mardi 26 avril 2011

Portraits de Juifs fin de siècle… [3]



La répudiation, par ces Sadducéens en négatif[1], du Talmud, garant de la lecture-interprétation droite des Ecritures selon les Docteurs de la Loi, contre les replis spiritualistes mais aussi contre l'abdication politique, était sans doute inévitable dans ce contexte de normalisation-homogénéisation militante[2].

Ce qui s’était passé autrefois au lendemain de la défaite face aux Romains – perte de souveraineté « subie » –, le christianisme prétendant à conserver/généraliser le judaïsme par déplacement de son ordre de validité, en l'intériorisant, se répétait dans la perte de souveraineté désirée (l'accès à la citoyenneté des Juifs impliquant la dissolution de la nation juive en tant que telle, comme l'avait déclaré le Grand Sanhédrin réuni par Napoléon en 1807), la République-Messie assumant et dépassant le judaïsme pour ceux des Juifs appelés à renaître en elle...

Cette « christianisation »[3] du Politique explique certainement pourquoi les Israélites lui ont voué un tel culte, pourquoi aussi ils ont mis du temps (jusqu'aux camps de Drancy, Pithiviers, Beaune-la-Rolande ? jusqu’à certaine conférence de presse du général De Gaulle en novembre 1967 ?) à se rendre compte que la République était un régime très aimable, certes, mais loin d’être parfait, qu’elle n’était pas une entité transcendante, que ses imperfections n'étaient pas des accidents de sa substance immaculée mais sa vérité même, qu’en elle l’Histoire, c’est-à-dire le très contingent, survivait. Qu’elle appelait donc bienveillance mais aussi scepticisme et pragmatisme, comme il convient à un monde désenchanté ; un jugement au coup par coup, pas un assentiment de principe.

Ayant précisé cela, on peut revenir, par exemple, à Salomon Reinach, un temps vice-président de l'Alliance Israélite Universelle, qui voulait abolir la cacheront (l’ensemble des lois alimentaires) survivance de tabous d'un autre âge ; qui voulait aussi que l'on célébrât le chabat le dimanche...

« II s'intéressait à ce qui rendait les Juifs semblables aux autres peuples, à la contribution du judaïsme à la marche de l'humanité, plutôt qu'à ce qui mettait les Juifs à part.

Ainsi, Salomon Reinach s'est constamment opposé à ce qui, selon lui, exagérait la singularité juive. Son dégoût pour les Juifs d'Afrique du nord et ceux d'Europe de l'est, 'masses crasseuses', était caractéristique. Des Hassidim, Reinach disait : « Ils constituent des communautés hostiles à l'esprit moderne ; leur forme de culte, bruyante et désordonnée, a toutes les apparences d'une frénésie religieuse »[4].

On l’a dit, on le répète : Clemenceau partage avec nombre d’Israélites éminents de l'époque quelques idées, perceptions et perspectives qui peuvent paraître étranges à distance à qui ne fraye pas avec leurs héritiers, qui continuent de s’y reconnaître largement… mais qu'il n'est du coup pas facile de lui reprocher.

On en a mentionné quelques unes, en voici d'autres : « Pourquoi faut-il que sous ses beaux dehors, on devine le fonds commun d'asiatique [!] négligence du corps ? » (pp. 72-73) ; « Le manteau de prière, qu'on reçoit à treize ans et dans lequel on est enseveli, ne doit jamais être lavé. L'esthétique de la cérémonie n'est pas sans en souffrir » (p. 51).

Mais aussi : « Combien d'autres signes de races diverses l'ethnologue ne rencontrerait-il pas encore chez ce peuple, beaucoup plus mélangé qu'il ne le croit lui-même et que ne le prétendent ceux qui lui font la guerre ? » (pp. 47-48).

Clemenceau est contemporain d'une spiritualisation du judaïsme français[5] expressément voulue par une partie de l'élite juive (la transformation du judaïsme en confession, en religion du cœur à la façon chrétienne, par l'abandon délibéré, non seulement du rituel mais aussi de l'observation des commandements « remplacée » par la foi) et d'une ethnicisation des Juifs (leur prétendue appartenance à une race orientale-asiatique, leur caractérisation comme Sémites, à laquelle Clemenceau ne souscrit pas entièrement, on vient de le rappeler) dont nous ne sommes peut-être pas encore tout-à-fait sortis : en raison de la Shoah, plus encore de l’existence (souvent contestée selon quelques unes des lignes évoquées ici) d’un Etat d’Israël – fondé par des athées, dont les citoyens ne sont pas tous Juifs, dont les citoyens juifs sont loin d’être majoritairement observants – qui se proclame « juif ».

Raisons de plus pour cheminer avec Clemenceau, le républicain progressiste, le voyageur à la plume alerte, au pied de la montagne d'où est venue la Loi, quitte à perdre le confort de quelques uns de nos automatismes d'enchaînements culturels-politiques...


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[Pour mettre en appétit ceux qui attendent avec intérêt [!] le retour de cet ouvrage de Clemenceau dans les bacs des libraires, je reproduis ci-dessous le début des aventures d’un de ses héros]


LE BARON MOÏSE


Le baron Moïse de Goldschlammbach était riche, très riche, trop riche. Il tenait cela de son père, le baron Eliphas, ancien courtier en tabacs de contrebande qu'un navire portugais sauva de la police belge en rade d'Ostende, pour le déposer dans la baie fiévreuse de Santos, ayant, pour toute fortune, en portefeuille une traite douteuse sur un incertain trafiquant de cafés.

Toutes les Républiques sud-américaines connurent tour à tour, sous des aspects divers, le méprisable juif Eliphas, marchand de tout ce qui se peut vendre, dont un inouï coup de fortune fit le baron du Pape le plus honorable et le plus honoré de Caracas.

