dimanche 8 novembre 2009

Dossier de presse :Traduire Spiegelman




Dans la foulée de notre traduction du très étonnant Breakdowns d’Art Spiegeman [voir, dans le blog de l’invité du 11e blog, Traduire Spigelman, mis en ligne le 25 mars 2008], nous avions préparé, Pierre Lévy-Soussan (qui m’a entraîné dans l’entreprise) et moi, un dossier de presse destiné à accompagner la sortie de l’album – en mars 2008, à l’occasion du Salon du Livre. La maison d’édition l’a jugé trop long et trop allusif. L’amateur pourra juger sur pièce…


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Interpréter en ne trahissant pas trop, c’est la tâche (par minimum) de tout traducteur. Compliquée, en la circonstance, par la volonté délibérée de l’auteur : entasser autant d’éléments signifiants que possible dans le peu d’espace disponible, dans les bulles ou dans les cases. Ainsi faut-il, au-delà de la langue, être sensible aux multiples connotations pour espérer restituer l’univers de l’artiste. Travail particulièrement exigeant : dé-condensation des phrases surchargées de la langue-source, puis re-condensation dans la langue cible (ce que l’anglais dit en 10 mots, le français le dit en 15, environ), sans que dans ce transfert ne soit perdu l’essentiel de la « frappe » de l’auteur dans sa langue (signifiants, scansion, syntaxe).

De plus, Spiegelman ne veut pas se laisser enfermer dans une identité, ne veut pas être facilement reconnaissable : il joue avec les styles, sur le plan graphique textuel ou langagier, comme si ce qui avait été « vivant » pour lui, une fois exploité, devenait inerte – et peut-être menaçant. Il se réinvente à chaque coup : pas de vraie continuité entre ses comics underground (les 7 numéros de Short Order Comics, Lazy on Silver Screen…), Breakdowns (le premier, celui de 1978), recueil de ses œuvres de jeunesse, et Maus (le second, de 1986). Par là, il se différencie de tous ses acolytes de l’Underground qui ont toujours le même style graphique depuis 30 ans, chacun leur « signature ». Regardez Crumbs.

Spiegelman recherche et expérimente sans cesse. Quelle distance du très « Art déco » Don’t Get Around Much Anymore à Hell Planet (Planète Enfer) ! Quel choc, quand le lecteur de la présente édition de Breakdowns va découvrir les trois planches de MAUS, les premières, celles qui ont donné les 300 pages du MAUS que tout le monde (enfin, presque) connaît ; elles n’ont pas grand chose à voir les unes avec les autres… En conséquence, il faut se méfier de ce qui a été acquis en cours de traduction de l’une des pièces du recueil, et ne pas le réemployer « mécaniquement » pour la traduction des autres pièces.

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Spiegelman, qui est persuadé – il le dit dans sa Post-face – que son medium appartient de plein droit à l’Art –, multiplie dans Breakdowns les références graphiques à des galaxies qui, en principe, n’appartiennent pas au même univers, pour démontrer visuellement qu’accepter la distinction « Art majeur - Art mineur » interdit de juger adéquatement son travail. Il met en série l’Expressionnisme, le Cubisme, le Modernisme américain, ses inspirateurs et ses copains. Rencontre historique avec les premiers maîtres de la BD, Topffer, Rube Golberg (qui, comme Spiegelman, a reçu un prix Pulitzer) et ses machines, catalytique avec Ken Jacobs, psychédélique avec Robert Crumbs, le « Pape » de l’underground au début des années 1960, initiatique avec Justin Green, qui fut l’un des premiers à métamorphoser ses névroses familiales en BD. Plus discrètement, Spiegelman fait allusion à Kim Deich avec l’abat-jour de la petite souris de Maus, à Zippy Pinhead, héros de Bill Griffith, dans Cracking Jokes ou sur le mur des toilettes du Real Dream ; certains mini personnages du MAD de Harvey Kurztman se retrouvent sur le billet de Un dollar dans Duke Letroud [notre traduction de « Ace-Hole »]. Kurztman le thérapeute de sa claustrophobie infantile. Claustrophobie qui laisse des traces : jamais de fenêtre transparente chez Spiegelman ; toutes les fenêtres sont opaques ou noircies.

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Spiegelman dit éprouver les plus grandes difficultés à faire de la fiction, et Breakdowns est furieusement autobiographique, dans la première comme dans la deuxième partie. Il y a donc plusieurs couches d’interprétation, comme dans tout rêve qui se respecte. Les BD de Spiegelman sont de vraies négations du hasard, les traduire peut rendre paranoïaque (!) : tout a un sens. Surdétermination, comme disaient Lacan et Althusser... Dans la première partie, par exemple, pratiquement à la fin, on se retrouve dans une vraie Série Noire : hôtel louche à Hambourg, guerre froide, attentats terroristes, pays au lourd passé, etc.

