vendredi 20 août 2010

ECRIT AU SOLEIL 2


Cela montre qu'au temps des commencements, où il s'agit avant tout de savoir « qui parle ? », il ne va pas de soi que la littérature soit perspective, divertissement ou franche fiction : ni pour les auteurs ni pour les lecteurs. Elle serait plus proche du reportage « romancé » ou de la chronique « réaliste ». Et les dangers, inévitables quand n'est pas sensible la dimension littéraire, qui est essentiellement distance, sont grands : la littérature est affaire d'esthétique ; elle n'est pas censée être consensuelle ni prouver la justesse ou la véracité de ses arguments...


La « vision » enthousiaste et prophétique de L. Bertrand, va vite être partagée, reprise, explorée, détaillée, remaniée avec une plus ou moins grande inspiration, par un grand nombre d'écrivains (notamment : C. Hagel, R. Hughes, L. Lecoq, J. Pomier, R. Randau, A. Rousse), qui y ont reconnu un « espace » qu'ils pouvaient occuper selon leur inclination propre : d'autant plus solidement que pouvait s'y fonder leur légitimité d'écrivains français d'Algérie. Un « espace » à leur intention, à leur dimension, dans la langue nouvellement importée sur cette terre, désormais en voie de s'enraciner : l'Algérianisme.

Pour d'autres écrivains, Juifs d'Algérie, les choses s'étaient présentées plus « naturellement », parce que leur présence sur le sol algérien n’avait pas à être pareillement justifiée... Appartenant à une communauté nombreuse, composite certes (aux descendants des contemporains de la présence romaine et des populations locales qu’ils avaient converties s'étaient mêlés, bien plus tard, les héritiers des expulsés de la péninsule ibérique, eux-mêmes originaires du Maghreb pour la plupart) mais fortement cimentée par une tradition culturelle-religieuse vivace, ils souffraient de la marginalité dans laquelle les contenaient non tant les pouvoirs d'avant la conquête[1] que leurs voisins musulmans : certains Juifs éminents pouvaient bien être distingués, les relations entre individus pouvaient ici ou là être très bonnes, mais la communauté dans son ensemble était généralement méprisée et soumise à nombre de petites vexations.

L'arabe maghrébin, que les Juifs partageaient avec d'autres « indigènes », étant la langue de l'humiliation ordinaire en même temps que celle des relations de bon voisinage (!), c'est en français (langue pour laquelle ils auraient vite une dévotion) qu'ils tenteraient de faire connaître et reconnaître une identité collective dont ils avaient fortement conscience : bien avant le décret Crémieux[2] qui allait les faire citoyens français en 1870, ils aimaient déjà la France de 1789, qui avait déclaré l'universalité des Droits de l'homme et émancipé « ses » Juifs.

Littérature, encore, mais de forte teinture ethnique. C'est avec le souci des formes que ces Français de fraîche date, que l'émancipation était venue « libérer » où ils étaient, ont entrepris de se présenter à leurs concitoyens, qui n'étaient pas toujours bien disposés à l'égard de ces nouveaux promus[3] : dans leur langue, avec bonheur et espérance, en racontant leurs songes, mais aussi le quotidien ordinaire.

L’oranais Saadia Lévy (1875-1951), qui s’installera bientôt en France où son salon littéraire sera fréquenté, entre autres, par Guillaume Apollinaire et Max Jacob, publie en 1896 le premier roman juif du Maghreb, Rabbin, écrit en collaboration avec R. Randau ; roman étonnant, qui raconte l’« occidentalisation tragique » d’un jeune rabbin de Tétouan (Maroc) devenu commerçant à Sidi-Bel-Abbès (Algérie)... Des voix féminines, signe d’émancipation, en profitent pour se faire entendre : la constantinoise Maximilienne Heller (qui recevra le Grand Prix littéraire de l’Algérie en 1923), Elissa Rhaïs (Les Juifs ou la Fille d'Éléazar, Le Mariage de Hanifa), par exemple.