Le hasard d'un engagement scrupuleusement tenu lui avait attiré l'estime d'un José Ramon y Lopez qu'une révolution triomphante mit à la tête de certaine entreprise de chemins de fer, doublée du creusement d'un port. L'affaire fut conçue dans des proportions grandioses pour satisfaire amplement les meutes affamées des partis en querelle. Le commun accord permit tout ce qu'on voulut. Par malheur, José Ramon y Lopez mourut subitement au sortir d'un dîner intime avec son associé Eliphas, dont l'universelle confiance avait fait le prête-nom de tous ceux qui n'avaient pas besoin de se laisser voir. On ne retrouva rien sur Ramon du paquet de contre-lettres qu'il devait distribuer le soir même, et tout ce qu'on put découvrir chez le mort, où Eliphas se cognait la tête contre les murs en pleurant son ami, ce fut un primitif contrat, remontant aux origines de l'affaire, qui laissait le survivant en possession de tout.

Ce fut d'abord un cri de terrible fureur, mitigé d'involontaire admiration. On reconnut aussitôt cent vices de forme dans la concession de l'entreprise. On dénonça le traité, on plaida, on parla de légiférer. Ce fut alors que se révéla un don singulier d'Eliphas, le don de la persuasion dorée. Dès que ce diable d'homme entrait en conversation avec un de ses adversaires, si puissant qu'il fût, sa cause était gagnée, on ne sait ni comment ni pourquoi. Sans doute, l'éblouissement des millions dont l'heureux partenaire de Ramon était provisoirement détenteur, et la conviction répandue que rien ne lui ferait lâcher prise. Conviction parfaitement justifiée d'ailleurs, car, en moins de cinq ans, Eliphas eut gagné tous ses procès, et s'installa paisiblement dans une fortune démesurée.

Riche, l'homme demeura modeste et bon. Il allait comme autrefois de par les villes, achetant, vendant, spéculant, prudemment gardé par deux colosses qui ne lâchaient pas son ombre. Nulle envie d'attirer l'attention par un luxe provocateur. Aucun goût de dépenses. Des dons aux institutions charitables, aux synagogues, aux églises du Christ, le faisaient bien voir de tous. Dans un de ses voyages, l'évêque de Caracas lui persuada de se convertir, et il s'y résolut sans peine dès qu'il eut compris tout ce qu'y pouvait gagner son fils, le jeune Moïse, qui fut expédié dare dare aux Pères Jésuites de Cordoue.

L'héritier d'Eliphas trouverait sa vie faite. Abondamment muni du côté de la banque, il ne s'agissait plus que de le pourvoir aussi richement en considération. Ce fut dans l'espoir de montrer qu'il ne comptait point seulement sur la puissance de l'or pour pousser sa progéniture dans le monde, qu’Eliphas[6] se laissa suggérer l'idée d'acheter au Pape un titre de noblesse. Encore ne voulut-il jamais viser plus haut qu'une simple baronnie. Faut-il y voir, comme on l'a prétendu, une adroite flatterie aux grands rois de sa race, dans l'espoir de se faire pardonner, s'il était possible, son apostasie ?

Comme Henri IV, converti, demeura indulgent à ses huguenots obstinés, Eliphas secourut en sous main ses anciens coreligionnaires, et s'assura la bienveillance d'Israël, tout en bâtissant des cathédrales en l'honneur de la Sainte Vierge et de la Trinité…

*

Notes :


[1] « Les modernistes s'opposaient... au littéralisme religieux (ou 'fondamentalisme') et au ritualisme. S'opposer au littéralisme doctrinal et scripturaire revient, en fait, à affirmer la primauté de l'interprétation symbolique des doctrines traditionnelles et de la bible », Ivan Strenski, Durkheim and thé Jews of France, op. cit., pp. 63-64. On sait que les Sadducéens s'en tenaient à la lettre des Ecritures et refusaient presque toutes les interprétations ou extrapolations des Sages du Talmud, contrairement aux Pharisiens : « Les Pharisiens ont transmis au peuple certaines règles qu'ils tenaient de leurs pères, qui ne sont pas écrites dans les lois de Moïse, et qui pour cette raison ont été rejetées par les Sadducéens qui considèrent que seules devraient être tenues pour valables les règles qui y sont écrites et que celles qui sont reçues par la tradition des pères n'ont pas à être observées », Flavius Josèphe, Antiquités juives, XIII-297.

Du moins, jusqu'au moment où il leur faudra se faire une raison : au lendemain de la prise de Jérusalem et de la destruction du Temple par les Romains et du transfert, avec l’autorisation de Vespasien, du Sanhedrin à Yavné sous la direction de Rabban Yoanan ben Zakkaï – dont l’un des premiers gestes sera de remplacer les offrandes et les sacrifices, désormais privés de lieu, par la prière...

[2] Il ne faut pas sous estimer l'importance du rejet de l'allure traditionnelle : le préjugé «racial» est souvent, et contre toute apparence (!), d'abord un préjugé de classe. « Pour les Jacobins radicaux, par exemple, la barbe du juif (tout comme celle de l'anabaptiste) et la perruque de la juive mariée étaient inacceptables, parce qu'elles étaient signes de fanatisme, par conséquent de manque de soutien pour la Révolution... Sous l'autorité de Grégoire, la Révolution a conduit un assaut contre les dialectes régionaux... l'homogénéité linguistique comme préalable à l'homogénéisation culturelle... Comme l'a noté Lynn Hunt, 'Pendant la Révolution, même les plus ordinaires des objets et coutumes sont devenus des emblèmes politiques... On pouvait reconnaître un bon républicain à la façon dont il s'habillait' », Paula E. Hyman, op. cit., pp. 32-33. La citation est tirée de Lynn Hunt, Politics, Culture in the French Révolution, University of California Press, 1984, pp. 53-81.

