III. Mundt, Fiedler, Leamas
Mis en présence de Mundt [entre mund = bouche et mundtot = celui à qui on interdit la parole[1], Leamas s’entend dire par lui qu’il va être appelé à témoigner dans le procès intenté à Fiedler pour « sabotage et conspiration contre la sécurité du peuple », mais aussi que l’existence, la nature et l’étendue de la machination sont parfaitement connues :
« – En somme, j’ai joué mon rôle dans une combine montée par Londres pour piéger Mundt ?…
– Exact… Fiedler s’est conduit comme un imbécile… Aussitôt que j’ai pris connaissance du rapport de notre ami Peters j’ai su pourquoi on vous avait envoyé et j’ai su que Fiedler tomberait dans le panneau. Il me hait… Evidemment, les gens de chez vous étaient au courant. C’était un coup admirablement monté. Qui l’a mis au point, dites-moi ? Smiley, c’est lui ? »[2]
Le grand désenchantement ne fait que commencer. Ramené dans la cellule qu’il partage avec Fiedler, Leamas a avec lui un échange shakespearien, qui annonce évidemment une fin très noire :
« – … Supposons que Mundt ait raison. Il m’a demandé d’avouer… Je devais reconnaître que j’étais de mèche avec les espions britanniques qui complotaient pour l’assassiner… Toute l’opération aurait été montée par les Services de Renseignement britanniques pour nous amener, m’amener moi si vous voulez, à liquider le meilleur homme de l’Abteilung…
– Il a essayé la même tactique avec moi… Comme si j’avais inventé toute cette foutue histoire.
– Mais… supposons que vous l’ayez fait, supposons que ce soit vrai – … c’est une hypothèse : iriez-vous jusqu’à tuer un homme, un innocent…
– Mundt est un assassin, non ?
- Oublions-le. Supposons que ce soit moi qu’ils aient voulu tuer, est-ce que Londres le ferait ?
– Ca dépend… Ca dépend de la nécessité… »[3]
Là-dessus, Leamas va se coucher, content d’avoir Fiedler – qui a entamé la contre-attaque en demandant au Præsidium un mandat d’arrêt contre Mundt le jour de sa propre arrestation – pour allié et convaincu que tous deux vont envoyer l’« agent double » à la mort : l’ignorance au secours de la méconnaissance.
Arrive le procès sur lequel je passerai assez rapidement : Fiedler expose au tribunal dans la langue de bois la plus conforme tous les éléments – les « révélations » de Leamas n’en sont qu’une partie – qui l’ont amené à conclure que Mundt est un traître, devenu l’« agent d’un pouvoir impérialiste » et qu’il mérite la mort ; Leamas, témoin de l’accusation, reprend le récit de ses aventures telles qu’il les a délivrées au cours de l’« instruction » et réaffirme avec d’autant plus de conviction qu’aucune opération clandestine n’aurait pu être montée par son Service contre l’Allemagne de l’Est à son insu, qu’il a commencé de se persuader que « Fiedler était peut-être cet ‘intérêt spécial’ que Control s’efforçait à tout prix de sauvegarder »[4].
Après quoi, vient le tour de la défense. Le « camarade » Karden, ancien déporté à Buchenwald – pour qui Leamas mentirait et le « camarade Fiedler » serait l’agent ou le jouet d’un complot visant à désorganiser l’Abteilung –, représentant Mundt, interroge Leamas uniquement sur son état de fortune et la nature de ses relations avec G. Smiley. Leamas s’en tient à sa version : il est dans un dénuement notoire et il n’a jamais eu beaucoup de contacts avec G. Smiley, qui a d’ailleurs quitté le Service.
Karden fait alors appeler à la barre son témoin-surprise, Liz Gold, attirée à Leipzig sous le prétexte d’un échange entre cellules des Partis communistes anglais et est-allemand. Et Liz Gold, à la colère de Leamas d’abord, à son abattement ensuite, raconte, assez embarrassée, que Leamas savait qu’elle était membre d’un parti qu’il devait détester ; qu’elle avait eu le sentiment que l’agression de l’épicier était préméditée.
Elle raconte aussi, ce qui ne va pas manquer de surprendre Leamas, mais pas le lecteur averti depuis plusieurs chapitres, que le dit Leamas avait malgré tout de la chance d’avoir des amis assez attentionnés pour payer toutes les factures qu’il avait laissées derrière lui et même, elle le soupçonnait, pour avoir racheté son propre bail, la dispensant du paiement de son loyer, d’avoir dédommagé l’épicier après le procès, des amis qui lui avaient rendu visite un soir en montrant beaucoup d’égards. Après lui avoir plus ou moins confié qu’Alec était en mission à l’étranger, l’un des deux, le plus âgé, avait laissé une carte en lui demandant de le prévenir si besoin était.
