelle il y a écart assumé, l’hébreu ancien, la Torah et les Psaumes, bien sûr, surtout le Talmud avec ses 2 parties, l’une légale, l’autre pleine d’anecdotes, d’apologues et paraboles, comme autorité, objet de révérence, préoccupation et amour, c’est-à-dire d’étude assidue ; un contexte plus large, « spirituel », la tentation des Lumières d’un côté, la fracture entre les plutôt élitistes légalistes rationalistes, les Mitnagdim disciples du Gaon de Vilna (Eliyah ben Shlomo Zalman, 1720-1797), et les Juifs du rang, volontiers « littéralistes » et mystiques, attirés par le hassidisme du Baal Shem Tov (Israël ben Eliezer, 1698-1760) de l’autre.
La structure formelle est à peu près celle-ci : l’humour yiddish applique souvent les modes de raisonnement et d’argumentation du Talmud ou bien à des matières burlesques ou bien de façon fautive, et le rire provient de cette incongruité ou « faute » logique. Le witz est donc le « lieu » où l’on se moque, dans sa langue en quelque sorte, du talmid hakham, prince en Israël, pauvre, impuissant et irrelevant dans le monde réel, où il faut non pas raisonner juste mais survivre au jour le jour. – Se moquer, non pour le rejeter lui et la Loi qu’il étudie et dira, mais pour pouvoir continuer à assumer l’immense privilège d’appartenir au peuple élu – « Je vous ai choisis, vous seuls parmi toutes les familles de la terre; C'est pourquoi je vous châtierai pour toutes vos iniquités », Amos 3:2 – et d’en payer le prix !
Pas de « Cohen » astucieux, de « Lévi » manipulateur, de « Glockeinstein » limite escroc, de rabbin plus rusé qu’un prêtre, un pasteur ou un imam, dans l’humour yiddish : ça, c’est bon pour les blagues innocemment anti-juives racontées par les voyageurs de commerce du début du XXe siècle (mais aussi par certains Juifs méditerranéens contemporains ne sachant manifestement pas de quoi il retourne), où il est question de réticence à la dépense, d’amour du gain, d’ingéniosité trompeuse ou de lubricité.
Le judaïsme méditerranéen, du Maroc à l’Irak, a essentiellement connu la même condition politique et économique, quoi qu’en ait longtemps pu dire la vulgate stalino-trotzkiste, désireuse de préserver la primauté du « martyre » ashkénaze face à la simple « humiliation » séfarade-orientale – pogrome contre dhimmitude ! –, connaît des conteurs et des beaux parleurs mais peu d’amis du double-entendre ou d’artistes de la langue ; du récit, plutôt. – L’adoption du français, avec l’intégration de l’Algérie et la mise sous Protectorat du Maroc et de la Tunisie, alimentera bien la production de calembours (les plus inventifs sont certainement dus à Roland Bacri, originaire d'Alger, le petit poète du Canard enchaîné), mais calembour et witz ne jouent qu’en apparence dans la même ligue.
Pour finir, les héritiers du Baal Shem Tov, s’adressant à des Juifs du rang, ont très vite adopté, en les réinvestissant d’un sens mystique, les tours et productions de l’humour yiddish (dont l’origine semble remonter au XVIe siècle), les ré-enracinant dans une tradition dont ils cherchaient pourtant à sortir un petit peu (les Récits hassidiques ré-écrits par Martin Buber en portent éloquent témoignage, les Contes de rabbi Nahman, petit-fils du Baal Shem Tov, également). En Méditerranée, c’est plutôt le soufisme qui a procédé ainsi avec Goha, ou Nasreddin Hodja, ou encore Joha, Ch’ah, Jha, Djha, Djouha…
Dernier point : l’époque de l’« humour yiddish » s’est close en 1948 avec la fin de la non existence politique juive, malgré quelques rémanences et apparences contraires. Humour et souveraineté ne font pas nécessairement bon ménage, l'exemple britannique nonobstant ; à ne pas confondre avec l'ironie.
[6] Theodor Lipps (1851-1914), philosophe, esthéticien et psychologue influent, l’une des grandes figures de l’Université allemande de son temps.
[7] En fait, la partie exotérique de sa tradition seulement, le versant talmudique parodique étant ignoré par Freud, ce qui en fait un impensé de la psychanalyse…
[8] Freud est aussi sur le point de découvrir – il ne l’admettra pas facilement, comme en témoigne son assez fou et désespéré Moïse et le monothéisme, avec lequel il espérait éteindre la rage nazie en faisant de Moïse, le Législateur, un égyptien plutôt qu’un hébreu – qu’aucune argumentation, aussi bien menée soit-elle, ne peut convaincre un raciste de renoncer à son opinion, parce qu’il ne s’agit pas d’opinion mais de croyance : qu’elle ne se réfute pas, se combat si possible ou se fuit – comme le recommandait déjà Maïmonide – ce à quoi Freud aura beaucoup de mal à se résoudre quand il s’agira de quitter Vienne, même après l’Anschluss…
[9] Notamment la plus insaisissable de toutes, celle de l’« élection juive » qui, ne pouvant plus être entendue par des Allemands héritiers de Luther, jaloux et cherchant à figurer leur corps politique enfin advenu, comme demande sans limite – « Soyez saints car Je suis saint », Lévitique 19: 2 – adressée par un Dieu au nom imprononçable à un petit peuple endurant qui, sachant ce qui l’attend, n’en veut pas et n'en peut mais – « YVHV dit à Moïse… : ‘Monte vers une terre qui ruisselle de lait et de miel, mais Je ne monterai pas au milieu de toi, de peur que Je ne t'extermine en chemin car tu es un peuple à la nuque raide’ », Exode 33:1-33:3 –, finira par être cherchée là où elle ne peut se trouver : dans la chair, comme différentiel racial isolable, distinguant les « Aryens » des Juifs.
Peu après, Otto Weininger (1880-1903), l’auteur juif de Sexe et caractère (1903), persuadé de l’inscription corporelle de ce différentiel racial et du bien fondé des caractères qu’il distribue, notamment ceux – négatifs – concernant les Juifs, met fin à ses jours.
40 ans après cette période d’incubation, les Nazis se livreront à de monstrueuses investigations et expérimentations biologiques pour découvrir ce « différentiel ». Ainsi enverront-ils aux fours crématoires d’authentiques catholiques et protestants, prêtres et pasteurs compris, dont certains grands parents avaient été juifs ; ainsi perdront-ils un temps précieux dans leur retraite pour exterminer les Juifs rencontrés sur leur chemin : il ne peut y avoir deux « races » élues, et ne resterait-il qu’un seul porteur du différentiel racial, il pourrait encore faire valoir son droit…
[10] De fait, Max Kohn, auteurs de nombreux livres, psychanalyste, maître de conférences (HDR) à l’Université Denis Diderot-Paris VII, lauréat du Prix Max Cukierman en 2006, enseigne à l’Institut Universitaire d’Études Juives Élie Wiesel (IUEJ) ; il est aussi correspondant de SBS Radio Yiddish (Melbourne, Australie)... Cf. http://www.maxkohn.com/
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Couverture : Berggasse 19, maison de Sigmund Freud © Edmond Engelman (détail).
De l’œil à l’oreille © Copyright Richard Zrehen, 1983, 2009.
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