mardi 24 février 2009

Un curieux penchant (III)

… Tous les Français, donc, ont à assumer cet héritage-là : le tort fait aux Juifs de France, privés de la citoyenneté, du secours de la loi, de leurs biens et, pour beaucoup, envoyés à la mort. Et reconnaître une faute est toujours difficile, d’autant plus qu’on ne l’a pas commise directement. Quant à l’assumer…

Deuxième volet de l’hypothèse exposée plus haut : le pro-« palestinisme » français a beaucoup à voir avec cet héritage-là.

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II.- Genèse de la culpabilité vis-à-vis des « Arabes »

Nous écrivons « Arabes » avec des guillemets pour signaler une difficulté de désignation, fautive mais très répandue, quand est évoquée l’Algérie, qui est ce que nous visons, le Maghreb en général, et non pas ces pays où le Britannique et le Français ont exercé un mandat confié au lendemain de la 1e guerre mondiale par la Société des Nations…

L’Algérie a été conquise au VIIe siècle par les Arabes, a été islamisée (après avoir partiellement été judaïsée puis christianisée), s’est mise à parler l’arabe (sans abandonner les langues locales, jusqu’à aujourd’hui, en dépit des efforts des Autorités), certes, mais ses habitants d’alors sont-ils pour autant devenus des Arabes ? Et les Berbères ? Les Kabyles ? Les descendants des Vandales blonds venus de Germanie au Ve siècle se sont-ils évaporés d’un seul coup ? Des Perses (qui ne sont pas des Arabes !) ? Des Numides (nomades) dont parlait Salluste[1] ? Des Turcs (qui ne sont pas des Arabes !) et des Albanais qui viendront au XVIe siècle ?

Nonobstant, les Pieds-Noirs appelaient « Arabes » les habitants de leur nouveau pays, Camus aussi, qui avait pourtant une connaissance étendue de ce qui séparait les Kabyles[2] (qui ont résisté à la conquête française jusqu’en 1870, se sont souvent révoltés après, et luttent toujours pour la reconnaissance de leur langue et de leur culture) des autres populations « indigènes », mais tout le monde sait – et oublie souvent – qu’« Arabe » et « musulman » ne se superposent pas, qu’il y a des arabes chrétiens, par exemple, et des musulmans asiatiques. – Se vouloir « Arabe » en Algérie, hier, aujourd’hui, est un désir attesté, certes, mais qui n’appartient pas à la discussion en cours[3]. Et quant à se vouloir « Beur » ailleurs…

Le point n’est pas trivial, et la condensation, « arabo-musulman », d’usage aujourd’hui courant pour désigner culture et peuples, le monde nébuleux qui va du Maroc au Moyen-Orient, est l’opérateur qui permet « chez nous », d’un même mouvement, de rappeler/oublier l’Algérie comme problème et comme douleur.

L’histoire est plus récente, encore plus oubliée-brouillée par conséquent. On sera pourtant encore plus bref ; possiblement, encore plus schématique.



L’Algérie devenue française, administrativement rattachée à sa Métropole, théâtre d’une terrible guerre qui, longtemps, n’a pas dit son nom, qui, de revendication d’une égalité de droits entre Français et musulmans d’Algérie voulant étendre le périmètre du Projet de loi Blum-Viollette[4] de 1936 – refusées par les élus des Français d’Algérie et, notamment par la totalité des maires[5], qui feront échouer le Projet au Parlement en 1937, ses dispositions ont été reprises par le général de Gaulle en 1944[6] –, s’est transformée, en 1954, en guerre d’indépendance menée par des révolutionnaires pan-arabes décidés, soutenus par le bloc soviétique mais ayant la sympathie des Etats-Unis (!) ; guerre marquée par le terrorisme nationaliste contre les populations civiles – condamné par Camus mais abondamment justifié par les intellectuels « progressistes » – et gagnée par la France au terme de la bataille d’Alger (1957) d’une manière très peu honorable[7] : une armée de conscrits menée par des militaires ayant encore la débâcle de 1939, alourdie de la défaite de Dien Bien Phu, en tête, laissée sans véritables guides par les politiques, ébranlée par les embuscades et horrifiée par les attentats, les mutilations et les mises-en-scène macabres, s’étant livrée, avec de moins en moins de retenue, à la torture, des membres du FLN aux universitaires en passant par les journalistes.