[3] Plus précisément, il s’agit d’une forme de protestantisme : la volonté de réforme « religieuse » et le refus de passer par l’examen des sources traditionnelles avant de s’exprimer, en ne s’autorisant que de soi-même, sur quelque sujet en étant les plus sûres indications. Il faudrait même peut-être parler de « forme de luthéranisme » tant Hegel semble inspirer ces « réformateurs », souvent d’origine allemande et/ou germanophones : par exemple, « assume et dépasse » exprime assez adéquatement l’Aufhebung (La relève ou suppression-conservation-rehaussement) qui est au cœur de la dialectique hégélienne.

[4] Ivan Strenski, op. cit., p. 73. C'est aussi l'opinion de Clemenceau (voir, ici-même, pp. 51-54) et celle des Mitnagdim (opposants aux Hassidim)... Strenski ajoute en note (p. 183) : « Le dégoût de Reinach pour les habitudes hygiéniques des juifs nouveaux venus était authentique. Il ne manquait jamais de stigmatiser le manque d'hygiène chez les nouveaux immigrants, quand ces pauvres bougres, pieux, faisaient d'énormes efforts pour atteindre à la pureté rituelle », et renvoie au livre de S. Reinach, Cultes, mythes et religions. – Ce dégoût a priori semble indiquer que « sale Juif » permet à l’Israélite S. Reinach de nommer un irreprésentable particulièrement menaçant…

[5] A peu près au même moment, une évolution semblable peut s’observer, principalement en Allemagne, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, où le judaïsme réformé prend durablement pied, à une nuance près : les « Israélites » de ces pays semblent moins hostiles au sionisme que leurs homologues français. Influence de l’ambiance protestante ?

[6] Le texte porte « Moïse » mais il s’agit bien d’Eliphas, comme le contexte le suggère.


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Illustration :


Dinner at Haddo House, Alfred Edward Emslie, Londres National Portrait Gallery. © Superstock.




Portraits de Juifs fin de siècle [3] © copyright 2000-2011 Richard Zrehen

samedi 23 avril 2011

Portraits de Juifs fin de siècle… [2]



…Et les Israélites ? Eh ! bien ! Banquiers, professeurs ou artistes, anarchistes, modérés ou même franchement de droite, ils partagent les préventions « éclairées » de Clemenceau, ne souffrent pas les « Juifs », ne veulent pas avoir de commerce avec eux, ne veulent pas être confondus avec eux[1]

Ce n'est pas qu'ils aient honte d’eux-mêmes, de ce qu'ils sont devenus, des positions en vue qu’ils occupent, bien au contraire : plutôt de ce dont ils proviennent, la juiverie pré-révolutionnaire… Ils créent des sociétés philanthropiques, savantes, fondent des revues (comme La Revue des études juives [!] fondée en 1880 par la Société des études juives[!!]), participent aux débats publics, et financent même des associations aux visées émancipatrices[2]. Les « Juifs », ils veulent ou les ignorer ou faire en sorte qu'ils finissent par leur ressembler.

Tendresse bien sévère...

Ainsi, Bernard Lazare (1865-1903), né Lazare Marcus Bernard, juif nîmois athée, anarchiste, critique, écrivain et homme de théâtre, aujourd'hui, essentiellement associé à la (re)naissance du nationalisme juif sinon avec le sionisme[3], qui a eu une période très « antisémite », principalement marquée par la publication du Miroir des légendes (1892), pendant laquelle il a régulièrement utilisé quelques uns des termes et thèmes relevés plus haut, par exemple :

« Les Juifs français étaient en général des Israélites ; les Juifs allemands ou originaires d'Europe de l'Est étaient des Juifs. Dans l'optique de Lazare, les accusations portées par les antisémites étaient effectivement exactes en ce qui concerne ces Juifs[4]. Mais il insistait pour que les Israélites repoussent toute solidarité avec ces 'changeurs francfortois, ces usuriers russes, ces cabaretiers polonais, ces Galiciens prêteurs sur gages avec lesquels ils n'ont rien de commun' ».

Et les Reinach ?

Joseph Reinach (1856-1921), neveu et gendre du baron Jacques de Reinach (né en 1840 à Francfort...), chef de cabinet de Gambetta, auteur d'une Histoire de l'affaire Dreyfus en 7 volumes, était le frère de Salomon (1858-1932), normalien, archéologue, philologue, directeur de l'Ecole d'Athènes puis directeur du musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye et de Théodore (1860-1928), numismate, historien, professeur au Collège de France, auteur d'une Histoire des Israélites depuis la dispersion jusqu'à nos jours (1885) et éditeur des Œuvres complètes de Flavius Josèphe, constituaient la fine fleur du judaïsme français de l'époque, comme l'avait espéré leur père Hermann, cadet de Jacques, et ils étaient particulièrement en vue :

« 'Naturalisé en 1870, ce grand banquier est en même temps un amoureux de la France des Lumières, celle de Voltaire et de Rousseau [?], celle aussi qui la première a transformé les Juifs en citoyens à part entière. De la Monarchie de Juillet au second Empire, Hermann Reinach mène à bien ses affaires, s'installe dans les beaux quartiers, entre dans les milieux dominants. Orléaniste convaincu, il fréquente aussi Thiers avant de s'engager résolument en 1848 dans la défense de la République[5]’. Elevés durement dans la religion du savoir, ses trois fils ont collectionné les prix pendant leur scolarité.

