En 1882, l’empire austro-hongrois, dont la langue officielle est l’allemand, se décide en faveur d’un enseignement bilingue, pour tenter de calmer les impatiences nationalistes qui se manifestent alors dans les (très) différents pays qui le composent. En conséquence, écoles, collèges, lycées et universités vont être traversés par une ligne de démarcation linguistique : allemand d’un côté, langue nationale de l’autre.
A Prague, par exemple, les scientifiques, au premier rang desquels le président de l’université, Ernst Mach (physicien célèbre pour ses travaux et calculs sur la vitesse du son), sont très opposés à cette nouvelle disposition. Les nationalistes, qui espèrent disposer d’un socle pour ancrer l’identité qu’ils revendiquent, et nombre d’enseignants de « Sciences humaines » (les 2 peuvent se recouper), espérant obtenir l’ouverture de nouveaux postes, y sont favorables.
L’un de ceux qui vont ainsi être nommés est un professeur de philosophie et de sociologie, Thomas G. Masaryk, le futur fondateur de la Tchécoslovaquie et son premier président – élevé en allemand et qui parlera toujours le tchèque avec un assez fort accent, qui vient de publier sa thèse de doctorat (en allemand) : « Le suicide comme phénomène social de masse dans la civilisation moderne ».
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Thomas G. Masaryk (1850-1937), enfant adultérin d’un très riche juif autrichien, Nathan Redlich, chez qui sa mère, Terezie Kropacov, servait en qualité de cuisinière, est officiellement le fils de Joseph Mazaryk, cocher hungaro-slovaque catholique de la famille Redlich. – Nathan Redlich pourvoira généreusement à l’éducation de Thomas Masaryk.
Il a étudié la philosophie à Brno, à Vienne, où il a suivi les cours de Franz Brentano, puis à Leipzig, où il a suivi ceux de Wilhelm Wundt. – A Leipzig, il rencontre la fille d’un industriel américain, descendant de huguenots, et d’une descendante d’un des passagers du Mayflower, Charlotte Garrigue. Il l’épouse en 1878, aux USA, adopte Garrigue comme « middle name », est introduit dans le monde fermé de l’industrie et de la finance américaines. Après quoi, le couple revient en Europe et s’installe à Vienne.
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En 1883, Mazaryk fonde une revue, l’Athenaeum – en hommage à celle, portant le même nom, lancée en 1798 à Iéna par les grands théoriciens du Romantisme allemand, les frères Schlegel –, consacrée à la culture et à la science tchèques. Elle lui servira de tribune pour contester les fondements mythiques du nationalisme tchèque (notamment en prouvant que des manuscrits, prétendument anciens, attestant de la maturité de la culture tchèque médiévale, sont des faux) et lui opposer une connaissance rationnelle de l’histoire et de la culture, dans la lignée des Lumières…
La « doctrine » de Mazaryk est un composite : rationaliste, humaniste, influencé par les utilitaristes « anglo-saxons » raillés par Nietzsche, par le XVIIIe siècle français, très opposé à l’Idéalisme allemand et à Marx (pour cause d’« internationalisme » et de « lutte des classes »), Mazaryk est un admirateur de l’anti-kantien Herder – qu’on peut considérer comme le père du nationalisme culturel.
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De 1891 à 1893, Mazaryk siège au Parlement autrichien avec les Jeunes Tchèques, désireux de s’engouffrer dans la brèche politique ouverte par l’empire par l’empire – ils viennent de faire sécession d’avec les Vieux Tchèques, qui préfèrent une approche plus traditionnelle, l’alliance avec la noblesse pour faire pression de l’extérieur.
En 1896, par l’intermédiaire de sa femme, il rencontre à Prague le patricien de Chicago habité par le démon de la politique internationale, Charles R. Crane [voir, dans cet espace, « Signifiant flottant », mis en ligne le 12 mai 2008]. Rencontre décisive pour les deux hommes : dans l’après-coup, Mazaryk, qui a commencé de publier des ouvrages sur la Question tchèque, va se trouver confirmé dans sa vocation de politique « artiste » – avec l’Europe centrale comme matériau – et s’inventer un destin hors du commun, ce qui aura des conséquences pour tout le continent ; Charles R. Crane va s’intéresser encore plus au monde slave et entreprendre de peser sur la marche du monde.
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En 1899, Mazaryk porte son combat contre le nationalisme tchèque mythique et ses préjugés à un degré supérieur en prenant fait et cause pour Leopold Hilsner, jeune juif de Bohême, vagabond plutôt simple d’esprit, accusé du meurtre d’une jeune catholique tchèque, Anežka Hrůzová, retrouvée égorgée dans une forêt.
Crime « rituel », dit la rumeur – c’est-à-dire assassinat d’un chrétien par un juif dans le but de récupérer son sang afin de pouvoir le mêler au pain azyme de la Pâque –, relayée par le Deutsches Volksblatt de Vienne, édité notamment par August Schreiber (qui sera condamné à la prison pour diffamation), le Vaterland, le principal organe de l'Eglise, des parlementaires, et l’avocat de la famille Hrůzová.
