dimanche 26 décembre 2010

Petites histoires entre ‘haverim…[2]



… Reste que l'humour juif a rapport étroit avec une certaine dynamique de l'Inconscient freudien, et ce n'est pas l'un des moindres intérêts de ces Récits hassidiques que de le montrer, de façon souvent inattendue.

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Les Tsaddikim racontent des histoires : des histoires juives, rarement « drôles », qui ne sont pas toujours des histoires de Juifs. Et le livre de Buber rapporte des histoires sur les Tsaddikim et des histoires qu'ils racontent... Ces histoires peuvent encore nous concerner, toutes, nous qui ne sommes pas si Juifs que Marx le prétendait dans La Question Juive, et l’on sait que ce n’était pas un regret de sa part.

Les Tsaddikim apprennent aux « simples »[1], sans en avoir l’air – les érudits, les étudiants des Sages (de la Torah) le savent depuis des lustres – à ne pas rester prisonnier d'un Texte, fût-il révélé, ce qui est leur grande leçon : antidote aux langues de bois. Ils racontent, à leur manière – qui demande effort et attention : effets littéraires du style de ceux qui ne sont pas, à l'instar de Moïse, « circoncis de la bouche » –, la très nécessaire pluralité de la parole, l'imperfection des jugements et opinions, sans pour autant postuler leur complémentarité – ce que dit la belle âme –, sinon à terme incertain, ou leur totalisation – ce que dit le politique –, sinon à la fin des temps : l'une et l'autre, ni souhaitables, ni possibles sans violence.

Ainsi touche-t-on à la possibilité d’une pratique « artiste » de la parole, où les opposés apparents, incommensurables en fait parce que singuliers, pourraient ne pas s'exclure mutuellement, à la façon des peintures accrochées dans un musée qui, tout en sollicitant pareillement l’attention, ne peuvent « espérer » être jugées meilleures l’une que l’autre – on peut toujours dire, ce n’est pas rien mais n’a pas grand chose à voir, que l’on en préfère une – parce que, pas plus que ces énoncés-là, elles ne visent ni ne prétendent au vrai : au juste, plutôt, au monde commun, certainement[2]. Pratique tolérante, pratique minoritaire, de ceux qui ne désirent pas la majorité mais l’espèrent au bout des générations. A la possibilité : pas à sa mise en œuvre, qui demande tant…


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Avec un certain effort d’adaptation, on peut finir par reconnaître là l'enjeu d'un autre très vieux débat, tenu dans un autre champ « culturel », sur lequel on ne s’étendra pas faute de place mais qui mérite certainement d’être rappelé : l'opposition de Platon et Aristote, nos maîtres en politique et en esthétique, aux Sophistes. D'un côté, les nobles amis de la sagesse, épris de rigueur et experts à séparer la science de l'opinion, de l'autre, les métèques torves qui enseignaient comment tenir simultanément une proposition et sa contradictoire sur un même objet, comment marchander le réel.

Ici aussi, l'Occident a tranché, et les métèques ont perdu : sophisme désigne un raisonnement vicieux...


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Avec les Récits hassidiques de Martin Buber (et les curieux télescopages proposés ici) nous revient la voix, élaborée et retorse, de quelques réprouvés majeurs de notre Histoire, quand ils n’ont pas délibérément été abandonnés en temps d’immense détresse par ceux qui l’« opéraient » : c'est une raison, mais elle n’est pas suffisante, pour ne pas le lire.


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Quelque 30 ans après, une précision s’impose, qui n’invalide pas ce qui précède mais le met en perspective.

Ce livre que j’ai dit ne pas être édifiant l’était bel et bien, dans la mise en scène, pas dans les contenus.

Comme de nombreux intellectuels juifs germanophones venant de milieux plutôt assimilés (comme Kafka, Scholem et Benjamin), Buber, au début d’un XXe siècle qui a vu prendre une dimension nouvelle à ce que Allemands nomment « Question juive », question-miroir de celle de leur identité « nationale » incertaine à la lumière de leur propre accès, très récent, à la souveraineté politique, s’accélérer l’assimilation des élites juives d’Occident que la Réforme juive, créée au milieu du siècle précédent, avait été incapable d’enrayer malgré ses efforts de « modernisation », et apparaître le sionisme volontiers irréligieux, construit le judaïsme décontracté, métaphysique et terre-à-terre, joyeux et un peu anarchiste des Ost-Jüden pauvres, engagés sans recours dans le monde et connaissant la vie, comme l’antithèse de celui ayant cours par exemple en Allemagne et en Autriche, « ritualiste et froid », comme ressourcement et inspiration.

Autrement dit, il agit moins en homme de science – qu’il est – qu’en artiste.

