Théologiens, théoriciens, savants, journalistes, politiques, services secrets, révolutionnaires de gauche et de droite, complotistes et délirants (catégories nullement exclusives les unes des autres, bien sûr) ont beaucoup œuvré, on le sait, à la constitution de la Judéophobie des Modernes, pour reprendre le titre du livre, important et glaçant, que Pierre-André Taguieff vient de faire paraître chez Odile Jacob.
Les écrivains aussi, avec souvent plus de facilité, parce qu’une « œuvre » littéraire, même médiocre est à peu près irréfutable. Brièvement dit, parce qu’il s’agit toujours d’une fiction, y compris quand elle s’annonce « à clés », elle est soustraite à l’alternative vrai-faux, ce qui ne l’empêche pas de faire parfois scandale.– C’est un vrai problème dans un pays totalitaire, c’est-à-dire théocratique, où le réel est barré/travesti par/pour le Despote, où la parole touche toujours au sacré et reste chasse jalousement gardée du Pouvoir ; dans une démocratie, ordinairement, on ne l’en fréquentera ou ignorera que plus…
Avec plus de facilité et dans le mouvement, sans qu’il y paraisse trop : parce que, de la mise en circulation d’éléments marqués, tendancieux, dans le cours de la présentation d’un Monde, celui où l’histoire racontée se déroule, à l’illusion de représentation compréhensive du monde que le lecteur habite et qu’il ne peut percevoir que partiellement, il n’y a qu’un petit pas.
Petit pas que ce lecteur innocent, attaché à son lieu-de-vie et à son affairement quotidien sous le règne de la Nécessité, qui prendra volontiers les paroles d’une chanson pour un manifeste, franchit sans même s’en rendre compte. C’est pour cela qu’il lui arrive d’être scandalisé : parce qu’il a traversé l’œuvre en direction des supposés référents vers lesquels elle lui paraît faire signe – et c’est le tout de l’affaire.
Même médiocre, une œuvre littéraire peut aller au-devant des préjugés du lecteur spontanément porté à ne pas séjourner en elle ; plus profondément, identifier pour lui, qui demande du sens et pas de la métaphore, de l’information plus qu’un espace de jeu pour se déprendre de son Imaginaire, ou bien la figure d’un Rédempteur (religieux, politico-religieux, gourou) ou bien celle à laquelle rapporter comme à son origine, sa frustration constitutive, l’origine de son malheur d’être sexué et séparé d’avec lui-même, et la nommer : l’Etranger, le Juif, le Jésuite, la Femme kouchite, l’Indigène, l’Anglais, le Turc, le Chinois, par exemple.
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En 1921, année où se discute dans les couloirs de la Société des Nations le sort des provinces moyen-orientales de l’Empire ottoman, où s’affrontent Britanniques et Français désireux de sa partager les dépouilles, Pierre La Mazière publie chez Albin Michel Les Amants de Pénélope, sous-titré « roman salonicien », petit livre dont l’action est située pendant la Grande Guerre et dans lequel il exploite sans vraie malveillance certains des éléments du nouveau paradigme « juif » qui a commencé de se mettre en place au début du XIXe siècle en Europe de l’Ouest avec les Jeunes hégéliens, au premier rang desquels le Karl Marx de l’inquiétante Question Juive, les nouvelles significations, toutes solidaires et substituables l’une à l’autre – ce que dit le terme « paradigme » emprunté aux Structuralistes –, à partir desquelles re-phraser cet Autre singulier.