« Il habitait Chelsea… Il s’appelait Smiley… George Smiley… »[5]
La surprise de Leamas est grande, mais pas au point de l’inciter à se donner une représentation plus en rapport avec l’état des choses tel qu’il commence d’apparaître. Il aime tellement celle dont il lui a été dit, par ceux-là mêmes qui paraissent l’avoir torpillée, qu’il contribuait à la parfaire en vue d’un but éminent, il a tellement donné et souffert pour que les lignes de construction soient lentement effacées, que le point de fuite et le point d’horizon convergent, que l’opacité douloureuse devienne transparence et permette à son frère en Idéal, « cet homme innocent que Londres pourrait décider de sacrifier par nécessité », de s’y perdre pour leur bien à tous deux, qu’il ne peut voir dans ce gâchis que déraison ou incompétence :
« Ils avaient dû devenir complètement dingues, à Londres… Il leur avait dit… de la laisser hors du coup. Et maintenant il était clair qu’à partir du moment où il avait quitté l’Angleterre, avant ça même, dès qu’il était allé en prison, un sinistre crétin quelconque s’était mêlé de régler la situation, avait payé les factures, dédommagé l’épicier, le propriétaire et, par-dessus tout, dépanné Liz. C’était insensé, complètement aberrant. Qu’est-ce qu’ils essayaient de faire ? Tuer Fiedler, tuer leur agent ? Saboter leur propre opération. Etait-ce simplement Smiley ? Sa mauvaise conscience l’avait-elle poussé à agir ainsi ? Il n’y avait plus qu’une seule chose à faire : dédouaner Liz et Fiedler et porter le chapeau. De toute façon, il était sans doute déjà foutu. S’il pouvait sauver la peau de Fiedler… Liz aurait peut-être une chance de s’en tirer. »[6]
Et, décision assez folle et ingénue, Leamas décide chevaleresquement de se livrer et d’exposer le détail de la machination, dans l’espoir d’épargner sa dame de cœur et d’exonérer la sorte de double qu’il s’est trouvée, sans grand succès, on s’en doute. Vrai faux procès de Moscou, parodie où celui qui n’appartient pas au Parti espère pouvoir se porter garant d’un de ses membres soupçonnés… Pauvre Leamas. Il ne prendra la mesure de son inadéquation qu’en entendant dans la bouche de Fiedler, s’étonnant de l’étrange comportement des britanniques, les mêmes mots (ou presque) que ceux qu’il s’était dits in petto :
« Un détail me trouble, Mundt : ils devaient savoir que vous alliez vérifier son histoire point par point. C’est pour ça que Leamas a joué la comédie. Mais après ça, ils ont envoyé de l’argent à l’épicier, payé le loyer… Quelle extraordinaire façon d’agir… pour des gens de leur expérience… payer mille livres à une fille, à un membre du Parti, qui était censée croire qu’il était sans le sou ! Ne me dites pas que ce sont les remords qui travaillent Smiley… »[7]
Le contre-transfert s’est emballé et la troisième scanssion est la bonne :
« … Brusquement, avec la terrible lucidité d’un homme trop longtemps abusé, Leamas comprit l’effroyable machination. »[8]
Et cet homme trop longtemps abusé par lui-même, qui n’a jamais pu se dire qu’il devait son poste à Berlin et sa rocambolesque mission non à sa compétence ou à son opiniâtreté – qui est aussi vertueux ? – mais à ses manques et faiblesses, à sa disponibilité inconséquente, aura tout le loisir d’exposer sa découverte amère à une Liz Gold perdue, arrachée à sa cellule au milieu de la nuit par ce Mundt qui l’effraie, et qui n’en revient pas de retrouver « son » Leamas, pendant le long voyage qui les conduit de la frontière polonaise vers Berlin, où un passage du Mur leur aurait été ménagé.
« – Qu’est-ce qui va arriver à Fiedler ?…
– Il sera fusillé…
– Alors, pourquoi est-ce qu’ils ne t’ont pas fusillé, toi ?… Tu as conspiré avec lui contre Mundt… Pourquoi Mundt te laisse-t-il partir ?
– D’accord… Je vais te le dire. Je vais te dire ce que ni toi ni moi nous n’aurions jamais dû savoir… Mundt est un agent de Londres… Ils l’ont acheté quand il était en Angleterre. Nous assistons à l’épilogue dégueulasse d’une opération immonde destinée à sauver la peau de Mundt. A le sauver d’un petit juif intelligent de son propre département qui avait commencé à soupçonner la vérité. Ils nous l’ont fait tuer, tu comprends, ils nous ont fait tuer le juif. Maintenant tu sais tout et que le Ciel nous vienne en aide…
Fiedler était trop puissant, Mundt ne pouvait l’éliminer seul, alors Londres a décidé de le faire pour lui… Et l’éliminer n’était pas suffisant : il aurait pu parler à ses proches, rendre publiques ses accusations. Il fallait éliminer la suspicion…Il fallait une réhabilitation publique : c’est ce qu’ils ont organisé pour Mundt. »[9]
Nous les savons condamnés, bien sûr : elle, parce qu’elle s’est trouvée là, lui, parce que le jeu de l’identification est dangereux, et que la vérité de la représentation est la mort – telle qu’elle se donne à voir, de biais et méconnaissable, anamorphose, dans le tableau d’Holbein, Les Ambassadeurs, accroché à la National Gallery de Londres, longuement commenté par Lacan et choisi par Lyotard pour la couverture de Discours, Figure. – Méconnaissable sauf si, effectuant une rotation de 90° vers la gauche, on vient coller son œil sur le bord du tableau, découvrant ainsi une tête de mort parfaitement rendue. Mobilité dont Leamas ne pouvait être capable…
La lumière des projecteurs se déclenchera quelques secondes avant leur tentative d’escalader le Mur, Liz Gold sera tuée par un tireur isolé en cours d’escalade ; Leamas, déjà parvenu au sommet du mur, sans demander à son lointain père-sévère « où est l’agneau du sacrifice ? » ni « pourquoi m’as-tu abandonné ? », redescendra vers elle pour mourir à ses côtés. – Peut-on soutenir que la mort lui sera venue du dehors ?
