Fin mai 1978, à l’occasion des journées Confrontation consacrées à « L’inanalysé », organisées notamment par René Major et réunissant des psychanalystes appartenant à différentes écoles, je rencontre Catherine Clément. Elle a écouté un bout de ma communication[1], en partie appuyée sur ce que j’avais retenu de la lecture des Récits hassidiques de Martin Buber – livre qui ne m’a pas peu commotionné en me faisant découvrir d’un coup un univers « exotique » et captivant dont, enfant du bassin méditerranéen, j’ignorais jusqu’à l’existence –, et elle me propose de faire un article – court et «lisible» – à leur propos pour le Matin de Paris – quotidien (aujourd’hui disparu) proche de Michel Rocard, fondé en 1977 par le PDG du Nouvel Observateur Claude Perdriel, pour faire pièce au Figaro, couramment appelé Le Patin de Marie par les « branchés »…
Trop heureux, inquiet et conscient de ma responsabilité [!] – à l’époque, bien peu nombreux étaient ceux qui avaient pu être exposés au sympathique, démonstratif et un peu envahissant militantisme des Loubavitch, à leur présence dans des lieux improbables et à leur enthousiasme « missionnaire » –, je sue sang et eau [!!] et, au bout de 15 jours, appelle Catherine Clément pour lui dire que je crois être, enfin, parvenu à un résultat satisfaisant. Et Catherine Clément, femme aux multiples talents et à la plume facile, de me répondre : « Vous avez été trop long, je l’ai fait moi-même ! »…
Voici cet article-témoignage, retrouvé dans un tiroir à l’occasion d’un déménagement, avec restauration des nombreuses parties alors coupées pour rester dans le format, à commencer par les notes.
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Viennent de reparaître, aux Editions du Rocher, les Récits hassidiques de Martin Buber[2] : ce gros livre de 742 pages a la taille d'un best-seller mais n'en est pas vraiment un. C'est pourtant un recueil d'histoires juives...
Il s'agit d'une réédition, elle est bienvenue : le livre avait disparu depuis près de 15 ans, et c'était infiniment regrettable. En effet, Martin Buber (1878-1965), homme immense, philosophe au mauvais caractère, conteur inventif et folkloriste à la manière des frères Grimm, de Brentano ou de von Arnim, avait entrepris d'y recueillir des fragments riches et multiples d'une tradition orale que le nazisme a manqué anéantir, celle des communautés juives d'Europe Orientale.
Le livre de Buber rapporte des récits (moins de 10 % de ceux qu’il a collationnés sur plusieurs décennies) qui circulaient en Yiddish dans des centaines de communautés hassidiques en Pologne, Ukraine, Lituanie et Russie : sur elles-mêmes, leurs maîtres, voies et croyances, leurs adversaires et leurs « voisins ». Le Hassidisme est né aux environs de 1740 sous l'impulsion d'Israël Ben Eliezer (1700-1760), passé à la postérité sous le nom de « Baal Chem Tov » (ce qui veut dire, à la fois, « Le maître du bon nom » – le nom de Dieu – et le maître de bon renom[3]), à la suite de (en réaction à ?) trois grandes catastrophes qui s’étaient abattues peu avant sur le peuple juif : l’expulsion d’Espagne et de la péninsule ibérique entre 1492 et 1497 et les persécutions qui ont suivi, les massacres en Ukraine aux mains des Cosaques de Bogdan Chmelniski entre 1648 et 1658, et la chute de Shabtaï Tzvi, le faux-messie cabaliste et transgresseur ayant fini par embrasser l’Islam en 1666, non sans avoir suscité une immense ferveur et des espoirs insensés dans les masses juives d’Europe et d’Orient, persuadées que le temps de la Rédemption était venu.
Le Hassidisme (Hassid = fidèle) est un mouvement mystique populaire fortement inspiré par Isaac Louria (1534-1572), le plus célèbre des cabalistes de Safed (Haute Galilée), et le [Sefer ha] Zohar (Livre de la Splendeur), commentaire ésotérique de la Torah[4], ayant comme « accueilli », canalisé, la ferveur messianique post-sabbatéenne restée en souffrance et tempéré l’impatience messianique qu’elle avait nourrie. – Il finira par édicter qu’« il est interdit de hâter la venue du Messie »[5]. Mouvement en opposition déclarée au judaïsme normatif des rabbins essentiellement préoccupés du « monde qui vient », avec son insistance sur le respect minutieux des règles ancestrales et, principalement, sur l’étude juive, repoussant régulièrement vers les marges les multitudes qui, trop occupées à survivre dans ce monde-ci, ne trouvent plus le temps de s’instruire autant qu’elles le devraient... Ce mouvement, faisant une place aux non-savants, va connaître une faveur rapide, et rencontrer l’hostilité des tenants de la Tradition stricte.
