dimanche 23 mai 2010

Galions espagnols et pirates juifs I...



Le 31 mars 1492, dans l’après-coup de la chute de Grenade, leur grande victoire contre les Maures qui met un terme à la Reconquista, les rois très catholiques[1] d’Espagne, Ferdinand II d'Aragon et Isabelle de Castille, signent le décret de l'Alhambra (resté en vigueur officiellement jusqu'en 1967) ordonnant aux Juifs de Castille et d'Aragon de choisir entre conversion au christianisme et exil.


Le 31 juillet 1492, date-butoir, les Juifs quittent le pays par centaines de milliers, quelques dizaines de milliers sont persécutés et mis à mort par l’Inquisition, quelques dizaines de milliers choisissent le baptême – ce qui ne suffira pas toujours à assurer leur salut…

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Que dire de l’horreur, du traumatisme, de ce débordement du psychisme s’farad submergé par une déferlante à quoi rien ne prépare ? Les repères balayés, les princes de la nation juive, si bien en cour la veille, soudainement destitués, les docteurs de la Loi qui doutent quand ils ne choisissent pas la conversion et le camp de la persécution, comme l’avait fait un siècle plus tôt Abner de Burgos (ca 1270-ca 1347), talmudiste et médecin devenu Alphonse, sacristain à Valladolid, les chefs de famille privés d’autorité, leurs fils de modèles, le triomphe des délateurs et des délinquants – petits et grands ; la libre expression des jalousies, envies et ressentiments ; l’effroi dont sont transis ceux qui, contraints de ne plus observer des Commandements dont ils croient que de leur observance dépend le maintien du Monde, ou de le faire tant bien que mal, en se cachant et en se méfiant de tout le monde, à commencer par les proches, découvrent que le Monde ne s’effondre pas, que faire semblant d’être devenus comme les autres, homogénéisés, en mangeant du porc, en cuisant ostensiblement l’agneau dans le lait de sa mère et en le consommant, ne provoque pas de cataclysme…


Un jour, ils comprendraient l’enseignement de Maïmonide (1135-1204), furieux de voir que certains prenaient la Torah pour un manuel de magie, disant : « La Torah est pour l’âme, pas pour le corps ».



Un jour, ils comprendraient que le référent des Commandements n’est pas le Monde mais celui qui s’y soumet (« Les Commandements ont été envoyés à l’homme pour qu’il s’améliore », dit un sage du Talmud) ; qu’il ne s’est jamais agi, depuis le Sinaï, de domestiquer les forces obscures pour opérer (sur) le réel, mais bien d’articuler un Symbolique, ou machine de segmentation du sens raisonnée appuyée sur un Imaginaire plurivoque (récits et images accessibles à tous et « interprétables » selon la capacité de chacun), pour que même le « simple », le moins porté à l’abstraction, puisse distinguer sous toutes leurs guises début et commencement, jour et nuit, profane et saint, vrai et juste, etc. Autrement dit, puisse distinguer le ceci du non-ceci. Bref, se rendre apte au jugement – ce qui suppose, bien sûr de se méfier activement de sa spontanéité (en résistant aux nourritures interdites, aux unions proscrites et aux comportements prohibés)...


Un jour où, pour beaucoup (les plus instruits, les plus modernes, en Turquie et en Egypte), ils jetteraient ce Symbolique avec l’Imaginaire « allant de soi » qui l’avait longtemps soutenu et s’était effondré avec l’Expulsion d’Espagne (schématiquement, la Torah comme récit édifiant et prédictif), et deviendraient « marxistes-nationalistes ». D’autres y gagneraient qui une compréhension plus fine des Commandements, qui la conviction qu’un Etat serait nécessaire – A quel prix ? Après quels tourments ? Au bout de combien de temps ? D’autres, enfin, inventeraient une mystique belle, raffinée, donnant un surcroît de sens à l’Exil, une dimension positive[2], et s’installeraient à Safed (Haute Galilée)… Mais en ce temps de vacillement du sur-moi[3], rien que l’hébétude et l’urgence de sauver sa peau !




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Le gros des exilés choisit la Turquie, où le sultan Bayezid II le Juste (connu en occident sous le nom de Bajazet II) avait accepté de les accueillir (il enverra sa marine en Espagne pour récupérer certains des « candidats » au départ), mais aussi le Maghreb (notamment l’Algérie, alors sous domination ottomane). Toutes choses tristement bien connues (!).