IV.- Conclusion
Après ce trop long détour, dont j’espère qu’il ne découragera personne de lire Le Carré (particulièrement les romans de sa période « guerre froide », les plus intenses, les plus vénéneux, les plus adéquatement paranoïaques), il faut en venir au propos initial et tâcher de tirer quelques enseignements.
En premier lieu, il faut louer ce talent singulier qui réussit à convaincre qu’une très bonne façon de faire passer pour faux le vrai, qu’on veut préserver, est de le représenter comme vrai avec inconsistance : comme la non correspondance entre le nombre de têtes et de pieds qu’on découvre dans certain tableau de Duccio représentant des hommes en armes.
De même faut-il s’étonner de cette étonnante capacité, de la part d’un homme qui a été, même brièvement, activement engagé dans la lutte contre un empire qui a beaucoup tué – des marins de Cronstadt aux dirigeants de la révolution hongroise en passant par les koulaks, les oppositionnels de gauche, les anarchistes espagnols, les vétérans de la guerre d’Espagne, Trotzky, et les artistes –, joué un rôle non négligeable dans le déclenchement de la 2e guerre mondiale en pactisant avec Hitler au « bon moment », soulageant ainsi son front est et lui permettant de lancer posément l’offensive à l’ouest, alimenté régulièrement le Goulag, réglé sans ménagement la question des « nationalités », avalé de nombreux pays, etc. à faire partager la perspective larmoyante d’un agent usé et inadéquat : tenir Control et Smiley pour des monstres et pleurer sur le destin d’un apparatchik communiste aimant citer Staline[10], ne reculant pas devant le terrorisme[11], qui a joué et perdu, qui, vainqueur n’aurait pas été magnanime, au motif qu’il serait « juif »[12]. Les deux « côtés » seraient, au fond, semblables[13].
La menace était pourtant bien réelle, comme la suite l’a montré, de la Tchécoslovaquie à la tentative d’assassinat de Jean Paul II en passant par l’Afghanistan et la Pologne par exemple, et chercher à connaître, quel qu’en pût être le prix, les inquiétantes intentions de l’empire soviétique – ce que pouvait en savoir l’un de ses satellites – était certainement un objectif justifié, quand la trahison de quelques aristocrates d’Oxford et de Cambridge (Blunt, Burgess, Philby, Maclean, etc.) installés au cœur du dispositif de défense britannique, dégoûtés par les mauvaises manières de la classe moyenne anglaise en pleine ascension et, par-dessus tout, par la montée au zénith des très « vulgaires » nord-américains, avait, entre autres, coûté la vie à des dizaines d’opposants au totalitarisme et, accessoirement, quasiment vidé de substance le MI5 (Services de Renseignement britanniques). Il se dit même que le MI5 a été, un temps, dirigé par un agent de Moscou[14]…
Le succès fait à L’Espion qui venait du froid montre, bien sûr, qu’on a vraiment affaire à une œuvre, susceptible de supporter plusieurs « lectures » et relectures inactuelles, mais aussi qu’une partie du lectorat occidental – épuisée par la reconstruction d’après-guerre ? lassée des obligations qu’impose la souveraineté ? animée d’un vœu de bonne entente, sinon de pacification, supposé être partagé par tous, y compris dans l’« autre camp » ? quasi démissionnaire[15] ? – était déjà disposée à accepter cette sorte d’équivalence – scandaleuse, est-il besoin de le dire ? – entre le « monde libre » – ingrat, injuste, de petite vertu, certes, mais acceptant d’être critiqué, d’évoluer et de se réformer, de mauvaise grâce au besoin, et acceptant généralement le verdict des urnes – et le « bloc communiste », était déjà disposée à manifester une indulgence coupable à l’endroit du stalinisme, à passer sur ses crimes pour s’attendrir sur sa Promesse – de mise en ordre définitive du pulsionnel, d’abolition de la différence des sexes (entendre : du sexuel comme différent).