Julien Benda a écrit : 'Le triomphe des Reinach au Concours général me paraît une des sources essentielles de l'antisémitisme tel qu'il devait tonner quinze ans plus tard'[6] »[7].

Les Reinach étaient des assimilationistes, comme l'étaient les frères Arsène et James Darmesteter. Pratiquant, à leur manière, la Science du judaïsme née en Allemagne (pour faire pièce aux « aryanistes » et aux théologiens protestants antisémites[8]), c'est-à-dire s'appuyant sur l'étude critique, linguistique, historique et ethnographique des textes, ils étaient convaincus de la haute teneur en civilisation du judaïsme et de l'importance de son apport à l’humanité mais pensaient d'une part que le rituel, le Talmud et l'accoutrement traditionnel étaient des survivances d’un autre âge pouvant et devant être dépassées dans cette époque de connaissance positive[9], d'autre part que la République française accomplissait, comme on le dit plus haut, le judaïsme dans ce qu'il avait de plus élevé.

La répudiation, par ces Sadducéens en négatif[10], du Talmud, garant de la lecture-interprétation droite des Ecritures selon les Docteurs de la Loi, contre les replis spiritualistes mais aussi contre l'abdication politique, était sans doute inévitable dans ce contexte de normalisation-homogénéisation militante[11].


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A suivre…


Notes :


[1] Voir, à ce propos, le très éclairant ensemble romanesque de Jacob Lévy [un pseudonyme…], Les Pollacks, Les Demi-Juifs, les Doubles-Juifs, les Chrétiens (1925-1928), Paris, L’Arbre de Judée/Les Belles Lettres, 1999.

[2] Par exemple, l'Alliance Israélite Universelle, fondée en 1860 par Elie Astruc, Isidore Cahen, Jules Carvallo, Narcisse Leven, Eugène Manuel et Charles Netter, au lendemain de l’affaire Mortara (du nom de ce jeune juif italien baptisé en cachette par sa gouvernante et arraché à sa famille en 1858 pour être élevé dans une institution chrétienne, avec la bénédiction du pape) pour défendre, partout dans le monde, les Israélites contre toute forme de discrimination.

L'Alliance va, en moins de dix ans, créer un réseau d'écoles tout autour du bassin méditerranéen qui vont apprendre aux Juifs de l'empire ottoman (descendants des expulsés d’Espagne et héritiers du siècle d’or…), outre le français, langue de culture et de civilisation, un judaïsme « éclairé » et s'efforcer de leur donner de nouvelles perspectives : « Quel est le but de l'Alliance ?... En premier lieu, faire pénétrer un peu de la lumière de la civilisation de l'occident dans les communautés dégénérées par des siècles d'oppression et d'ignorance ; ensuite, les aider à trouver des activités plus sûres et moins dénigrées que le colportage... Enfin, en ouvrant leur esprit aux idées occidentales, détruire préjugés dépassés et superstitions... » Aron Rodrigue, French Jews, Turkish Jews, The Alliance Israélite Universelle and the Politics of Jewish Schooling in Turkey, 1860-1925, Indiana University Press (1990), cité par Paula E. Hyman, The Jews of Modem France, University of California Press (1998), p. 83.

– A noter : les Juifs de l’empire ottoman étant dans leur majorité soit membres de professions libérales soit « négociants » dans un sens large, c’est bien le « petit commerce » qui est visé comme synonyme de l’Orientalité

[3] Michael R. Marrus, op. cit., chapitre VII. P. Vidal-Naquet, dont on sait qu'il avait peu de sympathie pour le sionisme, moins encore pour l'Etat d'Israël, est en désaccord, sur ce point, avec M. Marrus, remarquant avec pertinence que Lazare est resté jusqu'au bout un anarchiste, que dans son œuvre on trouve « Peuple, nation, mais non Etat » alors que « le concept d'Etat, un 'Etat pour tous les Juifs' est central dans la pensée de Théodore Herzl, Ibid., p. 199.

[4] A sa mort, Lazare autorisa la réédition de son étude critique, L'Antisémitisme, son histoire et ses causes (parue en 1894), à condition qu'on mît en tête « que sur beaucoup de points mon opinion s'était modifiée »…

[5] Pierre Birnbaum, Les fous de la République. Histoire politique des Juifs d'Etat de Gambetta à Vichy, Paris, Fayard, 1992.

[6] Julien Benda, La jeunesse d'un clerc, Paris, Gallimard, 1936, pp. 43-44. Jugement contestable : c’est faire bon marché de l’authentique « antisémitisme » populaire. Préjugé d’intellectuel mondain…

– Pour l’anecdote : les contemporains des frères Reinach affectaient de voir dans leurs initiales J, S et T, un acronyme qu’ils lisaient « Je Sais Tout », leur surnom commun.

[7] Hervé Duchêne, op. cit., p. 38, qui cite Birnbaum et Benda.

[8] « Les aryanistes considéraient les Védas comme l'incarnation d'un âge d'or aryen. Les Védas étaient leur 'bible' et devaient donc ravir à la bible juive la place d'honneur qu'elle occupait dans la civilisation occidentale. Deux corollaires... premièrement, par contraste, tout le reste de la tradition religieuse indienne (les Upanishads exceptés) était tenu pour 'dégénéré' ; deuxièmement, cet hindouisme 'dégénéré' était symboliquement identifié au judaïsme talmudique... Sur un autre plan, les aryanistes prolongeaient la rhétorique antisémite des érudits biblistes allemands comme Lagarde et Wellhausen, qui avaient uni leur admiration pour un Israël depuis longtemps disparu à un dégoût d'intensité égale pour le judaïsme proprement dit – le judaïsme talmudique », Ivan Strenski, Durkheim and thé Jews of France, The University of Chicago Press, 1997, p. 128.

