lundi 27 avril 2009

For « connoisseurs »… [II et fin]



Gyp, qui affuble ses personnages de noms qui sont aussi des définitions d’essence, procédé au vieux passé biblique-grec et à la postérité populaire nombreuse (chez San Antonio, par exemple, ou John Le Carré), met donc en forme dialoguée, plaisante mais un peu insistante, aux dires de ses proches confrères[1], ce que les « siens » à la très aiguë conscience de groupe[2] disent, plus ou moins ouvertement, de ces intrus maximaux que sont les Juifs allemands riches, tenant le haut d’un pavé parisien auquel beaucoup ne peuvent plus prétendre.

« A Maurice de Hirsch, ‘‘Türkenhirsch’’ pour le Tout-Paris, Henri de Breteuil trouve les ‘‘manières d’un parfait parvenu… désagréable et mal élevé’’ »[3].

A trop (bien) faire, « ils » découragent, estime Constance de Castelbajac : « … Les palais de Rothschild et des autres juifs, leurs fêtes des mille et une nuits [!] où l’on voit les murs couverts de camélias, des rochers de glace résistant à une chaleur de vingt-cinq degrés et des soupers où l’on boit du vin à trente francs la bouteille, ces énormités d’un luxe lourd et ennuyeux ont mis les fêtes sur un tel pied que très peu de gens peuvent en donner et que beaucoup de personnes qui pourraient recevoir très agréablement pour les autres, n’y songent même pas ! »[4].


Dépit et agacement partagés par des étrangers francophones et francophiles de rang similaire, par exemple José Maria de Eça de Queirós, écrivain naturaliste portugais, admirateur de Zola (il manifestera contre la condamnation de Dreyfus), consul à Paris de 1886 à sa mort en 1900 : « L'Israélite maigre, grêle, chétif, rasant les murs et qui à travers les paupières lance un regard torve et méfiant est une légende qui appartient au passé. Aujourd'hui le Juif est gros. Il porte la tête haute, a une panse ostentatoire et occupe le haut du pavé »[5].


Ou encore : « La pompe de ces Salomons parvenus heurte notre goût (contemporain) pour la sobriété. Ils parlent toujours à haute voix, comme s'ils étaient en pays vaincu. Et que ce soit dans un restaurant à Londres ou à Berlin, il n'y a rien de plus intolérable que le caquetage sémitique. Ils sont couverts de bijoux, les garnitures de leurs calèches sont en or, et ils aiment le luxe grossier. Tout cela irrite »[6].


Ah ! ces gens qui ont fait fortune depuis peu, contre toute attente, en dépit d’obstacles nombreux, et qu’on ne peut plus ignorer tant ils prennent de place. Les autres, leurs coreligionnaires moins dotés, on peut les souffrir : on ne les voit pas – et ils peuvent même rendre de menus services à l’occasion[7] – mais ceux-là… Rien, on l’a dit, ne donne autant la mesure de son déclassement que de découvrir soudain, en ses nouveaux voisins, ceux qu’on était d’autant plus facilement accoutumé à traiter en repoussoir imaginaire qu’on n’en n’avait quasiment jamais croisé.

« Les Juifs occupent maintenant les demeures des grands seigneurs. Ils y sont vulgaires, ils profanent les lieux »[8].


S’il n’y avait que cela… Un accent, même « à la Gobseck »[9], l’usurier archétypique de Balzac, peut s’estomper si l’on s’y essaie avec force ; des manières s’améliorer, pour autant qu’elles ont été identifiées, spontanément ou pas, comme détestables (!) ; une religion devenue encombrante, se dissoudre dans l’eau d’un baptême. Et nombre de ces « intrus » s’y sont essayé avec entrain et non sans un certain succès[10]. S’il n’y avait que cela, on dirait que Gyp exprime une méchante humeur, un agacement certain, mais qu’il ne faudrait pas lui prêter plus, malgré ses protestations militantes.