Moins connues sont les réactions de certains de ces exilés s’fardim qui, tout en ayant une immense nostalgie du pays qui les a vu naître et de sa langue, le castillan, qu’ils ont contribué à établir aux dépens du latin (et qu’ils continueront longtemps de parler sous le nom de ladino ou judéo-espagnol, aujourd’hui encore), ont décidé d’endiguer vigoureusement leurs fuites d’affects et de mener sur les mers la guerre contre le royaume ingrat, retrouvant une bien vieille « inspiration », si l’on en croit Flavius Josèphe[4] : ils se sont faits pirates, suivant l’exemple de Sinan de Smyrne, Sinan le Juif, né en 1480 dans une famille de réfugiés espagnols, qui, ayant perdu un œil en en 1504 dans une rixe, l’avait couvert d’un bandeau noir devenu iconique ; Sinan le Juif, adepte de la course-poursuite (il s’en prenait aux bateaux pas aux habitants du littoral méditerranéen) qui finira par s’allier aux redoutables frères Barberousse et même par épouser une de leurs sœurs ; Sinan, dont le drapeau portait une étoile à six branches (le « sceau de Salomon »[5]), qui défendra Tunis contre l’Espagne en 1551, détruira l’essentiel de la flotte espagnole en 1538 et capturera Tripoli en 1551. Il est enterré dans un cimetière juif en Albanie[6].





C’est l’histoire qu’a entrepris de raconter Edward Kritzler, non sans la romancer quelque peu, dans Jewish Pirates of the Caribbean[7].


Livre dans lequel il est question, par exemple, de rabbi Samuel Palache, fils de R. Isaac Palache, né à Marrakech, le premier Juif à s’installer, en tant que tel, à Amsterdam, qui y a obtenu, en 1608, le droit d’établissement pour les Juifs (mais pas pour lui), et construit la première synagogue, Neveh Shalom. En 1608, nommé ambassadeur à la Haye par le sultan du Maroc Moulay Zidan, il négociera le premier traité d’alliance entre un Etat chrétien, La Hollande, et un Etat musulman, le Maroc. In 1614, il assumera le commandement d’une petite flottille marocaine qui s’emparera de plusieurs vaisseaux du roi d’Espagne avec qui le Maroc était en guerre. Et Samuel Palache sera accusé de piraterie par l’ambassadeur espagnol à Londres et mis en prison par l’Angleterre – mais cela fait-il un pirate de ce rabbin qui n’est manifestement pas à son compte ? Acquitté, il finira ses jours en Hollande, le prince Maurice de Nassau assistant à ses funérailles[8].


De plus « authentiques » pirates s’fardim s’éloigneront de la Méditerranée et se rendront dans le Nouveau Monde – découvert par le supposé marrane[9] Christophe Colomb[10] –, comme Moïse Cohen Henriques, qui a contribué à planifier une opération spectaculaire qui frappera longtemps les imaginations et rapportera un butin des plus considérables. En 1628, en compagnie de l’amiral Piet Hein de la Compagnie des Indes occidentales, qui avait passé 4 ans enchaîné sur une galère espagnole, Henriques prendra d’assaut, au large de Cuba, des vaisseaux espagnols en route pour l’Europe, chargés d’or et d’argent (d’un montant estimé à un milliard de dollars actuels). Après quoi, Henriques, avec une troupe de Juifs et de conversos, fera voile vers le Brésil où il s’installera dans une île qu’il avait annexée. Quand le Portugal reprendra le Brésil, en 1654, il deviendra conseiller d’Henry Morgan – Morgan le pirate sanguinaire, qui sera anobli par Charles II d’Angleterre en récompense de ses actions contre les Espagnols. Henriques n’a jamais été pris, bien que son rôle dans le « braquage » de Cuba fût connu, notamment de l’Inquisition[11]


– Il y a de nombreuses synagogues séfarades dans les Caraïbes (par exemple, à St Thomas, l’une des Iles Vierges[12]), et de nombreuses tombes juives s’y trouvent être celles de pirates reconnus. Ainsi, celle de Yaakov Mashiach, enterré à la Barbade, porte un crâne et des os croisés, tout comme celle de sa femme[13].


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D’autres sont allés encore plus loin, du côté Pacifique, et avec la distance la légende s’est amplifiée…




A suivre…



Notes :

[1] Les rois de France étant déjà qualifiés de « très chrétiens », le pape Alexandre VI avait décidé, dès la fin de la Reconquista qui correspond à son accession au trône de St Pierre, d’octroyer aux souverains espagnols ce titre, au périmètre plus restreint, par « compensation » ce qui ne pouvait qu’inciter ceux-ci au zèle. De fait, Ferdinand et Isabelle, aussitôt « titrés », déclarèrent que les Espagnes devaient être plus catholiques que l’Italie...

Rodrigo de Borja (1431-1503), neveu et fils adoptif du pape Calixte III (Alphonse de Borja), devenu Rodrigo Borgia après son arrivée en Italie, fut pape sous le nom d'Alexandre VI de 1492 à 1503 – et pape plutôt scandaleux sous le chapitre des moeurs. Vanozza Catanei, jeune patricienne romaine qu’il avait rencontrée en 1470, après son ordination, lui donnera quatre enfants : Jean, César, Lucrèce et Geoffroi… D’après Wikipedia.