Le Juif de la Lettre, marchand de Temple, tueur de Christ (par procuration) et obstiné dans son refus d’entendre la Bonne Parole, assumant pleinement « crime » et « errements » en renouvelant le Contrat avec la Torah, génération après génération, en restant délibérément sous la Loi, cède progressivement la place au Juif comme « race », chair inassimilable, substance, adorateur du Veau d’Or, charognard, c’est-à-dire regardant le Monde comme richesse et stock à monnayer, comme lieu de péréquation sans fin, les calamités accablant son « Prochain » comme autant d’opportunités « économiques » et incapable de rester à « sa » place en prétendant « parvenir » à tout prix. Avec ça, globalement libidineux et un peu souteneur…
Le Juif de la Lettre, marchand de Temple, tueur de Christ (par procuration) et obstiné dans son refus d’entendre la Bonne Parole, assumant pleinement « crime » et « errements » en renouvelant le Contrat avec la Torah, génération après génération, en restant délibérément sous la Loi, cède progressivement la place au Juif comme « race », chair inassimilable, substance, adorateur du Veau d’Or, charognard, c’est-à-dire regardant le Monde comme richesse et stock à monnayer, comme lieu de péréquation sans fin, les calamités accablant son « Prochain » comme autant d’opportunités « économiques » et incapable de rester à « sa » place en prétendant « parvenir » à tout prix. Avec ça, globalement libidineux et un peu souteneur…
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Pierre La Mazière n’est pas le premier, loin s’en faut, à mettre en récit des éléments de ce nouveau paradigme, mais il le fait avec une légèreté (et un scrupule) qui contraste fort avec la hargne d’un de ses plus notables prédécesseurs, le Polonais Wladyslaw Stanislaw Reymont, prix Nobel de Littérature en 1925, auteur de La Terre de la Grande Promesse (1897), livre venimeux dont Andrzej Wajda fera, en 1974, un film – plusieurs fois récompensé… (Culture polonaise: "LA TERRE DE LA GRANDE PROMESSE")
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Pour mémoire, ce paradigme nouveau, les Juifs occidentaux en voie d’intégration l’adoptent aussi, peu ou prou, assez vite. Par exemple ceux qui, en France, décident, dans la dernière partie du XIXe siècle, de s’appeler « Israélites » (par référence à l’avant conquête du pays de Canaan) et qui, sur l’initiative de savants comme les frères Reinach ou les frères Darmesteter, et de notables comme le baron de Hirsch, entreprennent de dé-orientaliser leur « religion », notamment en répudiant l’autorité du Talmud, préférant l’inspiration des Prophètes, en abandonnant les interdits alimentaires et en décidant de ne plus se considérer en Exil ; ils vont mener longtemps – jusqu’à Drancy et Pithiviers, pour faire court – le combat pour la modernité (principalement au travers de l’Alliance Israélite Universelle, fondée en 1860 par Benjamin Crémieux, l’homme du Décret, et de son réseau d’écoles) contre les traditionalistes, étiquetés (péjorativement) « Juifs », leur séparatisme, leur « arriération », leur absence de manières, leur dédain des « vrais » métiers et leur amour du petit-commerce…
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Extraits :
– Nous ne pouvons pas dire, nous, les Israélites de Salonique, que nous aimons la guerre. D’abord, nous n’avons pas l’habitude comme vous d’être soldats. Et puis, lorsqu’on parle de nous mobiliser, nos mères, nos sœurs, nos femmes se désespèrent et sanglotent… Tandis que chez vous…
– Les femmes chantent, rient, dansent et boivent du champagne. Le départ vers la mort de ceux qu’elles aiment est, pour elles, l’occasion d’une petite fête. « French Cancan », n’est-ce pas ?
Le jeune Sabetaï Ergas qui, une fois pour toutes, a pris le parti, lorsqu’il s’entretient avec des Alliés, d’être toujours de leur avis, ouvre la bouche pour acquiescer. Mais il se rappelle que, plusieurs fois déjà, il s’est laissé prendre à cette ironie d’Occident […]
Un peu inquiet, il coule un regard dans la direction de son interlocuteur.
[…] Le visage impassible, le lieutenant Delorme fume doucement et pour discerner quels peuvent être, en ce moment, ses sentiments, il faudrait avoir d’autres dons de pénétration psychologique que ceux d’Ergas.
Aussi le jeune homme préfère-t-il ne point aller au devant d’une riposte prête à se déclencher […] et poursuit-il bonhomme :
– Mais nous ne pouvons pas dire non plus que nous la détestons. Depuis que les Alliés sont débarqués ici, nous avons tous décuplé, centuplé nos revenus. Il y en a qui le nient, ils ont tort. Ce sont d’ailleurs ceux qui ont le plus profité de vous. Moi, vous me connaissez, vous savez que je suis sincère.
– Du reste, vous vous appelez aussi Judas ! Sabetaï-Judas Ergas, n’est-ce pas ?
– C’est vrai que vous me connaissez ! Vous êtes allé chez les Pardo ?… Moïse Pardo, qui fournit du bois, du vin, de la pierre aux Intendances alliées et qui a une si jolie femme ?…
– Oui.
– Eh ! bien, il est cinq fois millionnaire.
– Et combien de fois cocu ?
– Ca, je ne sais pas.
– Alors ?
– Avant votre arrivée, il prenait 175 drachmes par mois à la Banque de Salonique.
– Et on le laissait faire ?
– Je veux dire qu’il touchait 175 drachmes d’appointements. Ici, on dit « prendre » au lieu de « gagner ».