Et d’ailleurs, est-il sur qu’on la prenait au sérieux, cette femme qui tenait un salon où se côtoyaient sans trop de peine des écrivains et essayistes plutôt nationalistes, comme Barrès et Maurras, et d’autres plus socialisants, comme Anatole France après son moment boulangiste[11] ? La grande-mondaine, certainement, jugée « tendre et spirituelle » par André de Fouquières[12], l’hôtesse, sans aucun doute, mais la « militante » ? On peut douter du crédit que les habitués mâles des salons faisaient, la courtoisie de circonstance mise à part, aux « opinons » féminines, même les plus « élégamment » exprimées, en cette fin de XIXe siècle où le droit de vote était réservé aux hommes…

Mais quelque chose résiste et insiste, une différence sans visage à laquelle il est devenu impérieux d’en donner un : parce qu’entre monarchie (Louis XVI guillotiné n’est pas si loin), république, défaite, amputation de territoire et déferlante du capitalisme financier, le Symbolique vacille [voir, dans cet espace, Un curieux penchant II, mis en ligne le 16 février 2009]; parce qu’il faut une image forte de ce dont il faut s’effrayer, de ce qu’il faut haïr avec d’autant plus de force que le soulagement est en proportion – et pas seulement éviter ou brocarder – pour que le Réel, reterritorialisé, ne s’effondre pas. Le Juif, qui n’y peut mais, dans son organicité obscène, la « race », notion bâtarde élaborée en Allemagne par les Indianistes, d’abord, les Romantiques, ensuite, qui vient pour partie de l’élevage et de la chasse – la terre, encore – pour partie de l’absence de représentation du Corpus Mysticum (corps mystique de Jésus constitué par l’ensemble de ceux qui professent le Roi-Messie) chez les Luthériens. Ce qui fait unité – de groupe, de caste, de peuple – doit être visible[13], faute de pouvoir être articulé. Doit faire corps pour être montrable. Ne peut que s’incarner



Joseph de Maistre :« Mais il y a de plus des maladies, comme il y a des prévarications originelles du second ordre ; c’est-à-dire que certaines prévarications commises par certains hommes ont pu les dégrader de nouveau plus ou moins, et perpétuer ainsi plus ou moins dans leur descendance les vices comme les maladies ; il peut se faire que ces grandes prévarications ne soient plus possibles ; mais il n’en est pas moins vrai que le principe général subsiste et que la Religion chrétienne s’est montrée en possession de grands secrets, lorsqu’elle a tourné sa sollicitude principale et toute la force de sa puissance législative et institutrice, sur la reproduction légitime de l’homme, pour empêcher toute transmission funeste des pères aux fils. […]

Si un homme s’est livré à de tels crimes ou à une telle suite de crimes, qu’ils soient capables d’altérer en lui le principe moral, vous comprenez que cette dégradation est transmissible, comme vous comprenez la transmission du vice scrofuleux ou syphilitique »[14].

Il y a le sang : « Je n’ai pas dans mes veines un goutte de sang juif », affirme Boni de Castellane[15], faisant écho à la fierté inquiète de l’Espagnol du temps de la Reconquista, qui ne voulait à aucun prix s’allier à un « Nuevo Cristiano », un Juif converti, de peur que sa descendance n’en fût « corrompue ».

Le sang que même le sacrement supposé effacer l’origine – « Ni Grec ni Juif ?» – ne peut laver : « Les héritières israélites (!) mariées dans la noblesse peuvent bien avoir reçu l’eau du baptême, elles restent des ‘‘Juives’’ aux yeux de Constance de Castelbajac »[16].

Drumont : « Absolument différent du chrétien dans son évolution comme race et comme individu, le Juif est dans des conditions toutes différentes aussi sous le rapport sanitaire.

Il est sujet à toutes les maladies qu’indique la corruption du sang : les scrofules, le scorbut, la gale, le flux. Presque tous les Juifs polonais ont la plique [maladie dans laquelle cheveux, barbe et poils sont enchevêtrés et collés ensemble] et le disent (!) ; beaucoup de Juifs français, élégants et bien vêtus, auxquels nous serrons la main (!!), l’ont également, mais ne le disent pas (!!!) »[17].


Il y a les nerfs : « La névrose, telle est l’implacable maladie des Juifs. Chez ce peuple longtemps persécuté (!), vivant toujours au milieu des transes perpétuelles et d’incessants complots, secoué ensuite par la fièvre de la spéculation, n’exerçant guère, en outre, que des professions où l’activité cérébrale est seule en jeu, le système nerveux a fini par s’altérer… »[18].


Il y a la lascivité : « Le vice a… chez les Juives un caractère particulier.