Pris dans une transe (« J’ai écrit ce livre dans une grande hâte sur une période d’environ cinq semaines »[16]), l’ancien homme de l’ombre déprimé, qui pourra, en 1989, année de l’effondrement[17], dire « On oublie la terreur trop aisément… En un sens, la propagande de l’ouest disait vrai : le régime d’Allemagne de l’est était détesté par ceux qu’il gouvernait… »[18], aura ainsi su communiquer, en 1963, son pathos à son anti-héros[19], et faire époque : en répondant « oui » à la question « L’occident mérite-il ce qui risque de lui arriver ? En sera-t-il responsable ? », quand c’était le passé immédiat qui était en cause…
Pour en revenir à la perspective que j’ai essayé d’ouvrir, notons qu’il est toujours possible de rejeter tout Le Carré parce qu’il serait dans l’à-peu-près « technique », plus analyste qu’opérationnel du renseignement[20], parce que sa « pâte » serait trop psychologique, comme le font d’authentiques anciens espions – Michael Ledeen[21], par exemple, universitaire, chroniqueur à la National Review, bon connaisseur du fascisme, grand lecteur de Machiavel[22] et théoricien néo-conservateur controversé – mais le « psychologique », quoi qu’on y entende, est un donné qu’on ne peut facilement écarter : il est derrière ou dans les régularités (les quasi automatismes de comportement, les habitus pour parler comme Spinoza), les rigidités d’enchaînements, qui font que les sujets, judicieusement sollicités – peut-être faudrait-il dire « stimulés » ? –, vont « naturellement » aller regarder la scène offerte – par ceux qui y ont éminemment intérêt – depuis l’endroit, par eux, souhaité.
Le « psychologique » entendu ainsi est ce que supposent ceux qui entreprennent de désinformer, et leurs succès – penser à la dépêche d’Ems, au Protocole des Sages de Sion, à l’affaire Dreyfus ou à la campagne contre « Ridgway-la-peste » – donnent du corps à cette supposition. Il est ce contre quoi St Jean Chrysostome met le prédicateur en garde, dans son Sermon sur le sacerdoce. Le « psychologique » comme bloc relativement stable – la dépression de Leamas, l’exaltation de Fiedler, deux formes du ressentiment – vaut donc comme la mentonnière de Dürer ou le point de vue déterminé par la construction légitime (ou lois de la perspective) de Brunelleschi et Alberti : il est ce sur quoi on peut s’appuyer ou se régler pour orienter « correctement » le regard – de l’âme ?
Quelques conséquences peuvent concerner la philosophie en général, et la philosophie-artiste en particulier.
D’abord, une confirmation : ne pas retenir la variation, c’est-à-dire la mise à l’épreuve d’une notion par son insertion dans des enchaînements multiples (selon le modèle de la phénoménologie de Husserl ou de la linguistique structurale), comme modalité opératoire à privilégier dans le cours de constitution d’un concept, est risquer de manquer quelque chose de déterminant, si la mésaventure d’Alec Leamas peut servir de guide – et répondre que Leamas est un personnage de fiction sorti de la fantaisie d’un auteur passablement exalté, est-ce une objection ?[23].
Et encore : ne pas traiter la relation à autrui, la dimension de la réception, comme un après-coup de l’élaboration théorique mais comme lui appartenant est avisé, si l’on doit en croire les maîtres machinateurs de Le Carré. C’est se donner l’échange savant comme modèle, variété régie par un ensemble de protocoles commandant production des arguments, établissement des preuves, des règles de validation, justification du jugement et formes de l’interlocution – sans oublier pour autant que l’échange de paroles, est une agonistique, même feutrée, une lutte pour la reconnaissance ; c’est aussi étouffer l’éthique, qui appelle dissymétrie (non réciprocité) et n’est pas un savoir. Autrui calculé, thématisé, réifié, ne demande rien : il se contente de répondre – aussi près de ce qu’on attend de lui. Surdéterminé. Mais l’éthique, plus vieille que la philosophie, plus ancienne que la science, contemporaine d’une communauté et pas seulement d’une langue, demande la paix, au moins à l’intérieur des frontières, et le monde de Le Carré – le nôtre – est en guerre.
Une réserve : il n’est pas sûr que l’affinité avec l’a priori, l’analytique, le concept soit gage de disposition au politique, fureur des intellectuels, platonisants, quoi qu’ils en disent[24]. Pas seulement parce que certaines des pratiques desquelles le théorique prélèverait les concepts sous lesquels il entendrait les subsumer sont plus « risquées » que la contemplation des essences[25], demandent beaucoup de temps et une capacité à l’engagement du corps ; essentiellement parce que la voie du philosophico-théorique (abstraction, variation, circonscription, généralisation, rigueur et co-dépendance) ne peut pas être celle des sujets non savants, les « gens ordinaires » de Control, qui ne se mettent pas à part d’eux-mêmes pour s’interroger sur ce qu’ils font, et pourquoi, alors qu’ils le font : ils sont pris dans l’urgence de leur affairement et leur entendement est toujours voilé par leur sensibilité, captée dans une forme-fantasme et/ou dans un fragment de récit traditionnel auxquels ils tiennent, ayant sinon pour mission – donnée par qui ? – au moins capacité et vertu de mettre en ordre le désordre sexuel – pulsionnel, si l’on préfère[26] – de régler provisoirement la question de leur identité.
Autrement dit, pour passer du vrai au juste il faut non pas déduire – tentation toujours présente chez les amants de la vérité, toujours convaincus qu’elle peut parler d’une voix claire –, encore moins, en dépit des tentations, entraîner – nostalgie religieuse que l’accélération du délitement du Symbolique réactive régulièrement –, mais construire laborieusement des passages de contournement ; il faut persuader et comment le faire avec rigueur et probité quand les règles du jugement valide ne sont pas partagées par ceux à qui on s’adresse[27] ? Impossible d’argumenter en raison, on vient de le dire, de se passer de la rhétorique par conséquent – parce qu’il faut raconter, produire un récit vérace, où le vraisemblable vaut pour le vrai –, et c’est là que les problèmes commencent.