Première couche : une histoire policière. Un homme traqué, en pleine middle-life crisis, se demande s’il ne va pas risquer sa vie pour voir sa maîtresse, alors que son épouse rapplique avec un couteau pour lui régler son affaire. L’affaire se corse lorsque la femme est habillée d’une burka et que l’histoire s’interrompt pour laisser place à une autre où il est question, plus directement, de la difficulté à écrire de la fiction. Deuxième niveau : dessiner/écrire permet de sauver sa peau.


Troisième couche : où il faut creuser un peu car il est question d’un Carlos et d’un DVD, Triomphe de la volonté. Pourquoi cette référence à un Carlos ? Dans le contexte narratif de l’histoire on peut se demander s’il n’y a pas là une autre mise en abîme : le Carlos de l’histoire serait lllich Ramírez Sánchez dit Carlos ou encore le Chacal, « l'homme le plus dangereux de tous les temps » selon Robert Ludlum – condamné à la réclusion à perpétuité par la justice française en 1996 [pour le meurtre, le 27 juin 1975, de deux policiers de la Direction de la Surveillance du Territoire et de leur informateur]. Sa maîtresse serait, elle aussi, une nostalgique des années très noires - Carlos et Leni, pervers et monstrueux, « viennent ensemble » en regardant Triumph of the Will (Triumph des Willens), film de propagande nazi commissionné par Hitler et réalisé par Leni Riefenstahl (1935) à partir d’enregistrements réalisés au cours du congrès du Parti Nazi à Nuremberg en 1934. Carlos avec Leni : le triomphe de la fiction grâce à l’étayage sur du réel.


On pourrait presque parler de 4e couche où sont présents le plaisir paranoïaque du dévoilement de secrets enfouis à notre intention et, en même temps, un plaisir plus complexe lié à l’impression d’en savoir plus sur l’origine de la création artistique, ses méandres et ses gouffres.


C’était sous nos yeux depuis le départ, Breakdowns : dépressions, effondrements…


Rien n’aurait pu se faire sans l’histoire cataclysmique de Spiegelman depuis sa plus « tendre » enfance. C’est comme pour Semprun mais à la deuxième génération : « Faire de la BD ou la vie », il l’explique très bien dans sa préface. D’où l’impression que l’on a souvent de retrouver (1) une thématique propre à ses « Breakdowns » où il figure des ivrognes, des dépressifs, comme « Spiegelman déménage à New York », « Un jour dans le circuit », « Don’t Get Around Much Anymore » où la dépression est représentée graphiquement avec une précision quasi Durerienne, ou (2) une thématique propre à l’histoire de ses parents comme dans Maus ou « Comme l’esprit défile ». Parfois les deux thématiques se rencontrent comme le remarquable « Planète Enfer ». Mais la veine est toujours autobiographique, avec un assez gros travail de déplacement, de symbolisation et de condensation dans le dessin et les textes.


« Comme l’esprit défile » montre bien le sort graphique d’une simple visite à son père et les dérèglements qui s’ensuivent… Avec toujours, en sous-impression, la vie d’une famille d’origine modeste : One Life to Live qu’il cite est un Soap Opera, écrit par Agnès Nixon, « sponsorisé » par Colgate-Palmolive et diffusé par ABC à partir de 1968 ; OLL met en scène la « diversité ethnique » et socio-économique de Lanview, banlieue de Philadelphie, montrant pour la première fois à la télévision la vie d’une famille juive plutôt modeste, les Siegel.

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Même dans ses œuvres les plus « dépressives », la thématique parentale n’est jamais loin. Ainsi dans « Don’t get around much anymore » (inspiré de « Never No Lament », composition de Duke Ellington, enregistrée avec son grand orchestre en 1940, devenue « Je ne fais plus grand chose » en 1942, quand Robert Russel lui a ajouté des paroles) l’histoire parentale apparaît via Melvin Maddocks, cité dans le LIFE lu par le héros. Maddocks est un journaliste, critique littéraire du Christian Science Monitor, et le livre critiqué est celui de Herman Wouk, (auteur d’Ouragan sur le Caine, 1951), Le souffle de la guerre (1971), livre dans lequel la Shoah est longuement évoquée…

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Le lecteur français qui fera ce voyage à travers son œuvre doit s’attendre à trouver, dans chaque case, un signe « faisant sens ». L’enseigne ‘anti-termite’ de « Petits signes de passion » fait allusion à l’essai de Mani Farber « White elephant Art versus Termite Art » où la distinction « Art majeur - d’Art mineur » est appliquée au cinéma. Distinction centrale pour Spiegelman, et l’on mesure ce qu’a pu représenter pour lui – et pour nous – de voir ses œuvres « d’Art Mineur » dans des expositions dans des musées, temples de l’Art « Majeur », lui pour qui la BD est un art Mineur… Majeur.