Paul Anton Bötticher dit Paul de Lagarde (1827-1891), orientaliste, héraut de la « germanité » et théoricien politique allemand du mouvement völkisch, conservateur et antisémite, promoteur d’un christianisme allemand « purgé » de ses éléments juifs, auteur notamment de travaux de philologie sémitique, Septuaginta Studien, et décrits nationalistes et antisémites, Deutsche Schriften. D’après Wikipédia.

Julius Wellhausen (1844-1918), théologien protestant, philologue, fondateur de la critique radicale de la Bible, qui s'appuie exclusivement sur les méthodes de la critique textuelle des textes de l'Antiquité, auteur d’une « Histoire d'Israël et des Juifs » (1894). On lui doit une version élaborée de l’« hypothèse documentaire », théorie qui affirme que les cinq premiers livres de la Torah (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome), ont pour origine des documents provenant de quatre sources différentes : le document jahviste (J), le document élohiste (E), le Deutéronome (D) et le document sacerdotal (P pour prêtre). D’après Wikipédia.

[9] L’influence d’Auguste Comte (1798-1857), l’auteur du Cours de philosophie positive, est à son comble à la fin du XIXe siècle, et nombreux sont ceux qui acceptent sans réserve sa loi dite des trois états par lesquels passerait l’humanité : l'état théologique, l'état métaphysique et l'état positif.

[10] « Les modernistes s'opposaient... au littéralisme religieux (ou 'fondamentalisme') et au ritualisme. S'opposer au littéralisme doctrinal et scripturaire revient, en fait, à affirmer la primauté de l'interprétation symbolique des doctrines traditionnelles et de la bible », Ivan Strenski, Durkheim and thé Jews of France, op. cit., pp. 63-64. On sait que les Sadducéens s'en tenaient à la lettre des Ecritures et refusaient presque toutes les interprétations ou extrapolations des Sages du Talmud, contrairement aux Pharisiens : « Les Pharisiens ont transmis au peuple certaines règles qu'ils tenaient de leurs pères, qui ne sont pas écrites dans les lois de Moïse, et qui pour cette raison ont été rejetées par les Sadducéens qui considèrent que seules devraient être tenues pour valables les règles qui y sont écrites et que celles qui sont reçues par la tradition des pères n'ont pas à être observées », Flavius Josèphe, Antiquités juives, XIII-297.

Du moins, jusqu'au moment où il leur faudra se faire une raison : au lendemain de la prise de Jérusalem et de la destruction du Temple par les Romains et du transfert, avec l’autorisation de Vespasien, du Sanhedrin à Yavné sous la direction de Rabban Yoanan ben Zakkaï – dont l’un des premiers gestes sera de remplacer les offrandes et les sacrifices, désormais privés de lieu, par la prière...

[11] Il ne faut pas sous estimer l'importance du rejet de l'allure traditionnelle : le préjugé «racial» est souvent, et contre toute apparence (!), d'abord un préjugé de classe. « Pour les Jacobins radicaux, par exemple, la barbe du juif (tout comme celle de l'anabaptiste) et la perruque de la juive mariée étaient inacceptables, parce qu'elles étaient signes de fanatisme, par conséquent de manque de soutien pour la Révolution... Sous l'autorité de Grégoire, la Révolution a conduit un assaut contre les dialectes régionaux... l'homogénéité linguistique comme préalable à l'homogénéisation culturelle... Comme l'a noté Lynn Hunt, 'Pendant la Révolution, même les plus ordinaires des objets et coutumes sont devenus des emblèmes politiques... On pouvait reconnaître un bon républicain à la façon dont il s'habillait' », Paula E. Hyman, op. cit., pp. 32-33. La citation est tirée de Lynn Hunt, Politics, Culture in the French Révolution, University of California Press, 1984, pp. 53-81.


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Illustration :

Dinner at Haddo House, Alfred Edward Emslie, Londres National Portrait Gallery. © Superstock.



Portraits de Juifs fin de siècle… [2] © copyright 2000-2011 Richard Zrehen

jeudi 21 avril 2011

Portraits de Juifs fin de siècle… [1]



En pleine affaire Dreyfus, alors que font rage les polémiques en France métropolitaine et les émeutes anti-juives en Algérie, Georges Clemenceau (1841-1929) raconte ses rencontres, vraies ou imaginées, avec des enfants d’Israël, écartelés entre Orient et Occident, et fait paraître, en 1898, Au pied du Sinaï, « ouvrage particulièrement réaliste sur les mœurs de la communauté [?] juive », selon Wikipédia

Moïse de Goldschlammbach, riche baron né à Caracas [un de ces enfants de Juifs européens en situation précaire, envoyés en masse en Amérique du Sud dans le dernier tiers du XIXe siècle par le libéral et généreux baron de Hirsch, qui voulait les détourner de la Palestine favorisée par son grand rival, le baron de Rothschild], converti au catholicisme par un père soucieux de le voir « réussir ». Schlomé, dit le batailleur, fier et pauvre tailleur galicien, épris de justice et d’égalité. Mayer, vendeur itinérant, pour ne pas dire colporteur, plein de hutzpah, capable de forcer la plus résistante des portes. Des hassidim polonais qui prennent les eaux en Tchéco-slovaquie, à Carlsbad (aka Karlovy Vary) et ont établi leur propre oratoire par défiance de la synagogue (réformée ?). Un Israélite qui retourne au shtetl pour se recueillir sur la tombe de son père. D’autres encore : modernistes, traditionalistes, ou les deux à la fois.