Ainsi, vont naître, dans l'épreuve mais aussi la joie (qui est un thème d'inspiration constant dans le mouvement) de nombreuses communautés vouées, dans un premier temps[5] non pas tant à l'étude de la Torah dans le texte, qu’à l’observation et l’imitation d’un maître à personnalité charismatique, un homme d’exception qui sait comment la leur exposer ; qui, dans un sens, l’« incarnerait » : groupés autour d'un Tsaddik (un Sage ; Voltaire, qui tenait la nation juive pour « odieuse et ennemie du genre humain », l'écrivait Zadig, pour en faire le héros de contes philosophiques...), autrement dit un rébbè, des disciples en nombre restreint (il faut se faire accepter par le rébbè), portant papillotes, barbe, lévites noires (comme la petite noblesse polonaise de l’époque), observant une piété demonstrative volontiers oublieuse des horaires (ceux des trois offices quotidiens, notamment, dans l’attente du moment où la concentration, jugée nécessaire à l’efficace de la prière, est au plus haut), piété qui culmine dans l'extase et la danse, tout en refusant péremptoirement les mortifications. – Ainsi, les Hassidim consommaient volontiers de l’alcool pour se soutenir et se stimuler… Réhabilitation du corps – jusqu’à un certain point.
Mais qu'on ne s'arrête pas à cela : ces récits ne sont pas les éléments d'un grand chapitre d'histoire des religions, d’histoire de la religiosité plutôt ; mieux, de l’organisation du socius et de la communication. Le livre de Buber n'est pas un livre de théologie : non qu'il ne parle de Dieu ou de rite, mais il n'est aucunement édifiant. Les grandes figures du Hassidisme, les Rébbès légendaires et les Tsaddikim fameux sont certes des maîtres, mais ils ne parlent pas « en vérité », quoi qu’ils en aient ; ils sont des autorités, mais ils ne tranchent pas, en dépit des apparences : ils racontent des histoires[7], histoires d’incertitudes, d’équivoques, de doutes et de sens toujours à venir. Et leurs disciples les rapportent comme ils le peuvent, sans autre modèle que celui du peu de littérature légaliste-religieuse qu’ils possèdent, mais avec la conviction que « la divine lumière primordiale est infuse chez le Tsaddik ; [que] de sa personne elle passe dans ses œuvres ; [qu’]elle passe aussi dans les récits qui les rapportent »[8].
Livre précieux, donc, qui porte témoignage d’un monde, celui du shtetl (bourgade ou même petite ville à majorité juive), et d’un mode de vie quasi disparus, sous l’effet des persécutions, des massacres, des migrations et de la modernité ; mode de vie généralement ignoré de l’Europe de l’Ouest au bord immédiat de laquelle il fleurissait, et que nombre de ceux qui l’avaient abandonné pour rejoindre la « civilisation en marche », à Vienne, Berlin, Londres ou Paris, ne voulaient plus connaître.
Livre qui amène aussi, dans un autre registre, à substantiellement compliquer la figure du maître-à-penser/maître-à-vivre et aide, entre autres, à comprendre comment fonctionnent transfert et contre-transfert hors la cure analytique et mesurer mieux combien lourd de menace, de folie, peut être le quasi culte d’une personnalité d’exception, quand il ne s’agit pas d’un maître d’enseignement voué à la re-dite inspirée d’une tradition plusieurs fois millénaire mais d’un qui se prend pour un inventeur [9] ; ou bien encore, à saisir sur le vif l'émergence d'une impulsion qui, peu à peu dégagée de son cadre « religieux » donnera, par exemple, naissance à une littérature dense, la littérature « juive » du Nouveau-Monde (Bashevis Singer, Bellow, Malamud, Roth, Richler, West, etc.) ; qui montre sur quoi s’étaye, comment se construit l'humour juif (trop connu, c’est-à-dire méconnu) comme ensemble de reprises décalées d’énoncés « sérieux » aux significations multiples et de déplacements sceptiques.