– Cynisme ? Sincérité ? Inconscience ?
– Comment ?
– Ca n’a pas d’importance.
– Et combien d’autres ! Samuel Scialom qui vient d’acheter une automobile est le fils d’un hammal (portefaix). Il était apprenti cordonnier en septembre 1915. David Saltiel servait chez un marchand de yaourth.
– Et vous, Sabetaï Ergas, que faisiez-vous ?
– J’attendais, au port, l’arrivée des paquebots et je conduisais les gens qui débarquaient dans les hans (caravansérails) du quartier franc. Je recevais deux sous par voyageur que j’amenais.
– Et vous gagniez à ce métier ?
– Une drachme et demie, deux drachmes par jour, je n’ai pas de honte à l’avouer.
– Et maintenant ? […]
– Et maintenant, je suis fournisseur !
Si vous n’avez jamais entendu un enfant assisté, devenu ministre, dire la satisfaction qu’il éprouve à constater le chemin parcouru, vous ne pouvez deviner avec quel accent Sabetaï Ergas a prononcé ce mot magique de « fournisseur ». […]
– Nous ne pouvons pas dire, nous, les Israélites de Salonique, que nous aimons la guerre. D’abord, nous n’avons pas l’habitude comme vous d’être soldats. Et puis, lorsqu’on parle de nous mobiliser, nos mères, nos sœurs, nos femmes se désespèrent et sanglotent… Tandis que chez vous…
– Les femmes chantent, rient, dansent et boivent du champagne. Le départ vers la mort de ceux qu’elles aiment est, pour elles, l’occasion d’une petite fête. « French Cancan », n’est-ce pas ?
Le jeune Sabetaï Ergas qui, une fois pour toutes, a pris le parti, lorsqu’il s’entretient avec des Alliés, d’être toujours de leur avis, ouvre la bouche pour acquiescer. Mais il se rappelle que, plusieurs fois déjà, il s’est laissé prendre à cette ironie d’Occident […]
Un peu inquiet, il coule un regard dans la direction de son interlocuteur.
[…] Le visage impassible, le lieutenant Delorme fume doucement et pour discerner quels peuvent être, en ce moment, ses sentiments, il faudrait avoir d’autres dons de pénétration psychologique que ceux d’Ergas.
Aussi le jeune homme préfère-t-il ne point aller au devant d’une riposte prête à se déclencher […] et poursuit-il bonhomme :
– Mais nous ne pouvons pas dire non plus que nous la détestons. Depuis que les Alliés sont débarqués ici, nous avons tous décuplé, centuplé nos revenus. Il y en a qui le nient, ils ont tort. Ce sont d’ailleurs ceux qui ont le plus profité de vous. Moi, vous me connaissez, vous savez que je suis sincère.
– Du reste, vous vous appelez aussi Judas ! Sabetaï-Judas Ergas, n’est-ce pas ?
– C’est vrai que vous me connaissez ! Vous êtes allé chez les Pardo ?… Moïse Pardo, qui fournit du bois, du vin, de la pierre aux Intendances alliées et qui a une si jolie femme ?…
– Oui.
– Eh ! bien, il est cinq fois millionnaire.
– Et combien de fois cocu ?
– Ca, je ne sais pas.
– Alors ?
– Avant votre arrivée, il prenait 175 drachmes par mois à la Banque de Salonique.
– Et on le laissait faire ?
– Je veux dire qu’il touchait 175 drachmes d’appointements. Ici, on dit « prendre » au lieu de « gagner ».
– Cynisme ? Sincérité ? Inconscience ?
– Comment ?
– Ca n’a pas d’importance.
– Et combien d’autres ! Samuel Scialom qui vient d’acheter une automobile est le fils d’un hammal (portefaix). Il était apprenti cordonnier en septembre 1915. David Saltiel servait chez un marchand de yaourth.
– Et vous, Sabetaï Ergas, que faisiez-vous ?
– J’attendais, au port, l’arrivée des paquebots et je conduisais les gens qui débarquaient dans les hans (caravansérails) du quartier franc. Je recevais deux sous par voyageur que j’amenais.
– Et vous gagniez à ce métier ?
– Une drachme et demie, deux drachmes par jour, je n’ai pas de honte à l’avouer.
– Et maintenant ? […]
– Et maintenant, je suis fournisseur !