Inversement, à observer les sujets « en situation », entraînés par le poids du « psychologique » regarder ou enchaîner – tous les sujets, savants, non savants, sans oublier ceux qui croient ne pas être dupes –, comme ils le font, dans le mouvement, quelques impressions se font jour.
D’abord, ils ne semblent pas près de devenir des « artistes » mobiles, légers, expérimentateurs – il n’est même pas sûr qu’ils le puissent ou le veuillent : on peut le regretter mais au nom de quoi le leur reprocher ? Et quand bien même on le ferait, quel espoir aurait-on d’être « entendu » par eux ?
Ensuite que la « politique », très certainement joyeuse et gaie, qui pourrait les transformer dans ce sens, les fluidifier, c’est-à-dire les marginaliser radicalement, est au fond impossible, et pas seulement parce que son très hypothétique résultat serait difficilement compatible avec le maintien et la reproduction d’une société[28] – qui a notamment besoin d’enfants, de transmission réglée, c’est-à-dire contrôlée, des connaissances positives, de ressources en énergie et d’institutions – de frontières sûres, par conséquent, et d’entités fonctionnelles[29] : on ne voit pas comment communiquer par affects, dans ou sous les mots, les gestes, les images, les films, les musiques, communiquer par action exemplaire, par conséquent, pourrait prévenir la rechute dans les mots de raison, pourrait dispenser de commentaire, sauf à accepter la Terreur ; et commenter est revenir à la politique triste…
Enfin, que les sujets « en situation » – mais en est-il qui ne le soient pas ? – paraissent tous douter concrètement de l’immanence, ne pas « croire » avoir affaire avec quelque chose qui se donnerait dans son plan, dans sa surface – il faut bien avoir une idée, un critère d’ordre ou une instance unifiante pour savoir quoi retenir de ce qui se présente – mais plutôt avec une hauteur qui s’y dissimulerait, une transcendance qui les interrogerait sans qu’ils puissent jamais vraiment se dérober, parce qu’ils se sauraient tous, au fond, définis par la question qui les sollicite.
De là à penser qu’ils ne sont pas sans savoir, obscurément, en quoi consiste la réponse, qu’ils sont poussés à l’élaborer, bien entendu avec les moyens qui sont les leurs, de façon à expliciter ce dont ils avaient connaissance partielle – on a vu qu’elle n’avait pas forcément à voir avec la vérité, qu’elle n’était qu’une perspective proposée avec plus ou moins de force –, il n’y a qu’un pas. Et faire ce pas nous ferait sortir de la zone d’attraction de la séduisante pensée des intensités – supposées aller dans tous les sens à la fois, être imprévisibles ou « illisibles » – qui soutient la charge de Deleuze-Guattari contre Œdipe : Artaud (plus que Zarathoustra) versus Lacan, à la souffrance et au docteur Gaston Ferdière près.
Rendus à nous-mêmes, en quelque sorte, nous pourrions alors reconnaître dans la façon de faire des sujets en situation tels que les présente Le Carré, non la soumission à la négativité ou le monnayage du manque mais un travail, mais une pensée en train de se frayer « avec les moyens du bord », relativement proche d’une pensée du sens comme toujours anticipé, appelée par l’idée herméneutique, si je comprends bien J.-M. Salanskis[30], à un détail près. Le parcours-type dans lequel celui-ci estime que la « situation herméneutique fondamentale… se déploie » – « familiarité–déssaisissement --> élaboration herméneutique --> parole »[31] –, me semble devoir être compliqué selon ce que nous avons « appris » de Le Carré : il faudrait reconnaître comme essentielle à l’élaboration herméneutique la présence d’un autre[32], lui-même inévitablement engagé dans un travail d’explicitation qui, nécessairement différent et mené selon ses lignes propres, croise le précédent et dont la contrariété provoque l’événement qu’est cette explicitation.
Ce dernier point nous ramène à la psychanalyse – au traitement philosophique de la psychanalyse – et à Œdipe. Comment perdre de vue que la psychanalyse ne concerne qu’un nombre infime ? Comment oublier que la psychanalyse fait l’objet d’un contrat libre pouvant être rompu à volonté, même si on s’y engage pour de mauvaises raisons ? En est-il d’autres, d’ailleurs ? Comment ne pas considérer que celui qui flue innocemment en quête d’une introuvable butée peut en souffrir et faire de bien plus méchantes rencontres en cours de dérive que celle d’un sujet-supposé-savoir ? Un gourou qui saurait, par exemple ? Comment imaginer que l’Etat non totalitaire – i.e. contenu dans son rôle « économique » de protection des frontières, de l’ordre public et du respect des règles juridiques – puisse ne pas être indifférent aux configurations singulières des sujets qu’il machine, quand l’important est juste de les machiner pour que ça continue de tourner sans (trop) grande dépense d’énergie et avec le moins d’interruption possible[33] ? Il s’en accommode, et si les pervers peuvent y trouver matière à jouissance, c’est une aubaine pour eux, un « bénéfice » secondaire, pas une exigence de l’Appareil. La mauvaise conscience peut, éventuellement, gripper un engrenage, jamais le lubrifier.