Des récits, dénotés, connotés mais sans référent fixe, produisant un espace commun, un narrateur, des « narrés » qui, ne s’autorisant que d’eux-mêmes en croyant l’être par celui qui, le « premier », a rapporté le récit, tenteront de se faire narrateurs à leur tour[10]. Plus qu'un jeu talentueux et amer sur les mots, parce que le monde est rugueux et la vie autant menacée par la pauvreté que par les pogromes, une esthétique proprement politique.
Freud ne s'y est pas trompé, dans Le Mot d'Esprit et ses rapports avec l'inconscient (1905), mais il l'a fait gauchement, par la bande : parce qu'il ne pouvait pas ne pas se reconnaître dans ses parents pauvres (très pauvres, mêmes) – son propre père, Jacob, était un ancien hassid – en même temps qu'il ne pouvait pas ne pas le faire, parce qu'il avait quelque mal à admettre une évidente filiation, tout occupé qu'il était à s'affirmer viennois, c’est-à-dire « éclairé », et fondateur... Reste que l'humour juif a rapport étroit avec une certaine dynamique de l'Inconscient freudien, et ce n'est pas l'un des moindres intérêts de ces Récits Hassidiques que de le montrer, de façon souvent inattendue.
A suivre…
Notes :
[1] R.Z., « Un air de famille » in L’inanalysé, Paris, Editions Confrontations, 1979, pp. 131-140.
[2] Martin Buber, Les récits hassidiques, traduits de l’allemand par Armel Guerne, Monaco, Editions du Rocher, 1978.
[3] Plusieurs « faiseurs de miracle » ont porté, avant ou après Israël ben Eliezer, le surnom de Baal Chem Tov, qui fait référence à une supposée capacité à faire usage du « nom déployé » du Dieu-tétragramme pour domestiquer les forces obscures ; Israël ben Eliezer est le seul à se l’être vu attribué comme titre, sa piété éclatante levant toute équivoque.
[4] Livre traditionnellement attribué à attribué à Shimon Bar Yochaï (IIe siècle) mais qui aurait été rédigé (en araméen) par un rabbin espagnol, Moïse ben Chem Tov de León (1240-1305), ou par son entourage, entre 1270 et 1280.
[5] Dès le début du XIXe siècle, comme on sait [!], cette impatience va déborder ce cadre, emporter Juifs, non Juifs, mécréants et athées, migrer vers l’Europe occidentale (mais aussi vers l’Est) et affecter le champ politique sous le nom de nationalisme mais aussi de Révolution…
[6] Les générations qui suivent celle du Baal Chem Tov vont opérer une sorte de retour, tout en conservant leur intérêt pour la Cabale mais en limitant son étude directe aux « lettrés » et, mêlant la ferveur nouvellement acquise et l’étude juive traditionnelle centrée sur les textes canoniques (Talmud, commentaires et commentaires de commentaires), réduire sensiblement l’écart avec les traditionnalistes.
[7] « … Rabbi Yaakov Yossef était encore Rav de Sharigrod [aujourd’hui Shargorod, en Ukraine] – et fort opposé… à la voie hassidique – quand arriva dans la ville, un beau matin, à l’heure où les troupeaux sont menés au pâturage, un homme que nul ne connaissait et qui descendit de voiture au beau milieu de la place du Marché. Avisant le premier venu qui passait là avec sa vache, il l’appela et se mit tout de go à lui raconter une histoire si captivante… que l’homme fut incapable de s’en aller. Quelques mots de cette histoire étant tombés dans l’oreille d’un autre passant, tout décidé qu’il fût à continuer son chemin, il n’en prêta pas moins, lui aussi, l’oreille, s’approcha et resta là. Et bientôt il y avait tout un cercle d’auditeurs passionnés autour du conteur, et la foule ne cessait de croître. Dans le nombre, tout entier lui-aussi sous le charme, se trouvait le servant de la Maison de prière, arête sur son chemin alors qu’il s’en allait en hâte pour en ouvrir les portes. Le Rav, en effet, s’y rendait vers huit heures – on était en été – et il fallait que les portes fussent ouvertes bien avant…
A huit heures, donc, le Rav venant pour la prière… trouva porte close… Homme ponctuel, fort susceptible et emporté de caractère, que la colère prit aussitôt, [il] s’en fut, plein de fureur, à la recherche du servant… Il n’eut pas loin à aller, s’étant trouvé presque aussitôt nez à nez avec lui, dans la rue. Le Baal Chem Tov, en effet – car c’était lui le conteur – avait, tout en parlant, fait un signe au servant pour lui dire qu’il devait aller, et l’homme était parti au pas de course…
… Le Rav lui demanda violemment pourquoi il avait ainsi failli à sa tâche, et pourquoi il n’y avait personne non plus d’entre tous ceux qui étaient toujours là d’habitude. Le servant répondit que tous ceux qui se rendaient à la Maison de prière avaient été, comme lui, arrêtés en chemin par le conteur, là-bas, et la merveilleuse histoire qu’il racontait… Le Rav se vit contraint, ce matin-là, de dire seul l’office du matin ; et quand il eut fini, il dépêcha son servant sur la place du Marché, avec la consigne de lui ramener l’étranger. “Je le ferai battre de verges !”…
Dans l’intervalle, le Baal Chem Tov, qui avait achevé son histoire… s’était rendu à la taverne où le servant finit par le rejoindre, s’acquittant alors de la commission.