Si vous n’avez jamais entendu un enfant assisté, devenu ministre, dire la satisfaction qu’il éprouve à constater le chemin parcouru, vous ne pouvez deviner avec quel accent Sabetaï Ergas a prononcé ce mot magique de « fournisseur ». […]
*
C’est une douce, une vaporeuse nuit d’orient, toute scintillante d’étoiles. […]
Le « Parc » : restaurant, café-concert, jardin, ouvre ses portes à la cohue des élégants de la ville et des armées. […]
Les officiers des armées alliées, descendus du front pour quarante-huit heures, après avoir passé des mois dans le bled désertique de Macédoine ou d’Albanie, sont attirés par la lumière, par le bruit […].
Ah ! ces soirées dont, pourtant, on sent tout le vide, toute la vulgarité, ces heures perdues pour l’étude et la méditation, comme on les prolonge !… Comme on ruse, comme on se trouve des raisons à ne pas rentrer chez soi que le plus tard possible, quand on pense pouvoir enfin dormir.
Mais le sommeil de nuit est rarement accordé à l’homme qui fit la sieste tout l’après-midi. Il reste longtemps éveillé. Sous cette moustiquaire qui l’emprisonne […] il pense à son pays, à sa vie interrompue, à son avenir incertain.
Il pense surtout à ceux qu’il aime et que, peut-être, il ne reconnaîtra plus quand il les reverra… si la balle ennemie ou le paludisme ne le couche pas pour toujours en cette terre maudite de Macédoine. […]
Et c’est pourquoi, quand le soir tombe, l’exilé va vers ce jardin éclairé par de gros globes électriques, où il y a d’autres exilés comme lui, quelques bouquets de tamaris, des femmes, des civils qu’il regarde curieusement… et qui le font penser précisément à ce qu’il veut oublier. […]
Le lieutenant Delorme, détaché à l’Etat-Major du Commandement en Chef des Armées Alliées, que la chaleur et les lourdes pensées chassent de sa chambre vient, chaque soir, en ce jardin.
Un léger pli d’ironie aux lèvres, il assiste, avec un mélange d’amusement et d’écœurement au défilé des héroïsmes, des intérêts, des basses combinaisons et des trahisons. Fournisseurs, courtiers, avocats, agents de l’ennemi le connaissent […]. Et comme il représente une parcelle du pouvoir suprême, qu’on ne sait pas si, un jour, il ne sera pas utile de se recommander de lui ou s’il ne pourra rendre un service, on le salue beaucoup.
Il est depuis de longs mois en Orient, connaît la mentalité de ces gens et sait qu’ici, on ne se laisse pas présenter quelqu’un sans que, le lendemain, il ne vienne vous demander une signature, un mot d’introduction… ou vous proposer une combinaison.
Aussi se tient-il sur la défensive et prend-il soin d’écarter ceux qui tourbillonnent autour de lui. Mais comme il n’a pu encore adopter la méthode orientale et que, pour éloigner les fâcheux, il ne s’est point décidé à leur dire tout crûment : « Allez-vous en… Ne vous asseyez pas !… », ils ne comprennent pas, prennent place sur des chaises voisines et l’entretiennent quelques instants.
C’est ainsi que, chaque soir presque à la même heure, il voit arriver Sabetaï Ergas.
C’est une jeune Israélite de vingt-cinq ans, aux beaux yeux couleur de café en poudre, aux cheveux ondés, au masque un peu lourd, à l’élégance mièvre, qui parle le français assez correctement. […] Il est dans les affaires, exporte et importe, achète et revend de tout : du tabac, de la soie, de la laine, fait le ravitaillement de l’intérieur de la Macédoine et des îles (quelques opérations de contrebande lui ont assez bien réussi), fournit aux alliés du bois, du vin, de la main d’œuvre, leur loue des voitures et des chevaux qu’il n’a pas, mais se procure. Il est associé dans l’exploitation de trois cantines du front et sert de prête-nom à une douzaine de firmes inscrites sur la Liste Noire qui, grâce à lui, n’en continuent pas moins à travailler avec les intendances.
C’est tellement facile de tromper ces militaires d’Occident, énergiques certes et braves, mais qui prennent des mesures si brutales, si peu nuancées, et qu’ils supposent radicales, alors que l’oriental, souple et avisé, se soumet sans regimber, plie… mais pour mieux s’insinuer et continuer imperturbablement à gagner beaucoup d’argent !
Sabetaï Ergas a un pied dans toutes les affaires et si, par bonheur, la guerre dure encore quelques trimestres, lui aussi aura le million ! Et qui sait ? peut-être rattrapera-t-il ce Moïse Pardo, cinq fois millionnaire… […]
– Alors, vous êtes content de la vie, Sabetaï Ergas ?