… Il est certain qu’un père et une mère juifs vendent parfaitement leurs filles quand ils sont pauvres, tandis que dans nos grandes villes, nos pauvres, hélas ! se contentent, faute de surveillance (!), de les laisser se livrer au premier venu. Les courtisanes juives se prostituent pour de l’argent, mais froidement, sans l’ombre d’ivresse, avec l’intention bien arrêtée de se marier quand elles auront ramassé un pécule ; elles épousent alors un comédien, un négociant, un financier…

La prostituée, d’ailleurs, sert Israël à sa façon : elle accomplit une sorte de mission en ruinant, en poussant au déshonneur les fils de notre aristocratie ; elle est un merveilleux instrument d’information pour la politique juive.

La femme juive de la classe aisée vit à l’orientale, même à Paris, fait la sieste l’après-midi, garde je ne sais quoi de fermé et de somnolent. Elle est étrangère aux passions violentes, qui troublent si souvent le cœur de la chrétienne que la foi ne garde plus ; elle est préservée justement par cette absence de tout idéal, qui est la caractéristique des Sémites… »[19].


Il y a une affinité avec les microbes et bactéries : « Par un phénomène que l’on a constaté cent fois au Moyen-Age et qui s’est affirmé de nouveau au moment du choléra, le Juif paraît jouir vis-à-vis des épidémies d’immunités particulières. Il semble qu’il y ait en lui une sorte de peste permanente, qui le garantit de la peste ordinaire ; il est son propre vaccin et, en quelque manière, un antidote vivant. Le fléau recule quand il le sent… »[20].

Il y a ce qui contraint la matière « sensée » et la marque immanquablement : « Il y a dans Sodome et Gomorrhe quelques pages très curieuses dans lesquelles Proust nous explique comment Swann redevint intensément juif à la fin de sa vie. Il y a certain Israélites, très fins pourtant et mondains délicats, chez lesquels restent en réserve et dans la coulisse, afin de faire leur entrée à une heure donnée de leur vie, comme dans une pièce, un mufle et un prophète. Swann était arrivé à l’âge du prophète.

[…] Le premier biographe de Proust, Léon-Pierre Quint, écrit : On a voulu trouver dans son ascendance israélite une explication à certaines tournures de son esprit. Ce sont des déductions théoriques qui n’éclairent rien. L’esprit juif a fait naître les systèmes les plus opposés, les théories les plus contradictoires : l’intellectualisme de Spinoza, par exemple, et l’intuition bergsonienne. Une race (!) ne représente pas qu’une seule forme d’idées.

Cela est vrai, mais cela n’empêche pas que tel ou tel trait précis peut fort bien réapparaître de-ci de-là tout au long de la descendance de la race. Et peut-être plus que dans les idées ou les systèmes la tournure d’esprit d’une race se manifeste dans le style. Le premier style de Proust, celui de l’œuvre de jeunesse, n’est pas le style d’A la recherche. De même que la maladie a fait sortir chez Swann le prophète, elle a fait sortir chez Proust le commentateur. Le style proustien est le style du rabbin commentant les Ecritures.


Pour ne pas être accusé d’idée préconçue, j’emprunterai à d’autres l’analyse du style de Proust : les phrases de Proust, quelquefois si longues, d’une construction si compliquée, surchargées de parenthèses, de conjonctions… La langue est si originale, qu’il est nécessaire de l’apprendre comme une espèce de langue étrangère… Le lecteur est d’abord rebuté par la longueur et l’enchevêtrement de la phrase… Il a été obligé de désarticuler la période classique, de la découper et, comme un prestidigitateur d’un seul ruban tire mille serpentins, d’en faire sortir de multiples incidentes…

Le style ainsi défini n’est pas français de formation… Qui ne voit que ce style a été inventé vers l’ère chrétienne par les juifs de Babylone et de Jérusalem pour commenter les livres sacrés. Phrases longues de commentaires, compliquées parce qu’un gloseur considère tous les sens possibles du texte… Léon-Pierre quint, en définissant le style de Proust, a défini le style du Talmud et du Zohar

Ainsi peut-on comprendre que le lecteur soit rebuté : le lecteur français sent qu’il est sorti de son pays… »[21].

Enfin, il y a l’odeur : « Le fléau recule quand il le sent…

Le Juif, en effet, sent mauvais. Chez les plus huppés, il y a une odeur, fetor judaïca, un relent, dirait Zola, qui indique la race et les aide à se reconnaître entre eux. La femme la plus charmante, par les parfums mêmes dont elle se couvre, justifie le mot de Martial : qui bene olet male olet [22].