Que dire au terme de cette mise à l’épreuve farfelue ?
Par exemple : F. Guattari aura été agacé par le vieux maître sceptique de la rue de Lille, qui avait été son analyste et enseignait l’indestructibilité du désir, l’inéxorable de la castration, le danger des interprétations et l’importance de la scanssion[34], et G. Deleuze l’aura appuyé dans sa charge disproportionnée contre le malheureux Œdipe. Par amitié.
*
Avons-nous appris quelque chose sur la philosophie en général, et sur la philosophie-artiste en particulier, en suivant la leçon tortueuse d’un livre « policier » ? Il me semble que oui…
*
Notes :
[1] « Mundt ne dit rien. Leamas s’était habitué à ces silences au cours de l’entretien. Mundt avait une voix plutôt agréable, Leamas ne s’y attendait pas, mais il ne parlait que très rarement. » L’Espion..., p. 161.
[2] Ibid., pp. 162-164.
[3] Ibid., pp. 170-171.
[4] Ibid., p. 138.
[5] Ibid., p. 202.
[6] Ibid., p. 206 – traduction modifiée; je souligne.
[7] Ibid., p. 211 – traduction modifiée.
[8] Ibid., p. 212.
[9] Ibid., pp. 219-220-221 – traduction modifiée ; je souligne.
[10] « L’Abteilung et les organisations analogues sont une extension naturelle du bras du Parti. Elles sont à l’avant-garde de la lutte pour la paix et le progrès. Elles sont au Parti ce que le Parti est au socialisme : l’avant-garde. C’est ce que dit Staline… Citer Staline n’est pas de très bon goût… Il dit aussi : cinq cent mille personnes liquidées, c’est une statistique, la mort d’un seul homme tué dans un accident de la circulation est une tragédie nationale. Il se moquait de la sensibilité bourgeoise des masses… » Ibid., p. 132 – traduction modifiée.
[11] « Moi-même, je serais d’accord pour mettre une bombe dans un restaurant si ça devait nous mener plus loin sur la voie. Après, je ferais les comptes : tant de femmes, tant d’enfants… » Ibid., p. 133.
[12] Ah ! pouvoir s’apitoyer sur un des fils dévoyés de ceux que l’occident n’a pas su ou voulu protéger vingt ans avant…
[13] « – Supposons que ce soit moi qu’ils aient voulu tuer, est-ce que Londres le ferait ?
– Ca dépend… Ca dépend de la nécessité…
– Ah !… ça dépend de la nécessité… Tout comme Staline, en somme. L’accident de la route et les statistiques. Quel soulagement… Nous sommes exactement pareils, vous savez, c’est ça la blague ! » Ibid., pp. 171-172 – je souligne.
[14] C’est le sujet d’un autre très remarquable livre de J. Le Carré, Tinker, Taylor, Soldier and Spy, publié en 1974 (La Taupe, tr. J. Rosenthal, Paris, Laffont, 1974). – « Je me suis inspiré des services de renseignements étrangers. Essentiellement, des services secrets anglais, américains, israéliens. Je suis très admiratif de l'ensemble cohérent que forment le MI 5 et MI 6, les services secrets britanniques… » Pierre Marion, « Pour Mitterrand, j'ai nettoyé la Piscine », loc. cit.
[15] Une vingtaine d’années plus tard, en pleine crise des missiles – L’OTAN envisageant d’installer en Allemagne des missiles de croisière et des Pershing II pour contrebalancer les SS-20 que l’URSS pointe sur elle, et au-delà – et alors que monte en Europe de l’ouest l’agitation pacifiste soutenue par l’URSS et les partis communistes occidentaux, François Mitterrand déclarera, devant le Bundestag (20 janvier 1983) : « Seul l'équilibre des forces peut conduire à de bonnes relations avec les pays de l'Est, nos voisins et partenaires historiques. Mais le maintien de cet équilibre implique à mes yeux que des régions entières de l'Europe ne soient pas dépourvues de parade face à des armes nucléaires dirigées contre elles. » En octobre, devant le parlement européen à Bruxelles, il observera, mémorablement : « Je suis moi aussi contre les euromissiles, seulement je constate que les pacifistes sont à l'Ouest et les euromissiles à l'Est. » D’après Wikipedia – je souligne.
[16] The Spy…, Introduction, p. VII.
[17] La chute du Mur de Berlin se produit, comme on sait, le 9 novembre 1989, 51e anniversaire de la Nuit de Cristal…
[18] Ibid., pp. VIII-IX.
[19] « Qu’est-ce qui m’a poussé à l’écrire ?… A cette distance, toute réponse risque d’être tendancieuse. Je sais que j’étais profondément insatisfait de ma vie professionnelle, que je souffrais de la plus grande des solitudes et de la plus grande des confusions. Peut-être que quelque chose de cette solitude et de cette amertume s’est retrouvé chez Leamas. Je voulais être aimé… » Ibid., p. IX – je souligne.
[20] « Vous êtes un opérationnel, Leamas… pas un analyste. C’est clair. » Ibid., p. 104.