– Je ne me plains pas, mon lieutenant… Je gagne bien… Et Pénélope est vraiment très gentille pour moi.
Pénélope est la petite amie de Sabetaï Ergas. Elle a dix-neuf ans. C’est une Grecque de Constantinople, aux lèvres trop fortes, à la voix un peu rauque. Mais ses yeux sont les plus émouvants du monde : clairs, humides, candides, ombragés de longs cils, comme ceux des beaux buffles qui, parés de colliers de perles bleu-turquoise, la touffe de poils du frontal maquillée d’ocre rouge, l’échine couverte de tapis aux ardentes couleurs, vont, à pas pesants, à travers la ville, et portent fièrement leurs formidables têtes brunes que surmontent deux cornes parfaites…
Elle est un peu chanteuse, un peu danseuse… et nul n’ignore, dans les armées alliées, que sa croupe est un double fruit magnifique. […]
Dès son arrivée en scène, elle rit de sa bouche humide, de ses dents claires, de son corps à peine vêtu de belle et bonne fille, dont les aisselles brunes font, chaque soir, bramer toute une salle de désir. […]
Si d’aventure, l’un des guerriers présents manifeste bruyamment la violence de son désir et lui fait, à pleine voix, une offre précise et souvent princière, elle rit plus largement et se dévoile un peu plus s’il se peut…
Lorsque Sabetaï Ergas se sentit définitivement décrassé, il comprit qu’il lui fallait faire figure d’homme chic et prit Pénélope comme amie.
Il lui a loué une maison dans le quartier des campagnes, au coin des rues Kerim Effendi et de Constantinople, et lui fournit une honnête mensualité. C’est une affirmation de richesse, partant, de puissance. Et puis, le fait d’avoir une maîtresse et surtout une maîtresse connue de tous lui confère un brevet d’élégance. Il ressent à se montrer avec elle – car tout est relatif et le « Parc » de Salonique, c’est à la fois la Comédie-Française, le Vaudeville et les Folies-Bergères – l’orgueil qu’éprouvent nos financiers à faire savoir qu’ils sont « avec » une de ces dames dont les noms s’inscrivent en lettres de feu au fronton de nos salles de spectacle.
Sabetaï est heureux avec Pénélope. Elle est jeune, elle est jolie, elle est gaie, elle s’habille avec goût et lui fait honneur. En outre, elle est fidèle, et, de ceci, surtout, Sabetaï est reconnaissant à son amie.
Il l’a suivie, épiée, surveillée personnellement et fait surveiller. Il a mis auprès d’elle, comme domestique, une des cousines de sa maman, la vieille Doudoun, et jamais ni lui ni ses agents, ni Doudoun n’ont pu surprendre Pénélope avec un Grec ou un Juif.
Les adorateurs indigènes ont eu beau tourner autour d’elle, lui écrire, lui envoyer fleurs, bonbons, bijoux, jamais elle ne les a écoutés.
Ils ont essayé de corrompre Doudoun ? Doudoun a accepté l’argent parce que ça ne l’engageait à rien et qu’en blessant les personnes charitables on risque de les dégoûter à tout jamais de faire le bien.
Mais les corrupteurs en ont été pour leurs frais et depuis qu’elle est la bonne amie de Sabetaï, Pénélope n’a reçu chez elle que des officiers alliés.
Et ce n’est pas tromper Sabetaï, puisqu’il le sait et qu’il l’a permis. Ces hommes ne sont-ils pas des exilés ? Les règles de l’hospitalité n’imposent-elles pas qu’on leur offre ce qui peut leur faire plaisir, et dont, du reste, ils savent se montrer reconnaissants, non seulement parce qu’ils sont généreux avec les bonnes filles qui leur font oublier les tristesses de leur vie, mais encore parce qu’ils rendent parfois de petits services bien utiles quand on est dans les affaires ?
En outre, ce sont des héros et l’on doit tout aux héros…
Le « Parc » : restaurant, café-concert, jardin, ouvre ses portes à la cohue des élégants de la ville et des armées. […]
Les officiers des armées alliées, descendus du front pour quarante-huit heures, après avoir passé des mois dans le bled désertique de Macédoine ou d’Albanie, sont attirés par la lumière, par le bruit […].
Ah ! ces soirées dont, pourtant, on sent tout le vide, toute la vulgarité, ces heures perdues pour l’étude et la méditation, comme on les prolonge !… Comme on ruse, comme on se trouve des raisons à ne pas rentrer chez soi que le plus tard possible, quand on pense pouvoir enfin dormir.