[2] Isaac Ashkenazi Louria (1534-1572), rabbin et cabaliste né d’un père ashkénaze mort prématurément et d’une mère séfarade, disciple de Moïse ben Jacob Cordovero (1522-1570), rabbin, philosophe et cabaliste espagnol, enseigne que le Monde est venu à être quand Dieu s’est « contracté » (exilé en lui-même pour lui faire une place) ; que les « vases » prévus pour accueillir la lumière divine au moment de la Création n’ont pas supporté le choc et se sont brisés, répandant des étincelles à la surface de la terre ; que les fautes des hommes retardent la venue du Messie ; que la tâche de l’homme soumis aux Commandements est de « réparer le Monde » pour que le Messie puisse y venir, de libérer ces étincelles où qu’elles se trouvent, d’ou l’Exil. D’après G. Scholem, Les principaux courants de la mystique juive, Paris, Payot, 1968.

Enseignement non contradictoire avec celui des Sages du Talmud, pour qui l’Exil de Terre Sainte, consécutif à l’intervention romaine, est dû à la désunion du peuple Juif, à la jalousie et à la concupiscence…

[3] « Eternel, Eternel, Dieu clément, miséricordieux, long à la colère, plein de grâce et d’équité ; qui conserve la grâce jusqu’à la millième génération ; qui supporte la faute, la rébellion et le péché, et innocenter il n’innocentera pas : il se souvient de la faute des pères sur les fils, sur les petits-fils, jusqu’à la troisième et jusqu’à la quatrième génération… », Exode 34, 6-7 (trad. du Rabbinat français) – je souligne.

[4] Cf. F. Josèphe, Antiquités juives, 14, 43, où il est question de pirates juifs au temps de Jean Hyrcan et d’Aristobule (ca - 60).

[5] Sceau de Salomon : anneau magique que le roi Salomon aurait possédé, selon plusieurs légendes (juives, chrétiennes et musulmanes) médiévales, et qui lui donnait le pouvoir de commander démons et génies, et de parler avec les animaux…

[6] Cf. http://www.shoretechnology.com/Surgun_d.htm, Sinan « The Great Jew » - Jewish Pirate, http://www.j-grit.com/adventurers-sinan-pirate.php,

Jewish Pirates, Wikipedia, http://en.wikipedia.org/wiki/Jewish_pirates

[7] Edward Kritzler, Jewish Pirates of the Caribbean - How a Generation of Swashbuckling Jews Carved Out an Empire in the New World in Their Quest for Treasure, Religious Freedom - and Revenge, Doubleday, 2006. – Titre un peu racoleur, en écho à la saga cinématographique Pirates of the Carribean (produite par les studios Disney), qui ne rend pas justice à son objet, qui déborde largement les Caraïbes.

[8] Palache, Jewish Virtual Library,

://www.jewishvirtuallibrary.org/jsource/judaica/ejud_0002_0015_0_15331.html

Edward Kritzler fait un portrait plutôt coloré de Samuel Palache en pirate avéré et pittoresque, portrait un peu forcé d’un rabbin volontaire, diplomate et négociateur, qui semblait plus motivé par le bien-être de sa communauté malmenée que par un éventuel butin…

[9] Marrane : de l’espagnol marrano, porc – faut-il le rappeler ? Marrane est une désignation péjorative en usage chez les expulseurs. La tradition juive ne connaît pas spécifiquement de « Marranes » mais les range dans la catégorie des Anousim (Contraints), de tous les Juifs qui, à un moment ou à un autre, ont été forcés d’abandonner leur « foi » pour sauver leur vie.

[10] Découverte effectuée au terme d’une expédition financée non par les bijoux d’Isabelle, comme le veut une légende tenace, mais par Luis de Santángel, converso, chancelier de la maison royale, de Gabriel Sánchez, converso, trésorier d'Aragon, et Isaac Abrabanel (1437-1508), rabbin, talmudiste, cabaliste, ministre des finances et conseiller du Roi Alphonse V du Portugal, de Ferdinand et d'Isabelle et Ferdinand d'Espagne, des Deux-Siciles et de la République de Venise…

[11] Moses Henriques - Jewish Pirate, http://www.j-grit.com/adventurers-moses-henriques.php

[12] Ariela Pelaia, « Minyan On the High Seas », About.com :Judaism, 8 juin 2009, http://judaism.about.com/b/2009/06/08/minyan-on-the-high-seas.html

[13] Lilith Wagner, « Aaaargh, Jewish pirates », YnetNews, 10 mai 2006, http://www.ynetnews.com/articles/0,7340,L-3311329,00.html


Illustrations :

- Buenos Ayres © copyright Aain Zimeray.

- Attention flottante ? © copyright Aain Zimeray.

- Petit navire... © copyright Aain Zimeray.

- Fleur de Cactus ! © copyright RZ.



Galions espagnols et pirates juifs I... © copyright 2010 Richard Zrehen


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