… La question de savoir pourquoi les Juifs puaient a longtemps préoccupé beaucoup de bons esprits – Martial compare l’haleine de observateurs du jeûne sabbatique (!) aux miasmes qui s’exhalent des vapeurs sulfureuses de l’Albula… Au Moyen-Age on croyait pouvoir les purifier de cette odeur en les baptisant. Bail prétend que ce fait tient à des causes naturelles… »[23].



Il y a tout cela dont Gyp ne parle pas dans son Israël – l’éducation ? – mais qu’elle connaît et pratique, préférant en rester aux petits ridicules et aux questions de goût et de tact – parce qu’elle écrit un roman ? Toujours est-il que là où la comtesse de Martel de Janville a des délicatesses, de la retenue même, Muller et Reboux vont mettre les pieds dans le plat. Charles Muller et Paul Reboux, célèbres et talentueux pasticheurs, mi-chansonniers, mi-potaches, un œil pour les tics littéraires, une oreille pour le phrasé, un penchant pour la gaudriole, livrent 10 ans après Israël un A la manière de Gyp intitulé Le mariage de Jabote.


Extraits :


« Chez les Moveyl-Aaron, dans le château princier dont ils ont pris possession après en avoir ruiné le trop confiant propriétaire. Le salon. Architecture de grand style. Mais les Moveyl-Aaron ont arrangé les choses à leur goût, qui est affreux. Tout est rouge et or. Le piano lui-même est doré, avec des incrustations de rubis. On a doré les cariatides de la cheminée monumentale, et on leur a fourré des yeux en pierre précieuse. Le marbre de l’entablement a été remplacé par une dalle en or massif. Le décor du plafond imite la voûte d’une grotte, avec des stalactites dorées.

Un maître d’hôtel, chamarré comme un amiral suisse, introduit les invités : le duc de Keurféal, sa fille Jacqueline (surnommée Jabote à cause de son bavardage), son fils Robert, dit Bobo (9 ans), et, presque aussitôt après, le lieutenant de Jean de Pursayeu.

Jabote. De beaux yeux, des cils immenses, le nez un peu long, bourbonien. Serait-il vrai que sa bisaïeule… et Louis le Bien-Aimé… ? Hé ! hé !… Extrémités aristocratiques. Costume de linon jaune à collerette rouge plissée, très chic et très simple. Elle s’avance, la main loyalement tendue, vers Pursayeu.

Bonjour Jean. C’que je suis contente ! Grâce à vous, on n’va pas s’raser.

M. de Keurfeal, cinquante ans, admirablement conservé. Cheveux en brosse d’un blanc éblouissant. Moustache noire tombante, à la Cassagnac [Paul Adolphe Marie Prosper Granier de, 1842-1904, journaliste, député, duelliste, clérical, antisémite, fondateur de L’Autorité]. Gants paille. Guêtres écossaises. Pantalon à larges raies. Gilet à carreaux bleus et jaunes, d’un ton très franc. Jaquette à revers de soie. Une touffe de fleurs de lys à la boutonnière. Très vieille France, très sobre et très chic.

Bonjour Jean, comment va votre tante, la vicomtesse d’Eu, douairière d’Effagaux ?

Pursayeu, vingt-sept ans ; Grand et beau garçon, bien découplé dans son dolman bleu ciel de chasseur qui lui fait une taille d’abeille. Très chic et très simple. Il découvre dans un sourire, sous sa fine moustache, de dents magnifiques.

Très bien, je vous remercie… Toujours en prison.

Bobo, figure ouverte et sympathique. Tenue des écoliers d’Eaton, veston court, grand col empesé, pantalon en pattes d’éléphant.

Pourquoi qu’elle est en prison ?

Jabote. Au moment des inventaires, elle a vidé sa tabatière dans les yeux d’un cheval de gendarme.

Bobo. Vive le Roy !

(Son père lui donne deux sous.)

Keurfeal, à Pursayeu.

Croyez-vous qu’il est avancé pour son âge ?

[…]

Bobo, de but en blanc.

Jean, dis, t’as faim ?

Pursayeu. Une faim de loup, mon petit Bobo.

Bobo. Tant mieux ! Il ne leur restera rien du déjeuner, à ces sales types qui nous ont invités !

(Il ouvre le piano et y verse l’eau d’un pot de fleurs.)