Mais le sommeil de nuit est rarement accordé à l’homme qui fit la sieste tout l’après-midi. Il reste longtemps éveillé. Sous cette moustiquaire qui l’emprisonne […] il pense à son pays, à sa vie interrompue, à son avenir incertain.
Il pense surtout à ceux qu’il aime et que, peut-être, il ne reconnaîtra plus quand il les reverra… si la balle ennemie ou le paludisme ne le couche pas pour toujours en cette terre maudite de Macédoine. […]
Et c’est pourquoi, quand le soir tombe, l’exilé va vers ce jardin éclairé par de gros globes électriques, où il y a d’autres exilés comme lui, quelques bouquets de tamaris, des femmes, des civils qu’il regarde curieusement… et qui le font penser précisément à ce qu’il veut oublier. […]
Le lieutenant Delorme, détaché à l’Etat-Major du Commandement en Chef des Armées Alliées, que la chaleur et les lourdes pensées chassent de sa chambre vient, chaque soir, en ce jardin.
Un léger pli d’ironie aux lèvres, il assiste, avec un mélange d’amusement et d’écœurement au défilé des héroïsmes, des intérêts, des basses combinaisons et des trahisons. Fournisseurs, courtiers, avocats, agents de l’ennemi le connaissent […]. Et comme il représente une parcelle du pouvoir suprême, qu’on ne sait pas si, un jour, il ne sera pas utile de se recommander de lui ou s’il ne pourra rendre un service, on le salue beaucoup.
Il est depuis de longs mois en Orient, connaît la mentalité de ces gens et sait qu’ici, on ne se laisse pas présenter quelqu’un sans que, le lendemain, il ne vienne vous demander une signature, un mot d’introduction… ou vous proposer une combinaison.
Aussi se tient-il sur la défensive et prend-il soin d’écarter ceux qui tourbillonnent autour de lui. Mais comme il n’a pu encore adopter la méthode orientale et que, pour éloigner les fâcheux, il ne s’est point décidé à leur dire tout crûment : « Allez-vous en… Ne vous asseyez pas !… », ils ne comprennent pas, prennent place sur des chaises voisines et l’entretiennent quelques instants.
C’est ainsi que, chaque soir presque à la même heure, il voit arriver Sabetaï Ergas.
C’est une jeune Israélite de vingt-cinq ans, aux beaux yeux couleur de café en poudre, aux cheveux ondés, au masque un peu lourd, à l’élégance mièvre, qui parle le français assez correctement. […] Il est dans les affaires, exporte et importe, achète et revend de tout : du tabac, de la soie, de la laine, fait le ravitaillement de l’intérieur de la Macédoine et des îles (quelques opérations de contrebande lui ont assez bien réussi), fournit aux alliés du bois, du vin, de la main d’œuvre, leur loue des voitures et des chevaux qu’il n’a pas, mais se procure. Il est associé dans l’exploitation de trois cantines du front et sert de prête-nom à une douzaine de firmes inscrites sur la Liste Noire qui, grâce à lui, n’en continuent pas moins à travailler avec les intendances.
C’est tellement facile de tromper ces militaires d’Occident, énergiques certes et braves, mais qui prennent des mesures si brutales, si peu nuancées, et qu’ils supposent radicales, alors que l’oriental, souple et avisé, se soumet sans regimber, plie… mais pour mieux s’insinuer et continuer imperturbablement à gagner beaucoup d’argent !
Sabetaï Ergas a un pied dans toutes les affaires et si, par bonheur, la guerre dure encore quelques trimestres, lui aussi aura le million ! Et qui sait ? peut-être rattrapera-t-il ce Moïse Pardo, cinq fois millionnaire… […]
– Alors, vous êtes content de la vie, Sabetaï Ergas ?
– Je ne me plains pas, mon lieutenant… Je gagne bien… Et Pénélope est vraiment très gentille pour moi.