[21] Voir, entre autres, ce dialogue imaginaire (National Review du 31 août 2004) – à propos de Lawrence Franklin, analyste de la CIA, accusé d’avoir transmis des informations confidentielles à deux lobbyistes pro-israéliens qui se seraient empressés de les transmettre à l’ambassade d’Israël à Washington – entre M. Ledeen et James Jesus Angleton (1917-1987), directeur du contre-espionnage de la CIA de 1960 à 1973 au parcours professionnel exemplaire (c’est lui qui a démasqué l’agent double « Kim » Philby, par exemple), connu pour son amour des chats, de la poésie et son obsession à propos d’une éventuelle pénétration de son service par une « taupe » russe :
« – JJA : On sait [que cet analyste] est un professionnel du renseignement… Comme tous ceux qui manipulent des documents « classifiés », il connaît les règles : on ne peut pas transmettre ce type de document à des personnes « non autorisées ». Par conséquent, quand un professionnel décide tout de même de le faire, on peut être sûr qu’il va prendre toutes les précautions. Vous avez lu suffisamment de romans d’espionnage pour tout savoir sur les « boîtes à lettre aveugles » [endroits convenus et non compromettants pour déposer discrètement des documents], les écritures invisibles, les codes secrets, toute la panoplie.
– ML : Ouais. John Le Carré.
– JJA : Pour l’amour du Ciel ! Ce tâcheron.
– ML : Désolé. »
[Pour la petite histoire, Lawrence Franklin, ancien colonel de réserve de l’U.S. Air Force, a plaidé « coupable » d’avoir transmis à l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC), le plus important lobby pro-israélien [des Etats-Unis] des informations [confidentielles] à propos de la politique américaine vis-à-vis de l’Iran, alors qu’il travaillait pour le département de la Défense. Deux anciens employés de l’AIPAC, Steven J. Rosen and Keith Weissman, étaient eux aussi poursuivis (les charges ont fini par être abandonnées) pour complicité d’espionnage en ayant transmis des informations classifiées concernant la défense nationale à un diplomate israélien, M. Naor Gilon, spécialiste de l’Iran et de son programme nucléaire, en poste à Washington. Le 20 janvier 2006, le juge T.S. Ellis, III (du Eastern District of Virginia, où est situé le siège de la CIA) a condamné L. Franklin à 151 mois de prison et à payer une amende de 10 000$, peine réduite plus tard à une période probatoire de 10 mois avec assignation à résidence… En fin de compte, Franklin a été accusé de transmission non autorisée d’information classifiée et non pas d’espionnage… D’après Wikipedia.] [rajouté en juin 2011]
[22] On lui doit notamment Universal fascism; the Theory and Practice of the Fascist International, 1928-1936, (New York, H. Fertig, 1972) et Machiavelli on Modern leadership : Why Machiavelli's Iron Rules Are As Timely And Important Today As Five Centuries Ago (New York : St. Martin's Press, 2002).
[23] « Travailler un concept, c’est en faire varier l’extension et la compréhension, la généraliser par l’incorporation des traits d’exception, l’exporter hors de sa région d’origine, le prendre comme modèle ou inversement lui chercher un modèle, bref lui conférer progressivement, par des transformations réglées, la fonction d’une forme », Georges Canguilhem, citation figurant en tête des Cahiers pour l’Analyse, publiés à Paris, de 1966 à 1969, par le Cercle d’épistémologie de l’Ecole normale supérieure aux éditions du Graphe…
[24] Ecrivant cela, je n’ai pas seulement en tête le fait, incontestable, triste et proprement scandaleux, que nombre de beaux esprits théoricistes se sont lourdement trompés au cours du XXe siècle, sur le stalinisme, le nazisme, le tiers-mondisme, le maoïsme, le nationalisme « palestinien », l’ultra-gauche allemande italienne et allemande, les Khmers rouges ou la « révolution » iranienne ; que nombre de moins beaux esprits, pareillement inclinés, persistent diaboliquement dans l’erreur…
[25] Encore qu’à cheminer la tête perdue dans les sphères éternelles on risque de ne pas voir le trou devant soi, y tomber et provoquer le rire de la servante, comme on sait.
[26] C’est le vif du désaccord entre Herder et Kant, comme le rappelle Olivier Dekens in Herder, Les Belles Lettres, coll. Figures du Savoir, Paris, 2003.
[27] « La masse a une conception grossière de l’inférence ; ses besoins logiques doivent être satisfaits par des arguments adaptés, rhétoriques, où l’explicite laisse le pas au maniement de l’ellipse ». [En note : « On peut également dire qu’appartient à la masse celui qui a une conception grossière de ce qu’est une inférence : définition non substantielle [entendre « non sociologique »] qui ouvre de bien intéressantes perspectives… »] Ali Benmakhlouf, Averroès (2000), Paris, les Belles-Lettres, coll. Figures du Savoir, 2e édition 2003, p. 112.
[28] Dans Les Clans de la lune Alphane (1964), Philip K. Dick semble objecter, qui a imaginé que les pensionnaires d’un hôpital psychiatrique installé par la Terre sur Alpha III M2 se sont révoltés et, débarrassés de leurs « superviseurs », se sont efficacement organisés en clans, avec les paranoïaques et les maniaques en haut de l’échelle, suivis par les obsessionnels-compulsifs, les schizophrènes et, en bout de hiérarchie, les dépressifs.
