jeudi 2 avril 2009

Lettre à un blogger


David Genzel, animateur du blog David-et-Celine-vont-en-bateau, m’a demandé d’enchaîner sur un texte d’Eric Marty (critique, écrivain, professeur de littérature française à Paris-VII, éditeur des œuvres complètes de Roland Barthes, etc.) qu’on peut lire à l’adresse suivante : http://www.lemonde.fr/archives/article/2009/03/28/les-mauvaises-raisons-d-un-succes-de-librairie_1173771_0.html

David,

Un ami, connaissant certaines de mes préoccupations, attire mon attention sur un « Point de vue » d’Eric Marty, pour qui j’ai de la sympathie, publié par un quotidien, pour lequel j’en ai moins…
Eh ! bien, je le trouve courageux, crâne comme on disait au temps de l’Affaire Dreyfus, Eric Marty qui, dans « Les mauvaises raisons d’un succès de librairie » (Le Monde daté du 28 mars 2009), entreprend d’exposer, pour des lecteurs qu’il ne convaincra pas (!), les raisons pour lesquelles il faudrait aborder avec scepticisme le livre de M. Shlomo Sand intitulé Comment le peuple juif fut inventé : de la Bible au sionisme (Fayard, 2008).
Crâne, parce qu’il prend la peine d’aller au fond, de rappeler que le peuple juif ne se définit pas lui-même comme une communauté raciale-biologique mais comme l’ensemble de ceux sur qui pèsent les Commandements – qu’ils les observent ou pas –, de ceux qui sont sous le joug de la Loi : quelle que soit leur couleur, quelle que soit leur origine. Le peuple juif est peuple par décision, par contrat, hérité-assumé ou choisi.
Les Juifs par naturalisation sont les enfants d’Abraham au même titre que ceux qui sont nés membres de la « famille », avec laquelle il leur est toujours loisible de rompre, ce dont beaucoup ne se privent pas. – « Conversion » est une regrettable concession du XIXe siècle à la religiosité occidentale, de coloration chrétienne, qui néglige règles et obligations, le Symbolique et ses marquages concrets, au « bénéfice » de la foi, c’est-à-dire l’Imaginaire : les rabbins sont des docteurs de la Loi, des juristes faisant à l’occasion fonction d’officiers d’état-civil, pas des prêtres, pas des « hommes de Dieu », même si certains le sont et se « vivent » comme tels. Est Juif non celui qui se sent tel, de cœur, mais celui qui peut participer à un mynian !
Je trouve admirable qu’Eric Marty se soit donné la peine de rappeler quelques vérités premières, facilement accessibles à qui veut s’informer, aux lecteurs de M. Shlomo Sand et à ceux qui pourraient l’être, parce qu’il sait bien – il le dit – que l’enjeu n’est pas anthropologique-historique mais « politique », c’est-à-dire fantasmatique, qu’il est en vérité question non d’un peuple mais d’un Etat – qui jouit d’une sollicitude planétaire épargnée à l’Arabie Saoudite, à l’Iran, à la Lybie, à la Russie ou à la Syrie, par exemple.
Eric Marty aurait pu s’arrêter au titre du livre en question, et remarquer qu’il est plutôt curieux : le sionisme est un projet politique qui a été mené à bien par des Juifs désireux de rompre avec la tradition juive, qui se sont fait une gloire de transgresser les Commandements, qui sont allés jusqu’à changer de nom pour marquer la rupture au fer rouge, et qui ont trouvé dans cette rébellion folle la force nécessaire à la constitution d’un pré-Etat, avec des infrastructures, une langue, une armée et un drapeau, il faut s’en souvenir. Aussi, passer de la Bible au sionisme est, pour le moins contestable – Ah ! Roger Garaudy…–, d’autant qu’un bon cinquième de la population israélienne n’est pas juive...
Mais le projet sioniste n’a pu passer au réel qu’avec un vote de l’ensemble des Nations constituées en corps souverain, et c’est bien cela que ceux qui sont prompts à invoquer le « droit international » ou plaider avec émotion et exubérance la cause « palestinienne » veulent oblitérer : la création de l’Etat d’Israël n’est pas la conséquence d’une conquête, n’est pas celle d’une intervention du Saint-béni-soit-Il (quand bien même certains le penseraient) mais d’une décision collective autorisée, d’un vote de l’ONU. Décision immédiatement contestée par plusieurs Etats, comme on sait, à qui jamais aucune représentation n’a jamais été faite pour s’être rebellés contre une décision de droit…
Alors, que des individus d’origines diverses se soient reconnus dans des récits anciens, collationnés par Ezra le Scribe et son entourage à Babylone au temps du 1er exil, et y aient trouvé une forte identité collective, est certainement vrai – voilà pour l’« invention » et le positivisme – mais n’est absolument pas pertinent en la circonstance : le peuple juif se (ré)invente chaque fois qu’un Juif, par naissance ou par choix, prend sur lui, tant bien que mal, les Commandements, chaque fois qu’il entreprend (plus rarement) d’étudier le Talmud dans les formes, mais les habitants légitimes de l’Etat d’Israël sont ceux que l’ONU a désignés comme tels.
Qu’en majorité ils se tiennent le discours d’une filiation est important pour eux (et pour ceux qui, résidant ailleurs, leurs sont liés familialement, dans un sens plus ou moins large), quand bien même des savants – il n’est pas sûr que M. M. Shlomo Sand fasse partie de cette confrérie, à en croire Eric Marty, et je ne vois pas de raison de douter de son évaluation – montreraient qu’elle est mythique, ne compte pas : ils voulaient un Etat, étaient prêts à le défendre, l’ONU a reconnu que cette demande était légitime, et la biologie n’a rien à voir avec cela – la mauvaise conscience, peut-être...
Et ceux qui tuent des Juifs – où, entendant le faire, ne parviennent à l’occasion qu’à tuer des « Français innocents » (!) – parce qu’ils le sont, ne s’inquiètent pas vraiment de savoir s’ils (se) sont inventés où s’ils sont d’authentiques descendants directs de singes et de porcs. Entre le Flore et la Closerie des Lilas, en revanche, l’affaire semble devoir être débattue.
Eric Marty aurait pu s’arrêter au titre du livre en question mais il ne l’a pas fait : il est clair, articulé et dans la plaque. C’est réconfortant, bien sûr, mais ne nuira probablement pas au douteux succès de l’ouvrage de M. Shlomo Sand, tant la passion mauvaise qu’il alimente est forte.

Salut et civilité,

Richard

On peut lire cette lettre in situ, à l’adresse suivante : http://www.davidetceline.fr/

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