Pénélope est la petite amie de Sabetaï Ergas. Elle a dix-neuf ans. C’est une Grecque de Constantinople, aux lèvres trop fortes, à la voix un peu rauque. Mais ses yeux sont les plus émouvants du monde : clairs, humides, candides, ombragés de longs cils, comme ceux des beaux buffles qui, parés de colliers de perles bleu-turquoise, la touffe de poils du frontal maquillée d’ocre rouge, l’échine couverte de tapis aux ardentes couleurs, vont, à pas pesants, à travers la ville, et portent fièrement leurs formidables têtes brunes que surmontent deux cornes parfaites…
Elle est un peu chanteuse, un peu danseuse… et nul n’ignore, dans les armées alliées, que sa croupe est un double fruit magnifique. […]
Dès son arrivée en scène, elle rit de sa bouche humide, de ses dents claires, de son corps à peine vêtu de belle et bonne fille, dont les aisselles brunes font, chaque soir, bramer toute une salle de désir. […]
Si d’aventure, l’un des guerriers présents manifeste bruyamment la violence de son désir et lui fait, à pleine voix, une offre précise et souvent princière, elle rit plus largement et se dévoile un peu plus s’il se peut…
Lorsque Sabetaï Ergas se sentit définitivement décrassé, il comprit qu’il lui fallait faire figure d’homme chic et prit Pénélope comme amie.
Il lui a loué une maison dans le quartier des campagnes, au coin des rues Kerim Effendi et de Constantinople, et lui fournit une honnête mensualité. C’est une affirmation de richesse, partant, de puissance. Et puis, le fait d’avoir une maîtresse et surtout une maîtresse connue de tous lui confère un brevet d’élégance. Il ressent à se montrer avec elle – car tout est relatif et le « Parc » de Salonique, c’est à la fois la Comédie-Française, le Vaudeville et les Folies-Bergères – l’orgueil qu’éprouvent nos financiers à faire savoir qu’ils sont « avec » une de ces dames dont les noms s’inscrivent en lettres de feu au fronton de nos salles de spectacle.
Sabetaï est heureux avec Pénélope. Elle est jeune, elle est jolie, elle est gaie, elle s’habille avec goût et lui fait honneur. En outre, elle est fidèle, et, de ceci, surtout, Sabetaï est reconnaissant à son amie.
Il l’a suivie, épiée, surveillée personnellement et fait surveiller. Il a mis auprès d’elle, comme domestique, une des cousines de sa maman, la vieille Doudoun, et jamais ni lui ni ses agents, ni Doudoun n’ont pu surprendre Pénélope avec un Grec ou un Juif.
Les adorateurs indigènes ont eu beau tourner autour d’elle, lui écrire, lui envoyer fleurs, bonbons, bijoux, jamais elle ne les a écoutés.
Ils ont essayé de corrompre Doudoun ? Doudoun a accepté l’argent parce que ça ne l’engageait à rien et qu’en blessant les personnes charitables on risque de les dégoûter à tout jamais de faire le bien.
Mais les corrupteurs en ont été pour leurs frais et depuis qu’elle est la bonne amie de Sabetaï, Pénélope n’a reçu chez elle que des officiers alliés.
Et ce n’est pas tromper Sabetaï, puisqu’il le sait et qu’il l’a permis. Ces hommes ne sont-ils pas des exilés ? Les règles de l’hospitalité n’imposent-elles pas qu’on leur offre ce qui peut leur faire plaisir, et dont, du reste, ils savent se montrer reconnaissants, non seulement parce qu’ils sont généreux avec les bonnes filles qui leur font oublier les tristesses de leur vie, mais encore parce qu’ils rendent parfois de petits services bien utiles quand on est dans les affaires ?
En outre, ce sont des héros et l’on doit tout aux héros…
*
Son numéro terminé, Pénélope paraît dans le jardin. […]
Delorme l’entend dire de sa voix rauque :
– Je vous aime tous… tous… mais lui je l’adore…
– A vous, dit l’officier à Ergas.
Sabetaï sourit avec fatuité en regardant celle qui vient vers lui, et qui est à la fois son plaisir, son orgueil et son intérêt.
Elle échappe à ceux qui la veulent retenir […], s’incline devant l’officier qu’elle salue drôlement, à la mode turque, s’assied auprès d’Ergas […] et répète :
– Je vous aime tous, mais lui je l’adore.
Elle rit et, sans transition, prononce la phrase traditionnelle par quoi il sied de saluer les nobles fils de la vieille France.
– Ca va ? On les aura !
– Quand on voudra, croit devoir compléter Ergas.
Delorme a un sursaut :
– Ne vous mêlez pas de cela, voulez-vous, Judas ! Vendez votre tôle ondulée, votre bois, votre foin et même, si cela vous chante, cette gracieuse enfant, mais laissez-nous régler nos petites affaires nous-mêmes. Sinon, venez me trouver demain matin. Je vous conduirai à l’un de mes camarades qui vous fera signer, dans la légion étrangère, un beau petit engagement à des conditions bien avantageuses, je vous assure : cinq sous par jour plus l’indemnité de combat, lorsque vous serez en ligne…
Ergas sourit toujours, mais comme un qui a reçu un coup de pied au derrière.