Je n’avais pas prêté suffisamment attention à un passage de l’Introduction (traduite par Ellen Nadel Guillemin) où Buber expose clairement que les récits qu’il rapporte, il ne les restitue pas comme ils les a recueillis – « chimériques », « obscurs », « pleins de digressions », lacunaires – mais qu’il les a mis en forme, « utilisant toutes les variantes et, au besoin, d’autres textes apparentés, pour les condenser dans une forme cohérente et adaptée au mieux à leur contenu… ». « Dans les quelques cas, ajoute-t-il, où [il] ne pouvai[t] disposer que de fragments, [il s’est] efforcé de les compléter à l’aide d’autres fragments, [se] bornant par ailleurs à combler les lacunes avec des données analogues » (op. cit., pp. 5-6). Il a porté secours à son « corpus », comme il convient à un bon ‘haver

Effaçant le rugueux, l’approximation, les marques d’expression entravée, les possibles méprises et les fausses coupures – façon « m’amie » devenue « ma mie » dans le français de l’époque classique – ou fausses motivations – façon « ouvrable » compris comme signifiant « ouvert », la relation avec « ouvroir » (travailler) étant perdue, dans le français courant –, bref, négligeant la matière signifiante, ou la traitant en obstacle, ce qui revient au même, Buber a donc lissé et harmonisé les fragments recueillis, leur a prêté la grande cohérence qu’il leur supposait. Il les a re-racontés à sa façon policée, s’incluant par là-même dans l’ensemble dont il rapportait les propos – et lui faisant gagner un bon siècle de mûrissement...

Folkloriste, artiste, conteur de la puissance performative de certaines phrases [de toutes les phrases ?] , Buber est aussi un militant, qui a à cœur de faire connaître aux Juifs du Ychouv, d’abord (le livre paraît en hébreu, à Jérusalem, en 1946[3]), aux Juifs de l’Ouest, ensuite, mais aussi à l’Occident cultivé, toute la vitalité d’une civilisation quasi disparue au moment où il conclut une enquête commencée quelque 50 ans auparavant (ses premières publications consacrées au hassidisme datent du début du XXe siècle) ; tous les trésors de science et de sagesse accumulés/exploités par ces communautés hassidiques où semblait régner une sorte de « démocratie participative » heureuse, qui pourrait bien servir de modèle à l’Etat dont il espère bien, lui, Buber, qu’il va bientôt (re)voir le jour dans la Palestine mandataire et, pourquoi pas, à la vieille Europe dévastée…

De là le choix, justifié par les travaux de Schleïermacher et de Dilthey sur l’Herméneutique, de traiter les signifiants bruts dans lesquels lui sont venus les fragments recueillis comme une gangue informe de terre et de cailloux qu’il faut casser et éliminer pour accéder aux pépites qu’ils emprisonnent.

D’où l’étrange impression de proximité, renforcée par la trop élégante traduction d’Armel Guerne, mais aussi de distance, que l’on ressent avec ces beaux-esprits en haillons, ces Ost-Jüden admirablement paradoxaux : simples et sophistiqués, tenant suffisamment à leur tradition – et à l’imaginaire qui la soutient – pour accomplir, certes avec « fantaisie », ce qu’elle requiert d’eux, mais suffisamment avertis de la polysémie du langage pour ne la prendre qu’avec un grain de sel, quand ils n’en sont qu’au tout début de l’apprentissage de cette polysémie, qu’ils y touchent mais sont très loin de l’internaliser, qu’ils sont encore largement captifs d’une signification unique, celle en laquelle ils se reconnaissent – d’autant plus qu’ils étaient précédemment exclus de l’échange « savant ». Des craignants-Dieu agnostiques !

En nettoyant et restaurant ces récits, Buber est bien resté fidèle à la logique qui est la leur, il a su nous éclairer sur une intrigante façon de (re)faire du lien social mais, en nous découvrant quelques unes des plus prometteuses de leurs possibilités d’évolution de cette manière « bien intentionnée », il a un peu vite passé sur la viscosité du pratico-inerte, l’inertie de ceux qui les faisaient circuler et sur la dispersion qu’ils ne pouvaient pas ne pas rencontrer – car c’est le « destin » des énoncés, même quand ils ont même référence, que de diverger.

Autrement dit, ils sont en chemin ces Ost-Jüden, mais au commencement du voyage : ils disent l’incertitude du sens, la Vérité multiple, leurs oreilles, assourdies par la foi, ne l’entendent pas – encore ? Le montrent les dissensions entre disciples de tel ou tel rébbè, les heurts violents entre les Hassidim et leurs adversaires traditionnalistes – des Hassidim danseront à l’annonce de la mort de leur ennemi déclaré, Eliyahou ben Shlomo Zalman (1720-1797), le Gaon de Vilna (aujourd’hui Vilnius, en Lituanie), qui avait prononcé le ‘herem (mise à l’écart) contre eux ; le montre aussi le fait qu’en nombre non négligeable leurs descendants vont adopter le socialisme anti-religieux d’abord, le bolchevisme ensuite (ce dont témoignent, par exemple, quelques un des récits les plus poignants d’Isaac Babel dans Cavalerie rouge).