Dans cette traduction ce n’est pas tant l’anglais qui a posé problème que le français : Spiegelman emploie bien souvent des mots-valises intraduisibles… Ainsi, le titre « As the mind reels » fait allusion à la fois au bruit de la pellicule, au dévidement de la bobine, à l’action de tourner, à fonctionner etc. Soulagement de trouver « Comme l’esprit défile ».


Parfois une traduction sonnant presque aussi bien que l’anglais comme dans « bottom-up » [porté sur l’enseigne présente dans « Petits signes de passion » et que nous avions traduit par « Bar Topless ] était totalement fausse. Nous avons découvert un jour, dans l’appareil critique (!) de l’édition allemande de Breakdowns (1980), que c’était une expression pour désigner les bars « gays »… Il fallait donc rectifier : cela a donné « Cul-sec ». Ailleurs, parvenir à « La réalité n’est pas un endroit rêvé mais il n’y a nulle part où aller » a été aussi un grand bonheur, sans parler de « Il voulait que je grille pour le gonze qu’il avait refroidi ».


Autre type de problème : comment préserver la subtile condensation de « Pop Art », inscrit sur la statue géante du père dans la préface ? Comment suggérer la double allusion au père, « Pop » est une abréviation courante aux USA, et au « Pop Art », mouvement artistique marqué notamment par Roy Lichtenstein ? : En revenant en arrière, à la planche juste avant, en mettant « Pop » dans la bouche d’Artie appelant son père, dans l’espoir que cela s’imprime dans la mémoire immédiate du lecteur et qu’il puisse faire le rapprochement « Pop Art - Art’s Pop ».


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Traduire Spiegelman a posé beaucoup de problèmes, et, pour les résoudre, nous sommes « innocemment » entrés dans le jeu qu’il « nous » proposait. Précisément en raison du temps que nous avons dû passer pour découvrir quelques unes des couches sous-jacentes à son « écriture » graphique et narrative – et en oublier l’essentiel, à sa demande : il aime l’opacité.

Spiegelman a été influencé par les travaux de Victor Chklovsky (1893-1984), « père» du Formalisme russe et auteur de son manifeste, « L'art comme technique », non traduit en français. Chklovsky, avec le plus connu, Vladimir Propp, est l'ancêtre des sémioticiens, de ceux qui ont abordé l'étude des textes littéraires avec l’hypothèse que les mots et séquences narratives recevaient de leur contexte un surcroît de signification – et qu’en cela résidait leur spécificité, leur « littérarité ». Sa grande idée est que l'Art a pour rôle de nous présenter les objets de notre quotidien sous une lumière telle qu'on ne les reconnaît pas du premier coup, et que cela s'obtient par un travail sur la forme ou « dé-formation, dé-familiarisation ».

C’est pour cela que Spiegelman joue sur le temps que l’on passe à voir/lire ses planches. Après avoir transformé le temps en espace – l’essence de la BD, selon lui –, la lecture nous permet de retransformer l’espace des planches en temps en prenant du temps, un temps d’élaboration propre à chacun. Notre traduction a représenté aussi ce temps où nous avons tenté de rendre familière à chacun cette œuvre complexe, multiple et passionnante.


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Pierre Lévy-Soussan : gros consommateur de comics et de BD, enseignant à l’université Paris VII, psychiatre, auteur de « L’éloge du secret », Hachette littérature, 2006. Après de multiples aventures, le texte de Breakdowns était en quête d’interprète. Avoir une pratique psychanalytique était un atout précieux pour traduire l’œuvre la plus « auto-analytique » de Spiegelman… Passionné par son univers depuis plus de 20 ans, il lui a enfin été donné d’accéder à son rêve secret : Traduire Spiegelman.

Richard Zrehen : philosophe, directeur de collection (Belles Lettres, Klincksieck), traducteur, romancier, essayiste, amateur de roman noir et de paralittérature, bloggeur à part et fin connaisseur des comics. Sans l’interprétation cruciale de son co-traducteur, il ignorerait toujours que son rêve secret était de Traduire Spiegelman.


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Illustration : A. Spiegelman © copyright Casterman





Dossier de Presse : Traduire Spiegelman © copyright 2008-2009 Pierre Lévy-Soussan & Richard Zrehen

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