Il est si piteux que Delorme regrette ce qu’il vient de dire. Il a eu tort. Nous avons tort de juger ces gens selon notre critérium, de peser leurs actions dans notre balance d’Occident ! Quand donc apprendrons-nous, au lieu de les brutaliser, à faire l’indispensable transposition, lorsqu’ils disent, en croyant être très aimables, des choses qui nous blessent ou qui nous choquent ?
Il faudrait, avant tout, déterminer si ce sont eux qui s’expriment mal ou nous qui les comprenons de travers, parce que nous ne nous donnons pas la peine de pénétrer leurs âmes.
Faute de le pouvoir ou de le vouloir, nous aggravons le malentendu. Nous méritons de passer à leurs yeux pour des gens nerveux, d’une sensibilité presque maladive et d’une violence que nous considérons comme la manifestation de notre force, alors que l’Oriental y voit une preuve de notre infériorité…
Delorme l’entend dire de sa voix rauque :
– Je vous aime tous… tous… mais lui je l’adore…
– A vous, dit l’officier à Ergas.
Sabetaï sourit avec fatuité en regardant celle qui vient vers lui, et qui est à la fois son plaisir, son orgueil et son intérêt.
Elle échappe à ceux qui la veulent retenir […], s’incline devant l’officier qu’elle salue drôlement, à la mode turque, s’assied auprès d’Ergas […] et répète :
– Je vous aime tous, mais lui je l’adore.
Elle rit et, sans transition, prononce la phrase traditionnelle par quoi il sied de saluer les nobles fils de la vieille France.
– Ca va ? On les aura !
– Quand on voudra, croit devoir compléter Ergas.
Delorme a un sursaut :
– Ne vous mêlez pas de cela, voulez-vous, Judas ! Vendez votre tôle ondulée, votre bois, votre foin et même, si cela vous chante, cette gracieuse enfant, mais laissez-nous régler nos petites affaires nous-mêmes. Sinon, venez me trouver demain matin. Je vous conduirai à l’un de mes camarades qui vous fera signer, dans la légion étrangère, un beau petit engagement à des conditions bien avantageuses, je vous assure : cinq sous par jour plus l’indemnité de combat, lorsque vous serez en ligne…
Ergas sourit toujours, mais comme un qui a reçu un coup de pied au derrière.
Il est si piteux que Delorme regrette ce qu’il vient de dire. Il a eu tort. Nous avons tort de juger ces gens selon notre critérium, de peser leurs actions dans notre balance d’Occident ! Quand donc apprendrons-nous, au lieu de les brutaliser, à faire l’indispensable transposition, lorsqu’ils disent, en croyant être très aimables, des choses qui nous blessent ou qui nous choquent ?
Il faudrait, avant tout, déterminer si ce sont eux qui s’expriment mal ou nous qui les comprenons de travers, parce que nous ne nous donnons pas la peine de pénétrer leurs âmes.
Faute de le pouvoir ou de le vouloir, nous aggravons le malentendu. Nous méritons de passer à leurs yeux pour des gens nerveux, d’une sensibilité presque maladive et d’une violence que nous considérons comme la manifestation de notre force, alors que l’Oriental y voit une preuve de notre infériorité…
***
Sources :
- Jacob Lévy, Les Pollaks (1925), Les Demi juifs (1926), Les Doubles juifs (1927), Les Chrétiens (1928), réédition L’Arbre de Judée, Paris, Les Belles Lettres, 1999.
- Pierre La Mazière, Les Amants de Pénélope, Paris, Albin Michel, 1921, pp. 7-28.
Illustrations :
- Métro, copyright Patrick Jelin.
- Hassid, copyright Alain Bellaïche.
- Tissus, copyright Patrick Jelin.
- Kate staring, copyright Dominique Fury.
- Jacob Lévy, Les Pollaks (1925), Les Demi juifs (1926), Les Doubles juifs (1927), Les Chrétiens (1928), réédition L’Arbre de Judée, Paris, Les Belles Lettres, 1999.
- Pierre La Mazière, Les Amants de Pénélope, Paris, Albin Michel, 1921, pp. 7-28.
Illustrations :
- Métro, copyright Patrick Jelin.
- Hassid, copyright Alain Bellaïche.
- Tissus, copyright Patrick Jelin.
- Kate staring, copyright Dominique Fury.
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