Convergences

Dès 1910, des écrivains se réunissaient pour prendre acte de leurs affinités ou, pour mieux dire, de leur proximité « théorique », en vue de l'officialiser. Mais c'est dans la pratique même, dans l'écriture, qu'allait se trouver confirmée cette unité de vues, cette parenté dans la sensibilité : elle trouvera une forme d'aboutissement dans la fondation, retardée par la faute de la Grande Guerre (qui aura, au moins, l'excuse de ramener l'Alsace et la Lorraine dans le giron de la France, « libérant » ainsi l'imaginaire pied-noir de sa tutelle morale[4]), de l'Association des Ecrivains Algériens[5], et la création parallèle du Grand Prix littéraire de l'Algérie, en 1921, par le poète, écrivain et haut fonctionnaire toulousain Jean Pomier).

L'année précédente, une préface remarquée avait donné une sorte de coup d'envoi au mouvement algérianiste : présentant le recueil Treize poètes africains (c'est-à-dire algériens)[6], Robert Randau (pseudonyme de R. Arnaud[7]), lié d’amitié avec Jean Pomier, livrait, en fait, un Manifeste.

Avec cet ensemble de pièces (pourtant proches du Parnasse parisien), il ne s'agissait de rien de moins, disait-il, que de donner corps et contour à l'idée du « jeune peuple franco-berbère » qui serait issu de la « prise » de la langue française dans le sol algérien, de le faire exister, en quelque sorte ; de rendre sensible la tonalité de son âme. Tâche nécessaire à l'affirmation d'une singularité tangible, gage de l'émancipation culturelle proclamée.

Ce qui caractérisait le mieux cette poésie, selon Randau, était la sensualité de l'expression, l'amour des mots sonores, la musique barbare et la volupté luxuriante. Traits qui lui rappelaient le style et l'inspiration d'Apulée[8], de saint Augustin aussi, et qu'il tenait pour le signe clair d'une continuité rétablie, par-dessus les temps, avec la spiritualité antique.

On voit que R. Randau, né en Algérie (il y mourra), a fait sienne la conviction de L. Bertrand : il soutient, lui aussi, que les anciens conquérants arabes ont été « digérés » par une Berbérie inentamée et vigoureuse, et cette « préface », qui prolonge certains de ses romans, lui permet d'en donner quelques « preuves » et illustrations.

Et Louis Bertrand d'applaudir, en écho.

Préfaçant, à son tour, une anthologie proposée en 1925, Notre Afrique[9], il dit sa joie de voir cela même qu'il appelait de ses vœux : l'assomption d'une vocation, la prise de conscience d'une « race »[10] préludant à la résurrection de l'Afrique latine. Et de surenchérir sur les voisinages et apparentements de style, soulignés à l'envi par Randau, entre les formes anciennes et les productions modernes : même sens de l'argumentation et de la construction, même tentation de l'excès, de la flamboyance et de la démesure, même orgueil dans l'affirmation de soi, dans la fidélité jurée et la tâche entreprise ; même conscience claire, enfin, de l'hostilité, des hommes comme de la nature, et de sa force — qui rend paradoxalement joyeux et grave, parce qu'elle est justement proportionnée à la valeur du combat.

Plusieurs personnalités émergeront du mouvement algérianiste, avec des œuvres qui relèvent de la littérature « à programme », comme on le disait de la musique, en ce début de XXe siècle :

— Robert Randau, que son passé d'explorateur en Afrique, sa qualité d'administrateur et ses bonnes relations en métropole désignaient à l'attention. Ses romans « algériens » (il a aussi écrit sur l'Afrique noire) campent des hommes dans lesquels il voulait se reconnaître, ou dont il se voulait proche, qui parlent cru et agissent franchement : Les Colons, Les Algérianistes (1911), Cassard le Berbère, Diko, frère de la côte. En 1936, année d'agitation en France comme en Algérie, il écrit un roman curieusement prémonitoire, Le Professeur Martin, petit bourgeois d'Alger, où la prescience de l'écrivain relaie avec acuité le flair de l'administrateur : son héros, partageant l'inquiétude exprimée par L. Bertrand[11], a lui aussi la révélation d'une force indomptée, qui guette patiemment le moment propice ; le professeur Martin redoute que la Berbérie n'ait pas vraiment « assimilé » ses envahisseurs[12]... — privilège de l'artiste qui sent avant de savoir.