Mazaryk, s’appuyant sur un grand nombre d’irrégularités juridiques, en appelle à la Cour suprême qui ordonne un nouveau procès. – Cet engagement lui vaudra, en 1907, une belle réception dans la communauté juive de New York, organisée par Louis D. Brandeis, juge à la Cour Suprême.
Mazaryk aura affirmé un principe, mais peu après le procès, Hilsner est persuadé par certains de ses co-détenus de se dénoncer et d’impliquer des complices. Une autre jeune femme, Marie Klímová, ayant aussi disparu, Hilsner est accusé de son meurtre sans preuve, est condamné à mort en 1900, et voit sa peine commuée en détention à perpétuité par l’empereur en 1901. – Il sera pardonné par Karl Ier d’Autriche, successeur de François-Joseph, peu avant la fin de la 1e guerre, en mars 1918.
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En 1902, il se rend à Chicago pour y faire une série de conférences sur le monde slave, invité par Charles R. Crane, russophile convaincu, qui avait, dès 1900, proposé à l’université fondée par John D. Rockefeller de financer des conférences « ouvertes » en Etudes slaves, à faire assurer « autant que possible par des Slaves éminents, spécialement des Russes » : dans le but de donner à un public large (les auditeurs libres sont bienvenus) « une vue générale du monde slave, de sa géographie, de son ethnographie, de son histoire, de ses institutions et de ses sectes religieuses ».
– C. R. Crane, tombé sous le charme de la Russie lors de sa première visite, en 1887, où il avait rencontré Petr Semenov (président de la Société Impériale Russe de Géographie et ancien secrétaire du Comité pour l’Emancipation des Serfs Russes) et, grâce à lui, un groupe de propriétaires terriens, nobles éclairés, influents, « progressistes », voulait combattre l’opinion, alors prévalente [et tout-à-fait fondée] en Amérique, selon laquelle régnait un despotisme borné dans la Russie de Nicolas II, « empereur et autocrate », et de Raspoutine, « terre d’attentats à la bombe, de pogromes, de knout cosaque, [de servage], de terreur… »
C. R. Crane sera notamment l’ami de Nijinsky, Pavlova, Stravinsky et de Pavel Miliukov, historien (rencontré en 1901 aux Etats-Unis, où Miliukov, fraîchement libéré de prison, donnait une série de cours), leader de l’opposition à Nicolas II au sein de la Douma, ministre des Affaires étrangères du gouvernement provisoire en 1917, qui, désavoué par le soviet de Petrograd, se rapprochera des Russes blancs et finira ses jours en exil, en France.
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De 1907 à 1914, Mazaryk siège de nouveau au Parlement autrichien, au sein du Parti réaliste qu’il a fondé, en 1889, avec Karel Kramář – qui sera le premier président du conseil de Tchécoslovaquie. Après l’annexion de la Bosnie-Herzégovine (1908), il critiquera la politique étrangère de l’empire, notamment l’alliance avec l’Allemagne, et défendra les slaves du sud contre les accusations du Pouvoir.
Quand la guerre éclate, à la suite de l’assassinat par un nationaliste serbe de l’héritier du trône d'Autriche-Hongrie, l'Archiduc François-Ferdinand, à Sarajevo, le 28 juin 1914, menacé d’arrestation pour trahison, Mazaryk s’enfuit, se rend à Genève – avec un passeport serbe – où il commémore le 500e anniversaire de la mort au bûcher du Réformateur tchèque germanophobe Jan Huss (6 juillet 1415) auquel il a déjà consacré un ouvrage, puis en Italie, et enfin à Londres, où il commence à militer pour l’indépendance de la Tchécoslovaquie.
En 1915, il inaugure à Londres la School of Slavonic and East European Studies, alors département du King’s College – intégrée depuis à University College of London – et devient Professor of Slav Research au King's College, où il fait cours sur « La question des petites nations ».
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Mazaryk n’en reste pas moins actif sur le plan politique et même militaire. En liaison avec le contre-espionnage américain, il met sur pied un réseau d’espionnage qui s’étend à la quasi totalité de l’empire austro-hongrois, fort de plusieurs dizaines de tchèques qui mettent sous surveillance les diplomates autrichiens et allemands et fournissent de précieux renseignements aux Alliés.
En 1916, Mazaryk vient en France pour tenter de convaincre le gouvernement de la nécessité de démembrer l’empire austro-hongrois, et propose d’organiser des légions composées de prisonniers de guerre autrichiens d’origine tchèque pour combattre les troupes de l’empereur. Même proposition est faite à la Russie. Les généraux français et russes sont, en majorité, opposés à la formation de ces légions, contraires aux stipulations des conventions de La Haye. Clemenceau tranche, le gouvernement russe le suit : les légions sont créées. En 1917, Mazarick se rend en Russie pour organiser la « résistance slave » aux Autrichiens et crée les Légions Tchecoslovaques.
