On tenait là l'indication d'un glissement littéraire vers le thème du corps, qui sera au centre de l'inspiration de la postérité « méditerranéiste », le mouvement littéraire qui prendra progressivement la suite, mais pas tout à fait la place, de l'Algérianisme.
Dérives
Plusieurs livres avaient glorifié la Méditerranée, depuis le début du siècle : représentations plaisantes entre le pastel et la carte postale, faites de sensualité légère et d'insouciance. Mais, progressivement, le « sens » de ce motif de dépliant touristique (qui plaisait tant aux métropolitains[1]) va évoluer et se développer : la Méditerranée se verra promue au rang d'inspiratrice centrale, et deviendra fort dénominateur idéologique et littéraire, vers la fin des années 1930.
De la terre à la mer, le glissement marque un changement assez net de préoccupations par rapport à l'Algérianisme. Nouveau « héros », le corps des émotions va relayer le corps du labeur et de l'effort.
Dans l'ombre de la littérature pionnière, cependant, quelques femmes perspicaces avaient anticipé. Elles savaient que le thème du corps est profondément ambivalent : qu'il n'est pas seulement potentiel de convivialité ou de plaisirs, comme le pensent les enthousiastes et les rêveurs inspirés... Les combinaisons humaines concrètes (alliances, mariages, amitiés) dans lesquelles il entre pour sa production/reproduction sont parfois fragiles, ou bien sources de déstabilisation : la « chimie sociale » est toujours complexe, demande des dosages de subtilité, délicatesse et doigté, encore plus en terre de conquête, vulnérable.
Plusieurs femmes l'ont senti, ont su s'en aviser : on leur doit l'affirmation d'une écriture inquiète et intuitive, féminine par ses choix. Les Juives, fortes de leur nouvelle nationalité, se préoccupaient de faire connaître et réhabiliter leur communauté ; ces femmes-là se souciaient d'établir leur statut social — de femmes et de Françaises en Algérie : il est assez révélateur qu'elles l'aient fait de biais, par comparaison avec la femme algérienne musulmane, sur laquelle elles ont choisi de se pencher.
Laissant à d'autres femmes le soin d'épauler les hommes en marchant sur leurs pas (Anna Colnat, avec Virginie Duparc, terrienne d'Algérie, Lucienne Jean-Darrouy, avec Le Mariage de Mlle Centhectares, par exemple), elles ont préféré, plus modestement, traiter du quotidien, et notamment du mariage mixte : Magali Boisnard, Maâdith, L'Enfant taciturne ; Jeanne Faure-Sardet, Deux femmes, Hélia, une Française en Algérie ; Lucienne Favre, Orientale 1930. Marie Bugéja (Nos sœurs musulmanes, Visions d'Algérie, Séduction orientale, etc.) soutenait, pour sa part, qu'il valait mieux, pour les musulmans, se marier avec des jeunes filles musulmanes (élevées dans le vif des traditions), plutôt qu'avec des étrangères...
Thèse rétrospectivement peu exaltante, mais qui avait l'indéniable mérite de la sagesse pragmatique. La suite n'a que trop prouvé que le volontarisme était risqué dans le domaine des mœurs, que les obstacles à l'assimilation n'étaient pas seulement politiques, que la psychologie des « partenaires » était prépondérante en la matière...
C'était prendre acte d'une sorte de limite intérieure à l'homogénéisation de l'ensemble social disparate, suggérer que la tentative d'affirmer l'identité nouvelle de l'Algérie par la langue et la terre était dans une impasse, qu'elle butait sur la question de la nationalité « algérienne »[2] : quelque chose, en effet, faisait limite, résistait aux perspectives d'unification par l'imaginaire néo-berbère de Louis Bertrand, quelque opacité des corps incertains colons/francisés/colonisés/non assimilés), au creux de leur intériorité culturelle, peut-être religieuse et « raciale »[3].
Au-delà, la littérature ne pouvait que céder le pas à la politique : elle peut proposer, et elle ne s'en est pas privée, mais il ne lui appartient pas de disposer... Partant, vouloir persister dans sa vocation qui est d'offrir une aire de jeu à l'imagination, la conduisait à délaisser ce qu'elle avait contribué à éclairer pour ses lecteurs, et à changer de cadre. Mais se détourner d'une résistance ou d'une opacité comme thèmes, c'est souvent se condamner à les voir revenir comme événements (infiniment moins malléables) dans la réalité... Le Parti Populaire Algérien de Messali Hadj avait mis l'indépendance à son programme dès juillet 1937[4].