Le Baal Chem Tov obtempéra sur l’heure et, la pipe aux lèvres, entra tout droit chez le Rav… ‘Qu’est-ce qu’il te prend, éclata-t-il avec autorité… d’arrêter les gens qui vont à la prière ?
– Rabbi, répondit avec calme le Baal Chem Tov, il n’est pas sain à vous de vous emporter de la sorte. Laissez plutôt que je vous raconte une histoire…’ », M. Buber, op. cit., pp. 107-108.
[8] Ibid., p. 3. Illustration de la singulière puissance performative de ce type de récit : « Un jour qu’on demandait à un Rabbi (dont le grand-père avait été le disciple du Baal-Chem) de raconter une histoire, il répondit : ‘Une histoire, il faut qu’on la raconte de telle sorte qu’elle agisse et soit un secours en elle-même’. Puis il fit ce récit : ‘Mon grand-père boitait sévèrement. Comme on lui avait demandé de raconter quelque chose de son Maître, il se prit à relater comment le saint Baal-Chem, lorsqu’il priait, sautillait et dansait sur place. Et, pour bien montrer comment le Maître faisait, mon grand-père, tout en racontant, se mit debout et, emporté par son récit, sautilla et dansa lui-même. A dater de cette heure, il fut guéri’… », Ibid., p. 4 (traduction légèrement modifiée).
[9] Livre qui, incidemment, peut éclairer d’un jour nouveau le fonctionnement général du trotzkisme – avec ses nombreuses dissidences – après l’exil forcé de Lev Davidovitch Bronstein dit Trotzki mais aussi celui de certaines cellules atypiques des Parti communistes au temps de leur splendeur, ou encore celui de certains séminaires de philosophie et de psychanalyse…
[10] Quitte à se faire vertement rabrouer pour avoir oublié que la grande affaire est celle de la parole vivante, de l’énonciation déployant des effets de déssaisissement ici-et-maintenant et non pas de l’énoncé – toujours en réserve, toujours dans l’attente d’un interprète autorisé qui lui porterait secours et, le sortant de lui-même, lui redonnerait un peu de vigueur :
« Un disciple du Baal-Chem prenait secrètement par écrit ses enseignements. Un jour, le Baal-Chem, ayant vu un démon qui courait à travers la maison avec un livre sous le bras, lui demanda : ‘Quel livre as-tu donc là… ?’ Et le démon… répondit : ‘C'est le livre dont tu es l'auteur !’
Le Baal-Chem apprit ainsi qu'il y avait quelqu'un qui, en secret, couchait par écrit ses paroles. Il réunit ses disciples et leur dit : ‘Quel est celui d'entre vous qui prend copie de ce que je vous enseigne ?’ Le disciple qui avait pris des notes se déclara et apporta au Maître ce qu'il avait consigné. Longuement, page après page, le Baal-Chem en prit connaissance. Puis il dit : ‘II n'y a pas là un traître mot que j'aie prononcé ! Tu n’écoutais pas pour l’amour du Ciel, les puissances du mal se sont emparées de toi, et tes oreilles ont entendu ce que je n’ai pas dit’ », Ibid., p. 120 (traduction modifiée).
Petites histoires entre ‘haverim… © Copyright 1978-2010 Richard Zrehen
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