Clemenceau passe ainsi de Paris à Vienne, de Cracovie à Busk (Galicie), et le regard acéré qu’il jette sur ses frères en humanité – ce qu’il proclame bien haut, à contre-courant de l’époque, en pleine passion restrictivement « identitaire » – est quelquefois bien sévère : ce républicain convaincu a peu de sympathie pour la bien-pensance et le capitalisme, et son anticléricalisme radical n’épargne aucune Eglise…

J’ai re-publié en 2000, dans la collection L’Arbre de Judée, ce surprenant petit livre, injustement oublié ; il est rapidement redevenu indisponible, non en raison d’un succès de librairie [!] mais à cause d’un malheureux accident : l’entrepôt des Belles Lettres à Gasny (Eure), où la quasi-totalité du tirage était stockée avec nombre d’autres beaux ouvrages, a brûlé en 2002, et la nouvelle carrière de ce « carnet de voyage », édifiant à plus d’un titre, s’est brutalement interrompue !

Au pied du Sinaï devrait reparaître à l’automne 2011. En attendant, je reproduis ici mon Avant-propos, amendé*.


* Les pages citées en référence sont celles de l’édition des Belles Lettres.


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AVANT-PROPOS

Georges Clemenceau (1841-1929), médecin, journaliste, patron de presse, grand voyageur, écrivain élu à l'Académie française en 1918, homme politique depuis 1870, anticlérical convaincu (dès 1876, député radical-socialiste (anti-collectiviste) du XVIIIe arrondissement, a très tôt mis à son programme la séparation de l'Eglise et de l'Etat), anti-colonialiste, dreyfusard de la première heure – il est l’inventeur du terme « Intellectuels » pour désigner ceux de son « camp » (directeur politique de L'Aurore, il publiera en 1898 le J'accuse de Zola) , est une de ces belles figures de la IIIe République, universaliste, tolérante, qui symbolise au mieux l'esprit de justice et de progrès social associé à la gauche française.

Pour nos automatismes fin XXe-début XXIe siècles, ce progressiste ne semble pouvoir être soupçonné d'aucun préjugé à l'égard des enfants d'Israël.

Aussi, quand on lit ces récits, mêlant fiction et reportage, rassemblés sous le titre Au pied du Sinaï et publiés au moment même où la haine anti-juive, retrouvant une certaine jeunesse sous le nom d'anti-sémitisme se donne libre cours en France métropolitaine et dans les départements français d'Algérie[1], s'attend-on à rencontrer essentiellement pittoresque, drôlerie, gravité même, mais s'enlevant sur un fond de sympathie générale qu'on admet tout-à-fait pouvoir être nuancée de persiflage – style et réalisme obligent...

Quelle surprise alors de rencontrer sous la plume de Clemenceau des thèmes et des enchaînements qui nous paraissent, aujourd'hui, appartenir au pathos des autres, de ceux qui n'ont jamais admis la citoyenneté française comme contrat et lui préfèrent le sang et la terre, de ceux qui désirent un corps social fantasmé comme unité organique homogène, de ceux qui haïssent l'étranger indigeste : les ennemis jurés de la République, les antisémites.

Quel fiel inattendu chez ce progressiste patenté, encore si fortement christianisé...

L'argent en trop grande quantité, maladie et tentation juive, non seulement éloigne de soi, aliène (comme disait le pauvre jeune Marx, à l'époque où il s'apprêtait à publier l'infâme et simpliste Question juive), mais déshumanise ; le baron Moïse de Goldschlammbach, mi-Rothschild, mi-Hirsch, sans propos, désincarné, dont les généreuses contributions à d'innombrables œuvres charitables et institutions religieuses sont frappées de nullité, parce qu'elles ne lui coûtent, au fond, rien (p. 9)... Pur « pharisaïsme », comprendre hypocrisie (p. 10). Seule la chair souffrante ramène, mais trop tard, à la communauté des hommes. Le baron Moïse se rapproche de ses « semblables » au moment où, après s'être imposé un jeûne prolongé, frappé de folie, il vole un pain (cum panem : compagnon, disciple de Jésus, avec qui on partage le pain...) et meurt d'avoir éprouvé la Présence réelle sous l'espèce de la faim (p. 26).

Le Juif traditionnel est « crasseux » (pp. 72-73, p. 84, p. 91) ; il est l'incarnation du « pharisaïsme odieux à Jésus » (p. 65) ; il est habité par le « fanatisme talmudique » (p. 30). Les Juifs, même pauvres, distinguent les moins pauvres d'entre eux, « [des] richards... [pouvant] bien posséder un capital d'un millier de francs » devant qui ils s'inclinent, et les autres, qu'ils maltraitent, comme Schlomé le batailleur. Etrange témoignage – « C'est une histoire véridique que je vais raconter. Je l'ai écrite sous la dictée d'un témoin... » (p. 27) –, plein d'erreurs ou d'invraisemblances : Schlomé, pauvre père de famille nombreuse, est enrôlé de force dans les armées du tsar à la place d'un autre Juif, un « nanti » ayant pu s’offrir sa dispense, quand seul un célibataire peut être considéré pour cet échange (avec son accord et contre dédommagement), selon la Loi rabbinique (p. 32). « Comment s'exposer à sacrifier quelqu'un de ces richards qui possédaient jusqu'à cinq ou six cents francs de capital ? » (idem). Déclaré observant[2], Schlomé porte, sous son châle de prière, un sabre le jour du Kippour, où porter quoi que ce soit est rigoureusement proscrit, où apporter même un schofar, s’il ne s’en trouve pas un dans l’enceinte où doit se tenir le service, est interdit, et le brandit en pleine synagogue pour obtenir justice, etc.