Dans cet « évitement », le thème de la terre d'appel perd de sa vigueur et de son attrait, en s'intériorisant : perspective proposée, espace à conquérir, il s'est transformé en acquis. Devenu donnée et point de départ de la génération montante, il va infiltrer l'écriture comme son élément naturel, se mêler à sa substance comme sa marque propre : il fera, désormais, l'unité de ton de la littérature « pied-noir », son commun implicite.
Dans ce mouvement de bascule, l'attention littéraire, autrefois explicitement tournée vers la terre, va se trouver libérée. Et, se détournant progressivement de l'Afrique, blanche et noire, elle va se laisser séduire par la mer... Autre façon de revenir aux origines : le Romain païen, le Numide chrétien, ainsi que la puissance assoupie des hérétiques antiques vont être remplacés par la Méditerranée et les Grecs vagabonds, mâtinés de Phéniciens hâbleurs.
La guerre de 39-45 retardera quelque peu la concrétisation de cette évolution, mais finira par l'amplifier de façon décisive : la transformation d'Alger en capitale de la France Libre (lieu d’affrontement entre les partisans du général Giraud et ceux du général de Gaulle), où se retrouvent nombre de politiques, de réfugiés et d'écrivains repliés avait favorisé la circulation des idées et des goûts, en même temps qu'elle rapprochait provisoirement dans la communauté de l'épreuve. L'après-guerre fera le reste, et accentuera la délocalisation — annonçant la dispersion ? Et, tout en se donnant les signes formels d'une maturité atteinte et d'une élection de résidence définitive, tels que maisons d'éditions (Edmond Charlot, ami des peintres, libraire et éditeur de la France libre, de Giono, de Camus, de Roblès, de Fréminville ; Fontana, Baconnier, Fouque, etc.) et revues (Rivages d'E. Charlot, Fontaine de Max-Pol Fouchet, L'Arche de Jean Amrouche et Jacques Lassaigne, La Nef, Soleil, Simoun, etc.), les Méditerranéistes vont prendre le large : au sens propre, s'installant hors d'Algérie ; au sens figuré pour, déplaçant le théâtre des actions comme au XVIIIe siècle, mieux voir les choses et les êtres les plus proches, les plus familiers. L'édification de solides fondations, la délimitation de frontières sûres, laisse la place aux recommencements des voyages et à l'expérience de la démesure — Sisyphe et Caligula...
Le soleil que craignent les élégantes (!), qui favorise les cultures et récompense le labeur va (re)devenir le soleil qui aveugle et rend fou. Ambivalence tragique. La nouvelle sensibilité littéraire y fait droit, interrogeant le monde et le sens de notre présence, avec inquiétude : l'humanité peut se dévoyer, on l'a appris de ces millions de morts récentes de la grande guerre ; l'espace peut perdre son assise, la terre être frappée d'amnésie, le temps perdre la superbe continuité de la conquête et basculer dans le fragile. Le déchirement intérieur, la guerre intestine, n'est pas loin.