Pendant que les jusqu’au-boutiste de l’Algérie française, qui n’avaient pas « réalisé » que le statut imaginaire de l’Algérie – compensation pour la perte de l’Alsace-Lorraine – n’était plus qu’un lointain souvenir[8], que le colon, de pionnier héroïque dur à la tache s’était mué, pour des Métropolitains encore traumatisés par l’Occupation et les tickets de rationnement, en un profiteur enrichi d’avoir « fait suer le burnous », se lançaient dans le contre-terrorisme en Algérie, en Métropole, sous la conduite d’un ancien haut-fonctionnaire[9] du régime de Vichy responsable direct de la déportation de Juifs du Bordelais, requalifié par le gouvernement du général de Gaulle, la police, éprouvée par les actions menées contre elle par les clandestins du FLN, réprimait durement les manifestations de défenseurs de la « cause algérienne » et se livrait à des ratonnades meurtrières contre les sympathisants musulmans des nationalistes algériens ; le général de Gaulle, qui détestait les Pieds-Noirs, selon Alain Peyrefitte – Parce qu’ils lui avaient préféré Giraud pendant la guerre ? Parce qu’il leur devait son retour aux Affaires et qu’un grand politique se définit précisément de ne pas avoir de créancier ? – préparait le désengagement de la France et l’indépendance de l’Algérie.


La France quittera l’Algérie dans la plus grande précipitation, sans vraiment superviser l’évacuation des populations civiles, laissant derrière elle ces musulmans d’Algérie qui, renonçant au droit coranique en vigueur du temps de l’Empire ottoman, avaient « choisi pour pays la France » (pour paraphraser le titre d’un livre de l’ancien député UNR d’Orléanville, le Bachaga Boualem[10]), accueillant avec très grande réticence ceux qui avaient réussi à échapper aux effroyables représailles du FLN et parquant « ses » Harkis dans des conditions peu honorables. En 1979, à l’occasion d’une réunion de Harkis, le Bachaga Boualem déclarera : « Il y a vingt ans, j’ai choisi la France. C’est une erreur de ma part, j’ai fait un mauvais choix »… – Il est approprié de noter ici que rien n’avait été prévu pour le « retour » des Pieds-Noirs qui n’avaient eu pour choix que « la valise ou le cercueil », et pour lesquels on construira à la hâte ces barres d’immeubles qui peuplent encore nos banlieues…



Une Algérie indépendante à la nationalité incertaine[11], devant être « construite » pour donner un imaginaire à la citoyenneté nouvellement acquise, « épurée » de ses européens ou supposés tels, incapable de retenir une partie de ses nationaux qui vont s’installer graduellement en France, parce que le stalino-tiers-mondisme militant et moraliste n’a évidemment que faire de la démocratie et n’est que médiocrement soucieux de quotidien et d’efficacité économique… Le mouvement s’accélérera notablement quand surviendra l’inévitable et épouvantable guerre civile des années 90. – Inévitable, parce que l’indépendance a été plus concédée que gagnée, ce qui est toujours dur à avaler, par un regroupement de populations, plus ou moins unies dans la lutte contre la France – pour parvenir à ses fins, on peut le rappeler, le FLN s’est débarrassé physiquement de ses rivaux du MNA de Messali Hadj –, mais que séparaient de profondes différences que la « victoire » n’a pas suffi à faire disparaître.

Le FLN, parti « unique » ayant fermé toute possibilité au « politique » de se déployer, manquant, après la disparition des figures historiques, d’un chef « charismatique » capable de faire médiation et étouffé par sa bureaucratie, s’est avéré au bout du compte incapable de jouer plus longtemps son rôle de mise en ordre du pulsionnel ; il s’est trouvé confronté, brutalement, aux islamistes qui disposent avec leur « Islam » d’une immense puissance d’organisation alternative – réglant, par exemple, le difficile problème de la différence des sexes à la radicale manière talibane : par l’assassinat des intellectuelles, des femmes médecins, avocats, pharmaciens, institutrices, etc.

Une France qui s’est dégagée en grande partie parce qu’elle n’a pas voulu de millions de musulmans porteurs d’une carte d’identité française…

Tout cela, trop brièvement dit, pour rappeler que les Français, tous les Français y compris ceux qui viennent d’Algérie et n’ont acquis leur nationalité que récemment ont à assumer cet héritage - – se soutenir d’une provenance « maghrébine » pour prétendre s’en excepter n’est pas admissible : le tort fait aux musulmans d’Algérie, Harkis y compris, privés du secours et de la protection de la loi. Et reconnaître une faute est toujours difficile, surtout si on l’a commise indirectement. Encore plus quand on croit être soi-même une victime – avec de bonnes raisons pour cela.

Troisième volet de l’hypothèse exposée plus haut : le pro-« palestinisme » français a tout à voir avec cet héritage-là.

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A suivre…


Notes :

[1] Cf. Salluste, La guerre de Jugurtha, Paris, Les Belles Lettres, 2002.

[2] Cf. Albert Camus, « Misère de la Kabylie », série d’articles publiés par « Alger Républicain », 5-15 juin 1939.