La question se pose alors de savoir si Buber a déformé la « leçon » pluraliste de « ses » Hassidim ? Gauchie, certainement, mais en la présentant de la sorte, il l’aurait plutôt rendue lisible : elle a ainsi pu être entendue et reprise par beaucoup, qui ne sont ni spécialistes de l’Europe centrale ni n’ont « la religion » comme souci premier et n’auraient probablement pas affronté l’austérité d’une édition savante.

La construction de Buber a pu entretenir de grandes nostalgies et au moins une belle illusion – et il en va de l’illusion comme de la promesse politique : elle n’engage que ceux qui « savent » qu’elle leur est destinée. Mais de là à penser qu’elle a perdu sa capacité à captiver, nourrir de nouvelles nostalgies et d’entretenir au moins une nouvelle illusion…

Il est loisible de s’assurer de sa vigueur intacte en lisant les Récits hassidiques de Martin Buber pour ceux qui ne l’ont pas encore fait, en les relisant pour ceux dont le souvenir commence à être ancien, et en se laissant surprendre par la force paradoxale de ce livre rare, qui « enseigne » en décevant toute demande qu’on lui adresse – par exemple, une demande de réponse ! – et en augmentant la perplexité de celui qui s’y risque.


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Notes :


[1] « Le Baal-Chem dit une fois à ses disciples : ‘‘Maintenant que j’ai gravi maints degrés dans le service de Dieu, je peux les lâcher pour m’en tenir à la foi toute simple de qui ne veut être que le vaisseau de Dieu. Car s’il est écrit que ‘le simple croit tout’ (Proverbes, XIV, 15), il est écrit aussi que ‘Dieu protège les simples’ ’’ (Proverbes, CXVI, 6) », op. cit., p. 122 (traduction modifiée).

L’arrière-petit-fils du Baal Chem Tov, Rabbi Nachman de Bratslav (1772-1810), dira de son côté : « Si le Tsaddik sert Dieu mais ne prend pas la peine d’enseigner à la multitude, il tombera de son échelon », M. Buber, Tales of the Hasidim, Early Masters (1947), New York, Schocken Books, 7th ed., 1973, p. 7.

[2] « Les disciples de Rabbi Dov Baer (1704-1772), le grand Maggid (prédicateur) de Mezritch (Miedzyrzecze, Ukraine), interprétaient ses paroles de façon très différente ; mais le Maggid lui-même se refusait à choisir entre leurs différentes thèses car, disait-il, quelle que soit celle des soixante-dix faces de la Torah qu’on regarde avec une authentique sincérité, on voit la Vérité », op. cit., p. 15 (traduction modifiée).

On comprend bien que la totalisation de cette Vérité, dont les multiples facettes « en conflit » se découvrent avec réticence, selon qui les regarde, et au « lieu » où il se trouve, échappe à toute saisie humaine : elle ne peut être que l’objet d’un savoir non-humain, un Savoir absolu, qui devra atteindre la fin des Temps pour se clore. Peut-être.

Au nombre des disciples de Rabbi Dov Baer, on compte notamment Rabbi Chneour ben Baruch Zalman de Liadi (1745-1812), fondateur du mouvement Loubavitch, et Rabbi Menachem Nahum Twerski de Tchernobyl (1730-1797), fondateur de la dynastie hassidique de Tchernobyl... Pour l’anecdote, selon Wikipedia, Jung « assurait à la fin de sa vie que toutes ses découvertes en psychologie avaient été devancées par celles de Dov Baer ». Si ces propos étaient authentifiés, ils confirmeraient que nul n’est à l’abri d’un malentendu ou à une contradiction près, y compris celui qui a voulu fonder une psychanalyse non juive pour faire pièce à celle de Freud…

[3] Buber s’était installé à Jérusalem en 1938, fuyant le nazisme bien sûr, mais aussi rejoignant en quelque sorte les Hassidim de Rabbi Menahem Mendel de Vitebesk (1730-1788), un disciple du grand Maggid qui avait décidé, pour ne pas choisir entre le Maggid et le Gaon de Vilna (qu’il avait vainement tenté de rencontrer pour lui demander de revenir sur le ‘herem prononcé contre les Hassidim), de s’installer, dès 1777, avec 300 de ses propres disciples en Palestine (à Safed, d’abord, à Hebron et Tibériade, ensuite)…



Petites histoires entre ‘haverim… © Copyright 1978-2010 Richard Zrehen

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