L'Ecole d'Alger (selon une expression de Gabriel Audisio) saura éloquemment rendre ces tensions, ces ruptures, le bonheur, la précarité et l'opacité insondable des passions, mais elle aura assez grand mal à comprendre la revendication nationale des « rebelles » algériens :
— Albert Camus, prix Nobel écartelé, qui meurt dans un accident de voiture (en compagnie de l'éditeur Gallimard), au moment où lui manquent les mots pour dire le drame qui meurtrit sa chair et son pays, qui étaient presque une même chose — sa mère, tout de même[5]... Noces, L'Etranger, Le Mythe de Sisyphe, La Peste, Le Malentendu, Caligula, L'Exil et le Royaume, etc. La liste est trop connue de ces œuvres où le sens est présent sur le mode du défaut – l’absurde… –, où le désarroi des êtres rend les choses étranges, où la parole des autres vient trop tard pour arrêter la chute, où l'intolérable silence, enfin, ne cesse de faire parler sans que l'obscurité se dissipe pour autant, dans la hâte de rire avant que de pleurer ;
— Emmanuel Roblès, l'« Espagnol », qui connaît la grandeur et la servitude du soleil et de l'ombre, la noblesse du devoir, la folie et la noirceur des hommes. L'Action, La Vallée du Paradis, Nuits sur le monde, Montserrat, Cela s'appelle l'aurore, Les Hauteurs de la ville, etc. Il a eu le Grand Prix littéraire de l'Algérie, le prix Fémina et le Concourt ;
— Gabriel Audisio, le poète venu de Marseille : Hommes au soleil, Jeunesse de la Méditerranée, Le Sel de la mer, Ulysse ou l'intelligence, Le Hautbois d'amour, Antée, etc. Contre la terre, il avait choisi la mer pour patrie, et la voulait oublieuse des frontières ;
— Jean Grenier, professeur au lycée Bugeaud (Albert Camus lui dédiera son discours d’acceptation du prix Nobel de littérature) : Iles, Inspirations méditerranéennes ;
— Claude de Fréminville : Poèmes 1936-1942, Méditerranée, Bufioz ;
— Jean Bogliolo, élève de Jean Grenier : Broussailles, Les Nouveaux Débarqués, L’Algérie de papa, Petit Jésus de Bab-el-Oued ;
— Jean Pélégri : L'Embarquement du lundi, Les Oliviers de la justice ;
— Jules Roy, militaire puis écrivain qui aura le prix Renaudot, le Grand Prix littéraire de Monaco et le grand prix de littérature de l’Académie française : Ciel et terre, La Vallée heureuse, Le Navigateur, La Femme infidèle, La Guerre d'Algérie ;
— René-Jean Clôt : Fantômes au soleil, Empreintes dans le sel, Le Poil de la bête ;
— Jean Senac, le poète, qui rompra avec Camus, tranchera douloureusement le problème de l'identité, en optant tôt pour la « nation algérienne » mais en ne sollicitant pas la nationalité algérienne après l'indépendance, et mourra assassiné en 1973 dans son pays de choix — on ne sait toujours pas par qui : Matinale de mon peuple.
Il y en a eu beaucoup d'autres, qui ne relevaient pas tous de cette inspiration, ou bien, pas au même titre : Paul Bellat, René Cathala, André Rosfelder, Jean-Pierre Millecam, Evelyne Stumph, Roger Curel (frère d’André Rosfelder), Jean Brune, par exemple ; il n'est pas possible de les citer tous, mais tous, ils ont raconté la saveur du jour et les ombres du soleil nord-africain, les joies et les incertitudes, les difficultés et les petites satisfactions ; par-dessus tout, ils ont transmis la sensation aiguë du provisoire (et à cela, même la maladresse d'expression peut contribuer), la montée et la force des frustrations et des raidissements dans le sillage de la quiétude coloniale. Ils la savaient menacée. Certains s'en réjouissaient, d'autres le redoutaient ; mais, tous, ils souffriront quand le feu de la guerre intérieure, monstrueuse auto-chirurgie, entreprendra de séparer sans anesthésie, des chairs, des mots, des souvenirs, des travaux, des plaisirs et des pleurs inextricablement mêlés, malgré les divisions et les haines : Cette haine qui ressemble à l'amour(Jean Brune, 1961), C'étaient nos frères (maréchal Juin, 1962), deux « romans ».
Final
Restituer un mouvement, avec ses divergences, rappeler des éléments significatifs, fixer des images et des idées, proposer des noms propres (d'auteurs, d'œuvres) comme repères, telle était l'ambition, limitée, de cet article : on réclame beaucoup d'indulgence pour les inévitables lacunes, oublis (et d'abord, les écrivains « algériens », musulmans ou pas, d'expression française), et simplifications.
Ce mouvement s'est, d'une certaine façon, brisé net. Bien sûr, les auteurs évoqués continueront de produire après l'indépendance de l'Algérie, mais dans une dimension radicalement différente pour l’écrasante majorité d’entre eux : celle de l'exil contraint (et, pour certains, redoublé par la politique), c'est-à-dire dans l'absence définitive de leur terre de référence.
Entre parler ou se taire, entre langue et pays, il avait « fallu » choisir son lieu, dramatiquement : pour faire son nécessaire travail de deuil, pour que l'écriture ait une suite.
La littérature « pied-noir » allait vers ce destin, elle n'était pas sans le pressentir, et c'est dans cette lumière singulière qui l'éclaire rétrospectivement, qu'elle nous apparaît, désormais, dotée d'un supplément de sens qui la fixe et la surdétermine.