Cela doit suffire à mettre en question quelques uns de nos automatismes d'enchaînements culturels-politiques : ils ont une histoire…

Il faut commencer par rappeler que Clemenceau, venu de l’extrême-gauche non collectiviste, et qui avait souffert dans sa carrière politique d'être régulièrement associé, c’est-à-dire accusé d’être « vendu », à la « finance juive » par la presse ultra-nationaliste (notamment La Libre Parole de Drumont et La Cocarde de Maurice Barrès) à l'occasion du scandale de Panama[3] cela lui vaudra un duel avec Paul Déroulède[4] , n'hésitera pourtant pas à s'engager aux côtés de Zola, de Bernard Lazare et des frères Reinach pour défendre Dreyfus. Un anti-capitaliste légaliste et des Juifs modernistes, des Israélites ! Compagnie fort intéressante.

Un anti-capitaliste, on croit savoir ce que c'est : un adversaire résolu de cette grande machine acéphale et glaciale qui isole les hommes, les broie, leur ferme le cœur et leur fait perdre jusqu'au sentiment d'appartenance, à une famille, à une classe, à une nation, à l'espèce même.

Mais qu'est-ce qu'un Israélite ? Un Juif français fier, émancipé, un citoyen à part entière, désireux de souscrire à toutes ses obligations civiques, qui a, avantageusement à ses yeux dessillés par la Civilisation, échangé l'appartenance à une nation, certes en exil, mais dotée de son droit, de ses tribunaux, de sa langue d’étude et de culte, de ses coutumes et de ses docteurs, nation de petite taille, il est vrai, particulariste[5] et pratiquant l’endogamie, contre la pleine appartenance à la République française universaliste, convaincu qu'il n'y a là ni perte[6] ni trahison, bien au contraire, grand et décisif progrès : la République française, selon l’Israélite, accomplit le judaïsme (dont la tâche est désormais achevée[7]) tel qu'en lui-même l'enquête historique le révèle, dans la pureté de l'inspiration des Prophètes, une fois mis à part les ajouts et déformations « intéressées » des rabbins[8].

Un Israélite est donc un Juif partisan de la confessionnalisation[9] de sa tradition, de sa déterritorialisation imaginaire – il ne se considère plus en Exil, a abandonné la référence à Jérusalem et à la « Terre sainte », rejette le sionisme naissant de Herzl et se rit des interdits alimentaires, archaïsmes ou tabous ; plus techniquement, un Juif qui a milité pour l’introduction de l’orgue et la suppression de la séparation entre hommes et femmes dans la synagogue, où le français a remplacé l’hébreu comme langue d’un service raccourci, dans lequel la cantillation n’a évidemment plus sa place, etc. – et de sa reterritorialisation « concrète » dans l’Hexagone. Israélite renvoie délibérément à la période d’avant la conquête du pays de Canaan, d’avant l’installation en Judée : l’Israélite est un patriote.

Inversement, qu'est-ce qu'un Juif, sinon un esprit étroit et borné, un retardataire, un ami des Ténèbres, un ingrat persistant à se tenir à l’écart, en un mot, un fanatique. Une sorte de sophiste, un coupeur de cheveux en quatre, mieux un métèque[10]. Décidément infréquentable pour un fils des Lumières.

Un anti-capitaliste qui se respecte n’aime pas les banquiers, Juifs ou pas – mais un banquier israélite, mutant difficilement classable ? Et Zola a écrit L’Argent, mais aussi Paris (1898), qui raconte à sa façon le scandale de la Compagnie de Panama[11]…

Et les Israélites ? Eh ! bien ! Banquiers, professeurs ou artistes, anarchistes, modérés ou même franchement de droite, ils partagent les préventions « éclairées » de Clemenceau, ne souffrent pas les « Juifs », ne veulent pas avoir de commerce avec eux, ne veulent pas être confondus avec eux[12]


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A suivre…

Notes :


[1] Des émeutes meurtrières – auxquelles participent colons enragés contre le « traître » Dreyfus et le décret Crémieux de 1870 accordant la citoyenneté française aux Juifs d’Algérie, et certains « indigènes » en mal d’« assimilation [!] – à Alger en 1896 et 1898, à Oran en 1897, l’élection de plusieurs députés sous l’étiquette « antisémite » en 1898, notamment celle de Drumont, l’auteur de La France Juive… Voir, à ce propos, le roman d'Abraham H. Navon, Joseph Perez (L’Arbre de Judée, Les Belles Lettres, 1999), notamment le chapitre XIX.

[2] Observant, de préférence à croyant, puisqu’il est essentiellement question de suivre les prescriptions positives et négatives d’une Loi aimée pour elle-même et réputée « parfaite », de l’étudier pour mieux les suivre, moins de se soucier de son origine (sauf pour les plus savants et les plus aguerris, et encore, avec précaution), souci qui ne dispense l’observant ni d’accomplir ni d’inaccomplir…

[3] En 1888, la Compagnie Universelle du Canal Interocéanique de Panama, fondée par Ferdinand de Lesseps, était au bord de la faillite. Pour lancer un emprunt destiné à la renflouer, la Compagnie avait besoin de l'autorisation du Parlement. La Chambre des Députés la lui accorda avec beaucoup de réticence, mais la mauvaise publicité entraînée par les débats fit capoter l'affaire et la Compagnie fut mise en liquidation en 1889.

L'enquête judiciaire qui suivit établit que des parlementaires (le nombre de 150 circula avec insistance) avaient accepté des dessous-de-table pour apporter leur vote au projet. Un ancien ministre des Travaux Publics, Charles Baïhaut, fut ainsi condamné à cinq ans de prison après avoir admis la réalité de la charge.