Tiens ! voilà pour eux ! ça leur apprendra à jouer du Wagner au lieu de jouer du Gounod !…

M. de Keurfeal, faisant les gros yeux à Bobo.

Veux-tu finir, brigand ! (Bas à Pursayeu, et très amusé au fond.) Croyez-vous qu’il est avancé pour son âge ?

Bobo, reniflant.

Oh !… C’t’infection !…

Keurfeal, humant l’air.

Mais oui… sentez-vous cette odeur bizarre ?

Pursayeu. Cela augmente…

Jabote. Ca sent l’bouc, le suint et l’vieux tapis…

Bobo, de plus en plus avancé pour son âge.

Une odeur de juif-generis…

Le Maître d’hôtel, en effet, au moment où tous éclatent de rire, annonce :

Madame la baronne et Monsieur le baron Abraham Moveyl-Aaron, Monsieur Gontran de Moveyl-Aaron !

Keurfeal, suffoqué, bas à Pursayeu.

Ils se font annoncer chez eux, à présent.

Le Maître d’hôtel, qui a entendu, bas à Keurféal.

J’ai eu beau leur dire…

(Le trio s’avance. En tête, l’aïeule, énorme tas de chair éléphantesque, boudiné dans une terrible robe noire garnie de dentelles et couverte de diamants gros comme des carafes. Puis viennent le baron et son fils Gontran, tous deux également monstrueux, et vêtus de complets gris, d’un ton louche. Le baron s’avance vers Jabote et lui baise la main. Aussitôt Jabote sort une fiole d’eau oxygénée et s’en verse sur la place embrassée.)

Gontran.

Gue vaides-fous dong, matemoisselle ?

Jabote, avec hauteur.

Je m’nettoie.

La Baronne.

Fous afez tes drôles te vazons !

(Devant cette observation si dépourvue de savoir-vivre, Pursayeu et Keurféal se sentent indignés. Heureusement, on annonce que le déjeuner est servi. Tout le monde passe dans la salle à manger, où règne un luxe épouvantablement criard.)

Keurfeal, se penchant sur la nappe écarlate, avec surprise.

C’est du point à la rose ?

Le Baron.

Foui. Ch’ai bayé za tans les drois zent mille…

Pursayeu. C’était de cette couleur-là quand vous l’avez acheté ?

Le Baron.

Non. Che l’ai fait deindre en rouche ? Che drouve ça blus choli, blus rige…

[…]

Le Maître d’hôtel, versant du Bordeaux, murmure à l’oreille de chacun :

Château-Laffite 77, quarante francs… Château-Laffite 77, quarante francs…

Keurfeal, au maître d’hôtel.

Hein ?

Le Maître d’hôtel, bas.

C’est le prix. Ici, il faut dire le prix de la bouteille.

[…]

(On apporte des tournedos béarnaise.)

La Baronne Moveyl-Aaron, flairant, le nez sur la saucière, avec un sans-gêne choquant de parvenue.

Coûtez za. Che grois gueu z’est pon. Za zent pon…

Keurfeal, sentant la sauce avec cette aisance d’allures qui est l’apanage des vrais grands seigneurs.

Mais… elle est tournée, cette sauce…

Le Maître d’hôtel, bas à Keurféal.

C’est eux… Chaque fois qu’on sert une béarnaise, elle tourne, rapport à leur odeur…

[…]

(… Sur le perron, café, liqueurs, cigares.)

[…]

(… Pursayeu et Jabote vont faire un tour derrière les massifs de rhododendrons.)

Pursayeu. Vous vous amusez, ici ?

Jabote. Je m’cire !

Pursayeu. Mais pourquoi Monsieur votre père y vient-il ?

Jabote, simplement.

Parc’que j’vais épouser l’jeune Gontran.

Pursayeu, stupéfait.

Pas possible !

Jabote. Comm’ je vous l’dis.

Pursayeu. Et M. de Keurféal consent…

Jabote. Faut bien… Le baron n’rêve que d’ça. Il a racheté toutes les créances de papa. Faut bien consentir à c’qu’y veut (Mélancolique.) Mais, vrai de vrai, y a d’quoi s’faire des cheveux…

Pursayeu. Le mariage n’aura pas lieu. Je saurai l’empêcher.

Jabote. Quell’ blague !