— Louis Lecoq, le premier président de l'A.E.A. On lui doit des romans de « genre » qui dépeignent des types d'hommes et les comportements qu'ils ont en partage : Broumtiche et le Kabyle (écrit en collaboration avec C. Hagel), Cinq dans ton œil, Soleil, Pascualète l'Algérien, etc.

— Stéphane Chasseray, qui se détourne de la ville et s'attache à rendre la saveur de la vie rurale : Récits de l'oued Mehlouf, Histoires de l'oued Mehlouf, etc.

— Albert Truphémus, ancien inspecteur d'école primaire ; venu de métropole avant la Grande Guerre, il prendra sa retraite en Algérie. Homme ouvert, au regard « aiguisé », il dispose d'un appréciable recul, qu'il doit essentiellement à son état de transféré récent ; de plus, il se veut « impartial et rigoureux », comme il convient que soit un vrai produit de l'école républicaine et laïque... Il fera, dans L'Hôtel du Sersou (1930), sorte de condensé de la société coloniale, un portrait de « famille » sans complaisance, où beaucoup ont cru se reconnaître, avec irritation. Pour cela précisément, et non pas pour ses éventuelles faiblesses d'écriture, ce roman discordant sera mal reçu : accueil qui confirme que le désir d'identification primait alors, chez les lecteurs, sur le plaisir esthétique ; que la « vérité » de l'histoire racontée retenait plus que l'art avec lequel elle était rendue.

Cinq ans plus tard, A. Truphémus donnera une manière de pendant (prémonitoire à sa façon) à C. Courtin qui, dans La Brousse qui mangea l'homme (histoire d'un colon rejeté par la nature qu'il essaye de dominer), avait montré combien la prise de possession d'un sol rebelle pouvait être périlleuse pour l'intrus : il montrera, pour sa part, que venir « habiter une langue », donc des gestes et des coutumes, n'était pas moins risqué. Et son héros, Ferhat, instituteur indigène, qui « passe » au(x) Français, finira par mettre fin à ses jours parce qu'il ne sait plus où ni comment se situer : par rapport aux siens qui s'éloignent, à ceux de son choix qui restent distants, à lui-même enfin, qui se perd.

— Ferdinand Duchêne, curieux des us et traditions locaux. On lui doit un important cycle de « Barbaresques » : Au pas lent des caravanes, La Rekba, Le Berger d'Akfadou, etc. On lui doit également des ouvrages d'inspiration plus directement sociologique : dans Ceux d'Algérie, il distingue entre les Algériens (par quoi il entend, comme tout le monde ou presque jusqu’en 1962, les Européens d'origine), les indigènes (c'est-à-dire les musulmans) et les Juifs. Groupes aux frontières pas toujours précises, qu'il essaiera de saisir au plus près de leur spécificité en les abordant, non sans quelque intuition fine, par le biais de leurs manières de table. Ainsi décrira-t-il, dans Mouna, cachir et couscous, les composants sympathiques d'un possible registre d'identification collective pour ces différentes populations : en deçà de la langue, dans l'intimité culturelle et matérielle de la nourriture. Registre concret, riche d'occasions d'échange, de partage et d'intégration : on a appris à connaître, depuis, la durable fortune du couscous !

On tenait là l'indication d'un glissement littéraire vers le thème du corps, qui sera au centre de l'inspiration de la postérité « méditerranéiste », le mouvement littéraire qui prendra progressivement la suite, mais pas tout à fait la place, de l'Algérianisme.


A suivre…

Notes :

[1] Le Turc qui régnait sur l’Algérie, n’avait-il pas accueilli avec enthousiasme les expulsés d’Espagne et du Portugal ? [Ajouté en août 2010].