La corruption avait été organisée par le baron (juif) Jacques de Reinach, financier, qui mettra apparemment fin à ses jours en 1892, et par deux personnages louches (juifs), Léopold Aaron dit Arton et Cornélius Hertz, auquel Clemenceau était associé : J. de Reinach était actionnaire de son journal, La Justice et on accusa Clemenceau d'avoir, par l’intermédiaire de Reinach, reçu de l'argent des Anglais pour combattre l'agitation en faveur du général Boulanger, héros de la droite anti-républicaine. D'après l’Encyclopaedia Britannica.

[4] Paul Déroulède (1846-1914), militaire ayant participé à la répression de la Commune, poète, dramaturge, romancier, Boulangiste, chantre de la droite ultra-nationaliste et revancharde (i.e. anti-allemande), auteur des Chants du Soldat (recueil dans lequel figure le célèbre Clairon : « Le ciel est bleu, la route est large, le clairon sonne la charge, c’est un rude compagnon… »), des Nouveaux Chants du Soldat et co-fondateur de la Ligue des Patriotes (1882), à laquelle appartiendront un temps Victor Hugo, Félix Faure et Gambetta

Le duel au pistolet se terminera bien : aucune des balles tirées n’ayant atteint sa cible.

[5] « Aman [fils de Hammedeta, l’Agaguite] dit au roi Assuérus : ‘Il y a un peuple dispersé et [vivant] à part au milieu des peuples… [ses] lois diffèrent de [celles de] tous les peuples’… », Livre d’Esther, III, 8.

[6] Question délicate entre toutes que celle de la « perte », bien difficile à trancher : notons simplement qu’en abandonnant les marquages symboliques de sa tradition et les comportements qu’ils commandent, en choisissant l’« esprit » contre la « lettre », l’Israélite perd le contact avec un certain enracinement de l’oralité dans le corps, avec la matérialité du signifiant et déplace décisivement l’attention vers le contenu imaginaire des récits qui « justifiaient » ces marquages, leur « véracité », c’est-à-dire leur conformité à un référent réel (historique, sociologique, scientifique) étant désormais soumise à examen critique, et leur « valeur » pédagogique s’en trouvant méconnue ou oubliée…

[7] Un peu à la manière des hégéliens et post hégéliens estimant, au début du XIXe siècle, que le christianisme a accompli sa tâche en Allemagne, qui était d’éduquer les peuples Germains en temps d’obscurité, c’est-à-dire pendant les longs siècles d’inexistence politique autonome, et qu’il appartient désormais à la Philosophie, non seulement de dire la vérité de la religion, de toutes les religions, mais surtout de prendre le relais. A la fin du XIXe siècle, la souveraineté politique acquise, certains hégéliens, dits « de gauche », considéreront que l’Etat est mieux armé pour prolonger cette œuvre pédagogique…

[8] « 'Je suis juif infiniment peu, je suis bibliste' » (James Darmesteter, cité par S. Reinach)... Comme Renan, Darmesteter condamnait la loi mosaïque qui, à ses yeux, entraînait l'isolement des Juifs et même leur obscurantisme. Ce qui pour lui était source de progrès dans le judaïsme... c'était l'éthique généreuse et universaliste qu'il découvrait dans l'enseignement des Prophètes... La Révolution ‘réussit à briser la barrière de séparation entre le Juif et le Chrétien' ; on pouvait dès lors considérer que la tâche des Juifs était achevée et que, par conséquent, le peuple juif cesserait d'avoir une histoire séparée. Depuis l'Emancipation, 'il n'y a plus de place pour une histoire des juifs en France ; il n'y a plus qu'une histoire du judaïsme français, comme il y a une histoire du calvinisme ou du luthérianisme français, rien d'autre et rien de plus. » Michael R. Marrus, Les juifs de France à l'époque de l'affaire Dreyfus, préface de P. Vidal-Naquet, Calmann-Lévy (1972), pp. 126-127.

James Darmesteter (1849-1894), Juif lorrain, normalien, philologue, orientaliste (spécialiste de l’iranien ancien), enseignant au Collège de France puis directeur d'Ètudes à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes, élève de Renan, est le grand théoricien de l'assimilation des Juifs dans la nation française. Il est le frère du philologue Arsène Darmesteter (1846-1888).

[9] Selon l’expression de Dominique Schnapper, Juifs et Israélites, Paris, Gallimard, 1980.

[10] Du grec metoïkos : étranger établi à demeure dans une ville grecque, astreint à certaines redevances, outre le paiement des impôts ordinaires, sans avoir droit de cité. A la condition d'avoir un patron, citoyen désireux de répondre de lui, il était protégé par la loi dans le libre exercice de son commerce ou de son industrie...

[11] « Le roman s'inspirait du krach [...] de la Compagnie de Panama, dont l'agent financier était le baron Jacques de Reinach... Le parallèle entre l'affaire et l'intrigue romanesque a occulté le fait que Joseph, Salomon et Théodore [Reinach] servirent, mutatis mutandis, de modèles aux personnages du romancier. Thomas, Antoine... et François ». Hervé Duchêne, Emile Zola, Ernest Bersot, Salomon Reinach, Notre Ecole Normale, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. 44.

[12] Voir, à ce propos, le très éclairant ensemble romanesque de Jacob Lévy [un pseudonyme…], Les Pollacks, Les Demi-Juifs, les Doubles-Juifs, les Chrétiens (1925-1928), Paris, L’Arbre de Judée/Les Belles Lettres, 1999.


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Illustration :


Dinner at Haddo House, Alfred Edward Emslie, Londres National Portrait Gallery. © Superstock.



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