Pursayeu. Parfaitement ! Il y a quatre ans, au conseil de révision, je faisais partie du bureau… J’ai vu le jeune Gontran… Je l’ai vu, mais ce qui peut s’appeler vu et… (hésitant) je ne sais pas si, devant une jeune fille…

Jabote. Allez, allez, n’vous frappez pas…

Pursayeu. Eh bien, il a la lèpre… le corps couvert d’écailles blanches… comme tous ses coreligionnaires… C’est bien connu… Et il n’a qu’une omoplate !…

Jabote. Quelle horreur !!!

Pursayeu. Je vais le menacer de faire passer sa caricature dans les journaux… Il craindra le scandale… Il renoncera au mariage, et le vieux rendra les créances à Monsieur votre père…

Jabote, lui sautant au cou.

Oh ! vous êtes un chic type ! J’vous gobe !

Pursayeu. Mam’zelle Jabote, je vous adore ! Voulez-vous être ma femme ?

Jabote, souriant.

C’te question !… » [24].


***

Notes :


[1] « Que de fois je suis tombé chez lui [Edouard Drumont] le matin, pour lui parler de l’article que je projetais, de cet article du dimanche où avaient échoué, avant moi, plusieurs journalistes, notamment Mme Gyp, à cause du jargon fatigant qu’elle prêtait à ses personnages, juifs ou non-juifs ! », Léon Daudet, Salons et journaux, Paris, Grasset, 1932, « Edouard Drumont et La Libre Parole de 1900 à 1908 », p. 233.

[2] Cléopâtre-Diane de Mérode, dite Cléo, danseuse célèbre, fille d’un baron autrichien et artiste : « [Ma mère] souscrivit … à notre projet de mariage et [Le comte] Charles [de P.] me passa au doigt la bague de fiançailles. Mais la date de notre union restait dans le vague.

Charles ne me dissimula pas que bien des obstacles seraient à vaincre. Ses parents possédaient un hôtel de grande allure dans le faubourg Saint-Germain ; ils faisaient partie de la haute aristocratie et professaient un culte étroit des privilèges et des traditions de caste. De ce côté-là, rien à craindre ; je pouvais facilement aligner mes quartiers de noblesse. Mais, d’une moralité ombrageuse, ils ne fréquentaient qu’une société sévèrement triée, très collet monté, et jamais ils n’auraient envisagé d’accueillir une femme de théâtre dans leur famille. Aussi, quand ils surent que leur fils aimait une danseuse, furent-ils horrifiés », Cléo de Merode [avec l’aide de Claude Carras], Le Ballet de ma vie, Paris, Pierre Horay, 1955, p. 100.

[3] C. Nicault, « Comment en être ?… », article cité, p. 15, qui donne comme référence (note 38) : Journal secret du marquis de Breteuil, 17 mai 1887, cahier 3, cité par D. Frischer, Le Moïse des Amériques. Vies et œuvres du munificent baron de Hirsch, Paris, Grasset, 2002, p. 211.

[4] Journal de Constance de Castelbajac, marquise de Breteuil, 1885-1886, Paris, Perrin, 2003, p. 195, cité par C. Nicault, « Comment en être ?… », p. 16.

[5] Cité par Philosémitisme blog, le 4 avril 2009.

[6] Cité par Philosémitisme blog, le 19 avril 2009.

[7] « Juif, ive (du lat. Judæus, gr. Ioudaios ; de Judæa, Judée, pays des enfants de Juda), personne née en Judée, ou qui descend des habitants de ce pays. – Les Juifs […]

– n. Qui professe la religion judaïque. (S’écrit, dans ce sens, avec une minuscule) : Les JUIFS (!) observent encore ( !!) le Sabbat.

– Fam. Personne qui prête à usure, qui vend extrêmement cher ; personne qui gagne de l’argent par des moyens injustes et sordides : Quel JUIF, quel arabe (!) est-ce là ? (Molière) », Paris, Nouveau Larousse Illustré, 1905, t. 5, p. 436.

[8] Marguerite de Saint-Marceaux, Journal 1894-1927, Paris, Fayard, 2007, entrée du 6 juillet 1907, p. 400, cité par C. Nicault, « Comment en être ?… », p. 16.

[9] C. Nicault, « Comment en être ?… », p. 29 : « L’expression est de Paul Morand, à propos du couple Porges. Elle pourrait s’appliquer tout autant au baron James de Rothschild, dont le Journal secret du marquis de Breteuil, 17 mai 1887, cahier 3 (cité par D. Frischer, op. cit, p. 211) dénonce l’‘‘affreux accent du juif allemand’’ ou encore au baron Maurice de Hirsch, souvent brocardé pour sa façon de mélanger plusieurs langues (Henri de Breteuil, Journal secret 1886-1889, Paris, Atelier Marcel Jullian, 1979, entrée du 11 mai 1889, p. 362) ».