Vingt ans après, il est devenu difficile de l'apprécier selon la seule esthétique mais il serait injuste de ne pas le faire[6]...
Indications bibliographiques :
Jean Déjeux, La Poésie algérienne de 1630 à nos jours, Paris, Mouton, 1963 ; Bibliographie de la littérature « algérienne » des Français, Paris, C.N.R.S., 1978 ; La Littérature algérienne contemporaine, Paris, P.U.F. collection « Que Sais-je ? » n° 1604. — Gabriel Audisio, Les Écrivains algériens, « Visages de l'Algérie », Paris, Horizons de France, 1953. — Jean Pomier, Chronique d'Alger (1910-1957) ou le temps des algérianistes, Paris, La Pensée Universelle, 1972.
Notes :
[1] Mystérieuse puissance de la littérature et des images qu’elle propage… Le ressentiment à l’égard des Pieds-Noirs des métropolitains — qui ont parcouru le « dépliant touristique » ou en ont entendu parler et qui y ont volontiers cru — n’en sera que plus grand quand, la 2e guerre mondiale finie, ils compareront leur sort pendant l’Occupation avec celui, tenu pour bien moins inconfortable, de leurs compatriotes d’outre-Méditerranée – qui auront vu, eux, débarquer les Alliés dès 1942.
Outre cela, et plus souterrainement, en répudiant massivement l’Algérie française le jour venu, donc les Pieds-Noirs — tous identifiés à de gros propriétaires terriens uniquement préoccupés de faire « suer le burnous » (!) —, nombre de métropolitains, ployant encore sous le poids de leur embarrassant amour pour le maréchal Pétain, tardivement transféré sur un général de Gaulle qui les avait absous, contre toute attente, à la Libération, s’emploieraient à leur faire porter presque tout le poids du pétainisme, que leur patriotisme renouvelé, leur attachement à la terre et aux valeurs traditionnelles avaient « naturellement », pour un imaginaire collectif en mal de défausse, rapproché des thèmes de la propagande de Vichy — ce qui était certainement vrai pour beaucoup mais pas pour tous. Une des raisons pour lesquelles les rapatriés ont été si bien accueillis à leur « retour »… [Ajouté en août 2010]
[2] Question qui n’avait jamais émergé du temps de la domination ottomane (orientale ? musulmane ?) mais que la présence française (occidentale ? chrétienne ?) avait fait venir au jour et, probablement, suscitée… [Ajouté en août 2010]
[3] Les guillemets sont là pour indiquer qu’il s’agit de fantasmes et de représentations plus que de douteuse « biologie » : ainsi, les harkis, « indigènes » musulmans ayant choisi la France, seront violemment combattus par les indépendantistes algériens, laissés sans protection au moment du retrait des troupes françaises au lendemain de l’indépendance de l’Algérie et massacrés par milliers par les vainqueurs ; ceux qui auront réussi à s’échapper et à passer en France seront très mal accueillis et parqués dans des conditions scandaleuses, comme on sait ou devrait savoir [Ajouté en août 2010].
[4] Peu avant, en janvier 1937, les 300 maires d'Algérie, réunis en congrès en Alger s’étaient prononcés à l'unanimité contre le timide projet de loi Blum-Violette, « visant à ce que 20 000 à 25 000 musulmans puissent devenir citoyens français tout en gardant leur statut personnel lié à la religion », estimant « que le corps électoral français (!) pourrait se retrouver en minorité dans certaines communes algériennes, ce qui donnerait comme résultat l'accession d'un maire et d'un conseil municipal musulman (!!) dans ces mairies, ce qui pourrait mettre en danger selon eux, la souveraineté française (!!!) dans ce pays… ». Quant à Messali Hadj, il était lui aussi hostile à ce projet, mais pour des raisons diamétralement opposées, « y [voyant] un nouvel instrument du colonialisme, appelé, selon les méthodes habituelles de la France, à diviser le peuple algérien (?), en séparant l'élite de la masse ». D’après Wikipédia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Projet_Blum-Viollette, qui cite Charles-André Julien, L'Afrique du Nord en marche, Paris, Omnibus, 2002 (rééd.), pp.113-114. Camus, lui, avait signé l’année précédente une série de reportages, effectués pour le journal Alger républicain, intitulée La grande misère de la Kabylie, ce qui lui avait valu quelques problèmes avec les autorités… [Ajouté en août 2010]
[5] Voir, dans cet espace, « Un rendez-vous manqué : Camus et la phénoménologie », mis en ligne le 7 juillet 2009.