Mary Rittersdorf, brillante psychiatre menant l’expédition terrienne chargée de faire rentrer les choses dans l’ordre, après avoir visité une colonie de schizophrènes explique à son second, Dan Mageboom, qui appartient à la CIA :
« — Selon ma théorie, les différentes sous-catégories de désordre mental doivent être réparties ici en classes bien distinctes, un peu comme le système de castes de l'Inde ancienne. Ces gens ici, les hébéphrènes, doivent être l'équivalent des intouchables. Les maniaques doivent former la caste des guerriers sans peur ; l'une des plus élevées.
— Des samouraïs, dit Mageboom. Comme au Japon.
— Oui […] Les paranoïaques — en fait les schizophrènes à tendance paranoïaque — doivent constituer la classe dirigeante ; ils doivent avoir la charge de développer l'idéologie politique et les programmes sociaux... ils doivent avoir une vue générale du monde. Les simples schizophrènes... […] Ils correspondraient à la catégorie des poètes, bien que certains d'entre eux soient sans doute des visionnaires religieux… » P. K. Dick, Les Clans de la lune Alphane, Paris, J’ai lu, 1973, p. 96. – Seule réponse à l’objection : Philip K. Dick est répertorié comme auteur de Science-Fiction.
[29] « ‘Les moralistes, disait avec une haute clairvoyance Saint-Simon en 1807, se mettent en contradiction quand ils défendent à l’homme l’égoïsme et approuvent le patriotisme, car le patriotisme n’est pas autre chose que l’égoïsme national, et cet égoïsme fait commettre de nation à nation les mêmes injustices que l’égoïsme personnel entre les individus’. En réalité, avec Saint-Simon, tous les penseurs l’ont bien vu, la conservation des corps organisés tient à l’égoïsme… », Maurice Barrès, Sous l’œil des barbares, Paris, Plon-Nourrit, 1922, pp. 16-17 – je souligne.
[30] Voir ce qu’il dit de cette « idée », reprise de Heidegger et Gadamer et élaborée par lui dans sa présentation des mathématiques comme depuis-toujours-commandées-par-les-mêmes-noms-d’énigme, dans L’herméneutique formelle, Paris, Ed. du CNRS, 1991, chap. 1.
[31] Ibid., p. 3.
[32] D’un autre, présent ou pas : que l’on songe à La Boétie, mort si jeune et que Montaigne n’a pu vraiment fréquenter, et encore par intermittence, que cinq ans.
[33] Lyotard ne dit pas autre chose, mais bien mieux : « … Pourquoi l’Œdipe ? Pourquoi l’Archi-Etat dans un dispositif comme le capitalisme dont l’« effet de sens » correspondant, Deleuze et Guattari le répètent, est le cynisme ? Rien de moins cynique qu’Œdipe, rien de plus coupable. Pourquoi et comment cette circulation des flux réglés par la seule loi de la valeur d’échange aurait-elle besoin, en supplément, en prime de répression, de la figure de l’Œdipe, c’est-à-dire pour Deleuze et Guattari, de celle de l’Etat ?…
Allons plus loin : l’institution familiale elle-même, pourquoi le capitalisme devrait-il la préserver, contraindre la libido de l’enfant à se fixer sur elle ?… Qu’est-ce que la vie de famille d’un enfant d’aujourd’hui, père et mère travaillant ? Crèche, école, études, les juke-boxes, le cinéma : partout des enfants de leur âge, et des adultes qui ne sont pas leurs parents, qui disent et font d’autres choses. Les héros sont au cinéma et à la télévision, pas autour de la table familiale. Investissement plus direct que jamais des figures historiques. Les figures parentales, instituteurs, professeurs, curés, elles aussi subissent l’érosion des flux capitalistes. Non vraiment, à supposer que la psychanalyse soit bien l’œdipianisation, elle n’est pas le fait du capitalisme, elle va à contre-courant de la loi de la valeur. Un père salarié, c’est un père échangeable, un fils orphelin. Il faut soutenir Deleuze et Guattari contre eux-mêmes : le capitalisme est bien un orphelinat, un célibat, soumis à la règle de l’équivaloir. Ce qui le supporte n’est pas la figure du grand castrateur, c’est la figure de l’égalité : égalité au sens de la commutativité des hommes sur une place et des places quant à un homme, des hommes et des femmes, des objets, des lieux, des organes. » Jean-François Lyotard, « Capitalisme énergumène » in Des dispositifs pulsionnels, UGE 10/18, Paris, 1973, pp. 37-39 – je souligne.
[34] Cf. Jacques Lacan, Le Temps logique et l’assertion anticipée, op. cit., pp. 197-201. Richard Pinhas a, au milieu des années 1970, attiré mon attention sur ce thème en consacrant de beaux développements à la scanssion – notamment au hiatus qui sépare le temps de comprendre du temps d’agir –, dans le cadre du séminaire de l’EFP animé par Lucien Israël, zl, au début des années 1970, à Strasbourg et à Paris. Qu’il en soit ici remercié.
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