[2] « Le décret Crémieux [nommé d’après Isaac-Jacob Crémieux, dit Adolphe Crémieux (1796-1880), avocat, plusieurs fois député, plusieurs fois ministre de la Justice, président du Consistoire central et de l’Alliance israélite universelle]… désigne les décrets no 136 et no 137, du 24 octobre 1870... Le décret no 136 accorde d'office la citoyenneté française aux 35 000 Juifs d’Algérie en ces termes : ‘‘ Les israélites indigènes des départements de l'Algérie sont déclarés citoyens français ; en conséquence, leur statut réel et leur statut personnel seront, à compter de la promulgation du présent décret, réglés par la loi française, tous droits acquis jusqu'à ce jour restant inviolables. Toute disposition législative, tout sénatus-consulte, décret, règlement ou ordonnance contraires, sont abolis ’’. Il est complété par le décret no 137 portant ‘‘ sur la naturalisation des Indigènes musulmans et des Étrangers résidant en Algérie ’’ : pour ce qui les concerne, la qualité de citoyen français ‘‘ ne peut être obtenue qu'à l'âge de vingt et un ans accomplis ’’ et sur leur demande ». Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/D%C3%A9cret_Cr%C3%A9mieux [Ajouté en août 2010].

[3] Pour nous en tenir à l’Algérie, Drumont, député d’Alger depuis 1898, s’opposera dès son élection à la révision du procès du capitaine Dreyfus, réclamera des poursuites contre Emile Zola et demandera, l’année suivante, l'abrogation du décret Crémieux, avec le soutien des 4 députés d’Algérie. Ce décret sera abrogé le 7 octobre 1940 par le régime de Vichy et remplacé par le « statut des Juifs » ; il sera rétabli le 20 octobre 1943, par le Comité français de la Libération nationale. — Après leur nationalité, c’est leur présence même sur le sol algérien qui serait un jour contestée, comme on sait… [Ajouté en août 2010

[4] Les Français d’Algérie, trop occupés à bâtir le pays, ne percevront généralement pas ce découplage, dont ils ne découvriraient l’ampleur qu’au jour de la décision du général de Gaulle, fortement soutenu par une opinion publique métropolitaine dont ils n’avaient pas perçu qu’elle s’était détournée d’eux depuis longtemps, d’accorder son indépendance à l’Algérie… [Ajouté en août 2010].

[5] Afrique, bulletin de l'A.E.A., son organe de liaison et sa tribune, verra le jour en 1924 et vivra jusqu'en 1960.

[6] Au sommaire, entre autres : Charles Courtin, Charles Hagel, Louis Lecoq, Maximilienne Heller, Léo Loups, Albert Tustes.

[7] Robert Arnaud Ducheyron de Beaumont du Pavillon dit Robert Randau (1873-1950), haut fonctionnaire, explorateur, ethnologue, sociologue, romancier et poète [Ajouté en août 2010].

[8] Apulée (ca 125-ca 170), riche héritier romain né en Numidie (nord de l’Algérie actuelle), avocat, conférencier, philosophe platonisant, parlant berbère, grec et latin, connu pour son intérêt pour la magie, curieux des religions orientales, écrivain « précieux », auteur notamment de L'Âne d'or ou Les Métamorphoses, Apologie et Florida, Platon et sa doctrine, Sur le Dieu de Socrate, Opuscules philosophiques et Du monde (Paris, Les Belles Lettres) [Ajouté en août 2010].

[9] Consacrée aux « conteurs africains », elle réunissait notamment des textes de S. Chasseray, C. Hagel, M. Heller, L. Lecoq, R. Randau, mais aussi une nouvelle, Le frère d’Etthaous, d’un auteur musulman, Abdelkader Fikri (il signe Abdelkader Hadj Hamou) quelques années après, il co-signera avec R. Randau un essai sur les relations entre français et musulmans intitulé Les Compagnons du jardin.

[10] Cette « race », on le voit, s'apprécie d'abord à son style et à ses œuvres... Cf. Ecrit au soleil 1 (mis en ligne le 17 août 2010), note n° 9.

[11] Louis Bertrand, Mémoire, « Sur les routes du Sud », op. cit. Cf. Ecrit au soleil 1.

[12] R. Randau avait, à sa façon, entrepris de « conjurer » la menace, en pratiquant dans son domaine la fraternisation concrète qu'il souhaitait voir s'étendre : on l’a souligné, il écrira en collaboration avec le Juif Saadia Levi et le musulman Abdelkader Fikri.



Ecrit au soleil © copyright 1982-2010 Richard Zrehen






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