Survient la Révolution d’octobre, les Bolcheviques signent un traité de paix séparée avec l’Allemagne et l’Autriche, les Légions Tchécoslovaques se replient vers l’est de la Russie en suivant les rails du Transsibérien et, chemin faisant, se livrent à des pillages et… capturent une importante portion des réserves d’or de la Russie. – Evacué par des navires britanniques, l’or des Tsars se retrouvera dans les coffres de la toute nouvelle Tchécoslovaquie, après la guerre.
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Toujours en 1917, les Etats-Unis, restés neutres jusque-là, entrent en guerre contre l’Allemagne, à la suite du torpillage du Vigilentia, le 19 mars, par un sous-marin allemand, ravivant le souvenir du Lusitania, torpillé le 7 mai 1915. Mazaryk envoie depuis Kiev un télégramme de soutien au président Wilson.
En 1918, il se rend à Chicago pour y faire une nouvelle série de conférences sur le monde slave, toujours à l’invitation de Charles R. Crane.
En juin 1918, grâce à C. R. Crane, Mazaryk obtient une entrevue avec Thomas Woodrow Wilson, et, lui citant des morceaux entiers de ses propres discours, parvient à convaincre ce président presbytérien, progressiste, idéaliste (il pensait que les USA devaient lutter pour répandre la démocratie dans le monde et a milité pour l'établissement de la Société des Nations...), de revenir sur sa position – telle qu’il l’avait fait connaître au Congrès en janvier 1918 – et d’envisager le démembrement de l’empire austro-hongrois, une fois la guerre gagnée.
Ce serait chose faite à l’automne 1918, les Alliés étant tombés d’accord avec le président américain pour considérer comme Gouvernement Tchécoslovaque de facto le Conseil National Tchèque (fondé par Mazaryk avec Edvard Beneš et Milan Štefánik en 1917).
Le 18 octobre 1918, Mazaryk annonce, à Washington, la création de la Tchécoslovaquie, rassemblant des « pays » disparates (comme le prouverait l’éclatement du pays après la chute du mur de Berlin en 1989), Bohème, Moravie, Slovaquie, Silésie et Ruthénie, dans lesquels plusieurs millions d’Allemands sont installés – l’une des causes de la 2e guerre… Le nouvel Etat, dont les frontières seront fixées au cours de la conférence de St Germain, en 1919, allait devenir le 6e Etat le plus étendu d’Europe, après l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Italie et le Royaume-Uni, avec une monnaie forte, garantie par l’or russe et Wall Street, et une Constitution modelée sur celle des USA…
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Pour l’anecdote, Mazaryk qui semble avoir progressivement développé une grande aversion à l’égard de l’empire, de sa langue, de sa famille régnante et de sa religion officielle, se convertit au protestantisme, et l’une de ses premières mesures sera d’établir une Eglise nationale, modelée sur l’Eglise d’Angleterre…
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Mazaryk devenu président, la famille de Charles R. Crane n’est pas oubliée.
Les billets de banque du nouvel Etat, dessinés par Alphonse Mucha, sont à l’effigie de Joséphine Crane Bradley, la première fille de C. R. Crane. L’aîné des fils, Richard Teller Crane, secrétaire du Secrétaire d’Etat Robert Lansing de 1915 à 1919, sera le premier ambassadeur des USA à Prague, de 1919 à 1922 ; son cadet, John Oliver Crane, deviendra secrétaire de Mazaryk en 1922 ; Jan Mazaryk, fils de Thomas, anciennement employé par les établissements Crane à Chicago et futur ambassadeur de Tchécoslovaquie à Londres (il le restera jusqu’en 1939), épousera la sœur de Joséphine, Frances Anita.
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Quant à Charles R. Crane lui-même, l’Europe centrale remodelée avec son soutien multiforme, il avait déjà porté ses regards sur un autre empire défait, en puissance de recomposition, l’empire ottoman que Nicolas II avait rêvé d’annexer pour reconstituer l’empire byzantin…
A suivre…
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Sources :
David J. Krus & Joan M. Brazelton, « Trans-temporal cognitive matching », visualstatistics.net
Yurij Holowinsky, « Promoting Russian Liberalism in America », Russian Review, Vol. 49, No. 2 (Apr., 1990).
Karl Hausner, « Was Mazaryk The Mastermind Of Wilson’s Fourteen Points, Maneuvering The United States Into World War I ? The Profile Of A Humanist, Philosopher, Revolutionary, Traitor, Stateman, Or Opportunist », prepared for presentation at the Twenty-Sixth Annual Symposium of the Society for German-American Studies, Amana Colonies, lowa, April 18-21, 2002, sudetengermans.freeyellow.com
Olivier Dekens, Herder, Figures du Savoir n° 32, Les Belles Lettres, Paris, 2003.
S. Freud & William C. Bullit, Le président Thomas Woodrow Wilson - portrait psychologique (1938), tr. fr. Marie Tadié, Albin Michel, Paris, 1967.
P. Lacoue-Labarthe – J.-L. Nancy, L’absolu littéraire, Le Seuil, Paris, 1978.
Wikipedia, Charles Richard Crane.
Ilustrations :
Er Mostro, copyright Alain Rothstein.
Tsunami, copyright Patrick Jelin.
Zèbre, copyright François Bensimon.