[3] « L’Algérie est membre de l'Organisation des Nations unies, de l’Union africaine et de la Ligue arabe depuis 1962. Elle intègre aussi l'OPEP en 1969. En février 1989, l'Algérie participe avec les autres États du Maghreb à la création de l'organisation de l’Union du Maghreb arabe... La Constitution du 28 novembre 1996 définit ‘l'Islam, l’Arabité et l’Amazighité’ comme ‘composantes fondamentales’ de l'identité du peuple algérien et le pays comme ‘terre d’Islam, partie intégrante du Grand Maghreb, méditerranéen et africain’ », Wikipedia org.

[4] Projet de loi du Front populaire, visant à ce que 24 000-25 000 musulmans puissent acquérir la citoyenneté française, leur permettant notamment de bénéficier du droit de vote, tout en gardant leur statut personnel lié à la religion. Wikipedia. org

5] Craignant l'accession de maires et de conseils municipaux musulmans dans certaines mairies, susceptible, pensaient-ils, de mettre en danger la souveraineté française, les 300 maires d’Algérie rejetèrent à l’unanimité ce projet de loi lors du congrès d'Alger (14 janvier 1937). Wikipedia. org

[6] Par une ordonnance modifiant le statut pénal des musulmans, les soumettant aux mêmes droits et aux mêmes devoirs que les Français d’Algérie, et donnant aux diplômés, fonctionnaires et militaires musulmans la citoyenneté française. 65 000 personnes obtiendront un statut d'électeur égal à celui des français non-musulmans, portant à deux cinquièmes la proportion des musulmans dans les assemblées élues. Wikipedia. org

[7] Le film, longtemps interdit en France, du cinéaste communiste Gillo Pontecorvo, La Battaglio di Algeri (1966), restitue suffisamment bien l’épisode, en dépit d’un évident parti-pris « idéologique », pour être aujourd’hui projeté, dans certaines écoles militaires occidentales, aux officiers chargés du contre-terrorisme – aux dires de certains... Cf. « 1948–2008 : COMMEMORATION DE LA NAKBA, du 3 au 11 août 2008 à Lormont, RENCONTRE DE JEUNES PALESTINIENS ET FRANÇAIS sur le thème «’ ‘Résister pour exister’ », 15 juillet 2008, resisterpourexister.unblog.fr

[8] C’est un alsacien (!), « israélite » de surcroît, qui aura dit le premier que, de symbole signifiant beaucoup plus qu’elle-même, l’Algérie était insensiblement passée au rang de territoire ordinaire au lendemain de la 2e guerre mondiale ; déchue, rétrécie, « banalisée », devenue denrée, elle était désormais soumise au calcul économico- politique, ultima ratio des « réalistes » en politique étrangère : encore échangeable, mais dans un autre registre, selon une autre unité de compte. Et ses habitants, Français et Néo-Français, étaient simplement devenus gênants… En 1957, Raymond Aron publie un livre qui fait scandale, La Tragédie algérienne (Paris, Plon), dans lequel il écrit en substance que le colonialisme n’est plus défendable, que l’Empire coûte plus qu’il ne rapporte, que l'intégration n'est plus sérieusement envisageable, les différences de croissance démographique entre les populations « européennes » et « non européennes » constituant un obstacle insurmontable, que l'indépendance de l'Algérie, par conséquent, paraît inévitable. Il ajoute aussi que si l’option du gouvernement est de ne pas envoyer de troupes supplémentaires et d’intensifier la guerre, il faudra bien se résoudre à négocier avec le FLN...

[9] Dans un petit livre malin, roman policier « à clef », Meurtre pour mémoire (Gallimard, 1984), Didier Daeninckx évoque ce personnage exemplaire, que la justice française ne rattrapera que très tardivement, ses « protecteurs » disparus...

[10] Bachaga Boualem, Mon pays la France, Paris, France-Empire, 1962.

[11] « Dans un article paru en 1936 et devenu, vingt ans après, célèbre, Ferhat Abbas [luttant alors pour que les musulmans obtiennent les mêmes droits que les Français d’Algérie] écrivait : ‘ Si j’avais découvert la nation algérienne, je serais nationaliste. Je ne l’ai pas découverte. J’ai interrogé les vivants et les morts. J’ai interrogé les cimetières. Personne ne m’en a parlé.’ … En 1931, une association d’ulémas commence à prôner une nation algérienne de langue arabe et de religion islamique et, en 1936, s’oppose à Ferhat Abbas : ‘ la population musulmane n’est pas de la France, elle ne peut pas être de la France, elle ne veut pas être de la France. ’ » Marie Elbe, « Les jujubiers de la conquête » in Les Pieds-Noirs, op. cit., p. 43.

Illustrations :

North Rodeo Drive (L A) © copyright Alain Bellaïche.

Le Vieux-Port © copyright Patrick Jelin.

Trucks (NYC) © copyright Serge Kolpa.

Pensive © copyright Patrick Jelin.

Femme bandée, Peter Klasen (coll. privée) © copyright RZ.

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Un curieux penchant © Copyright © Richard Zrehen, 2006, 2009.

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