[6] Cinquante ans après, il se confirme que les premiers écrivains pieds-noirs ou assimilés, trop centrés sur leur terroir en grand bouleversement ont, pour l’essentiel, raté les révolutions esthétiques (expressionisme, dada, surréalisme, etc.) que connaissait au même moment la métropole, et que les auteurs peu connus ou inconnus d’alors le sont quasiment tous restés : même les plus en vue ont rapidement connu l’oubli. Ceux qui leur ont succédé, d’avoir le regard plus panoramique, n’ont pas eu la même infortune en partage, et si leur origine « pied-noir » est généralement connue, leur œuvre ne souffre pas d’être cataloguée comme telle.
Néanmoins, faisant un pas de côté pour considérer l’ensemble sous un autre angle, on ne peut qu’être frappé par ceci : en inventant, sous le coup d’une énigmatique visitation-révélation, un paradigme esthétique-culturel au sens (élargi) de l’épistémologue américain Thomas Kuhn (1922-1996), une fenêtre au travers de laquelle regarder/voir ce qui est à tenir pour vrai — car c’est bien à ça que revient l’invention fantasmatique de l’Algérie latine, puissante construction paranoïaque —, Louis Bertrand se met en position (et tous ceux, quelle que soit leur qualité ou « capacité », qui adoptent ce paradigme, mieux, se laissent dessaisir par lui, c’est-à-dire font comme s’ils l’attendaient et acceptaient par avance que leurs actions et pensées fussent prescrites par lui) de produire un récit fortement persuasif, donc de l’histoire et du politique ; du concret, par conséquent, et pas seulement de l’art – du moins si, négligeant l’inquiétante leçon de Nietzsche réfléchissant au pouvoir de manipulation des affects, à la capacité à capter/convaincre des opéras de Wagner, par exemple, on continue de s’en faire une conception « agrément/distraction/idéalisation »…
Oblitération d’une part du réel, certes, entrainant hyper-activité et activisme — car les premiers colons sont courageux et durs à la peine — mais aussi certitude de passion folle et de complaisance totalitariste, de part et d’autre de la « frontière » ainsi instituée entre colons et colonisés, le jour où le déni de réalité ne tiendrait plus devant la soudaine émergence de ce qui avait été non refoulé mais forclos — parce qu’il n’y a jamais eu de pays « Algérie » (il suffit de regarder une carte et de s’arrêter au tracé épuré de l’incroyable frontière sud pour s’en convaincre) ni de nation algérienne « indigène » du temps du Turc mais des groupes ethniques distincts coexistant tant bien que mal. Du même geste, mise en évidence de l’« Islam » comme d’un problème « politique » majeur dans l’Algérie en devenir français, ce que très peu aperçoivent fin XIXe-début XXe siècles.
L’« Islam », non comme foi commandant une religion, dont les textes seraient suivis avec plus ou moins de fidélité sous le contrôle de prêtres et théologiens autorisés, mais ce pour quoi il vaut pour le plus grand nombre, ce qui est le lot de toutes les religions, monothéistes ou pas, qu’il le pratique ou pas : condensation complexe d’ethnie, de généalogie de groupe ou familiale, de coutumes (y compris culinaires), de langue, de récits folkloriques par conséquent, pouvant varier d’une région à l’autre (et soutenir d’éventuelles et fortes incompatibilités, pouvant aller jusqu’à la franche hostilité, entre des individus se référant pourtant à la même Révélation) et d’identifications imaginaires. L’« Islam » comme signifiant opaque même à ceux qui s’en réclament, c'est la règle pour toute religion, comme obstacle à l’assimilation « civique » — les politiques et militaires français partisans de la colonisation sont plutôt assimilationnistes au XIXe et au début du XXe siècles —, non seulement du point de vue des ultras de l’Algérie française mais aussi, mais surtout comme ce qui serait un jour le « lieu » où l’identité de l’Algérie indépendante se chercherait, le tiers-mondisme laïque puis l’« Arabité » n’ayant pas vraiment marché, ou bien comme l’obstacle qui empêcherait son unité sereine de se faire, comme l’épouvantable guerre civile qui vient de s’y dérouler nous l’a montré…
Troublant. [Ajouté en août 2010]
Ecrit au soleil © copyright 1982-2010 Richard Zrehen
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