[10] Cf. par exemple, l’article de Vincent Gourdon et Cyril Grange, « L’union d’Emile II Pereire et Suzanne Chevalier : l’Eglise et les mariages mixtes dans les années 1860 », Archives Juives n° 42/1, 1er semestre 2009, pp. 33-50.

[11] « Je dîne mardi avec le Général, vous savez chez qui. Nous ne serons que trois… C’est la gloire, cela, mais ce n’est pas le bonheur », Anatole France à Mme Arman de Caillavet, lettre citée par J.-M. Pouquet, Le salon de Mme de Caillavet, op. cit., chap. premier (1876 à 1889), p. 83. « Mme Arman de Caillavet… se moquait de France qui le prenait [le général Boulanger] au sérieux et qui ‘‘arborait l’œillet rouge’’ (signe de ralliement des boulangistes) », J.-M. Pouquet, ibid., chap. II (1889 à 1896), p. 87.

[12] A. de Fouquières, Cinquante ans de panache, Paris, Pierre Horay, 1951, p. 28, cité par C. Nicault, « Comment en être ?… », p. 27 (note 15).

[13] « Profonde pensée de [Léon] Bloy : ‘‘ L’immoralité, c’est de préférer le visible à l’invisible’’ », René Schwob, MOI, JUIF Livre posthume, Paris, Plon, 1928, p. 18.

[14] Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Petersbourg, ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence (1821), Paris, Ed. de La Maisnie, 1980, pp. 65-66. – Scrofule- : affection caractérisée par des troubles nutritifs profonds favorisant propice au développement de la tuberculose.

[15] Mémoires de Boni de Castellane, Paris, Perrin, 1986, p. 270, cité par C. Nicauld, « Comment en être ?… », p. 21.

[16] Journal de Constance de Castelbajac…, op. cit., p. 195, cité par C. Nicault, « Comment en être ?… », p. 12.

[17] Edouard Drumont, La France juive, Paris, Marpon & Flammarion, 1886, t. 1, p. 103. – Nous suivons ici quelques indications de Grégoire Kaufmann, « Rothschild & Cie. La bourgeoisie juive vue par Edouard Drumont », Archives Juives n° 42/1, 1er semestre 2009, pp. 51-68.

[18] Ibid., p. 105.

[19] Ibid., pp. 89-90.

[20] Ibid., p. 104. – Nous soulignons.

[21] Denis Saurat, « Le judaïsme de Proust », Tendances, Paris, Le Monde Moderne, pp. 154-156. Il est juste de noter que D. Saurat conclut ainsi (p. 160) : « … Pour éviter tout malentendu […] dans mon esprit, ceci n’est en rien contre Proust, pas plus d’ailleurs que ce n’est pour lui. Proust nous a donné un chef-d’œuvre. J’appelle seulement l’attention sur l’un des aspects les plus curieux de ce chef d’œuvre ». D. Saurat intitule sa grande étude sur Proust, dans le même volume : « Le génie malade »...

[22] « Non bene olet qui semper bene olet » (Il ne sent pas bon, celui qui sent toujours bon), Martial, Épigrammes, 2.12.4. – Est-il besoin de rappeler que le soufre est très souvent associé au Diable ?

[23] Edouard Drumont, La France juive, op. cit., t. 1, pp. 104-105.

[24] Charles Muller et Paul Reboux, A la manière de…, 1e série, Paris, Éd. de la revue Les Lettres, 1908. – Ce livre connaîtra de nombreuses rééditions chez Grasset et il est à noter que, dans les dernières, Gyp a disparu des auteurs pastichés…

Illustrations :

Alassio, décembre 2004 © copyright Odile Vilmer.

Les Arcs (1), village médiéval © copyright R.Z.

Les Arcs (2), village médiéval © copyright R.Z.

Un que les Allemands... © copyright Patrick Jelin.

Jeune vierge au sacrifice © copyright Odile Vilmer.

... et nous a ordonné… © copyright Patrick Jelin.

A Cadaques © copyright Odile Vilmer.

For « connoisseurs »… © copyright 2009, Richard Zrehen.

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