La répudiation, par ces Sadducéens en négatif[1], du Talmud, garant de la lecture-interprétation droite des Ecritures selon les Docteurs de la Loi, contre les replis spiritualistes mais aussi contre l'abdication politique, était sans doute inévitable dans ce contexte de normalisation-homogénéisation militante[2].
Ce qui s’était passé autrefois au lendemain de la défaite face aux Romains – perte de souveraineté « subie » –, le christianisme prétendant à conserver/généraliser le judaïsme par déplacement de son ordre de validité, en l'intériorisant, se répétait dans la perte de souveraineté désirée (l'accès à la citoyenneté des Juifs impliquant la dissolution de la nation juive en tant que telle, comme l'avait déclaré le Grand Sanhédrin réuni par Napoléon en 1807), la République-Messie assumant et dépassant le judaïsme pour ceux des Juifs appelés à renaître en elle...
Cette « christianisation »[3] du Politique explique certainement pourquoi les Israélites lui ont voué un tel culte, pourquoi aussi ils ont mis du temps (jusqu'aux camps de Drancy, Pithiviers, Beaune-la-Rolande ? jusqu’à certaine conférence de presse du général De Gaulle en novembre 1967 ?) à se rendre compte que la République était un régime très aimable, certes, mais loin d’être parfait, qu’elle n’était pas une entité transcendante, que ses imperfections n'étaient pas des accidents de sa substance immaculée mais sa vérité même, qu’en elle l’Histoire, c’est-à-dire le très contingent, survivait. Qu’elle appelait donc bienveillance mais aussi scepticisme et pragmatisme, comme il convient à un monde désenchanté ; un jugement au coup par coup, pas un assentiment de principe.
Ayant précisé cela, on peut revenir, par exemple, à Salomon Reinach, un temps vice-président de l'Alliance Israélite Universelle, qui voulait abolir la cacheront (l’ensemble des lois alimentaires) survivance de tabous d'un autre âge ; qui voulait aussi que l'on célébrât le chabat le dimanche...
« II s'intéressait à ce qui rendait les Juifs semblables aux autres peuples, à la contribution du judaïsme à la marche de l'humanité, plutôt qu'à ce qui mettait les Juifs à part.
Ainsi, Salomon Reinach s'est constamment opposé à ce qui, selon lui, exagérait la singularité juive. Son dégoût pour les Juifs d'Afrique du nord et ceux d'Europe de l'est, 'masses crasseuses', était caractéristique. Des Hassidim, Reinach disait : « Ils constituent des communautés hostiles à l'esprit moderne ; leur forme de culte, bruyante et désordonnée, a toutes les apparences d'une frénésie religieuse »[4].
On l’a dit, on le répète : Clemenceau partage avec nombre d’Israélites éminents de l'époque quelques idées, perceptions et perspectives qui peuvent paraître étranges à distance – à qui ne fraye pas avec leurs héritiers, qui continuent de s’y reconnaître largement… – mais qu'il n'est du coup pas facile de lui reprocher.
On en a mentionné quelques unes, en voici d'autres : « Pourquoi faut-il que sous ses beaux dehors, on devine le fonds commun d'asiatique [!] négligence du corps ? » (pp. 72-73) ; « Le manteau de prière, qu'on reçoit à treize ans et dans lequel on est enseveli, ne doit jamais être lavé. L'esthétique de la cérémonie n'est pas sans en souffrir » (p. 51).
Mais aussi : « Combien d'autres signes de races diverses l'ethnologue ne rencontrerait-il pas encore chez ce peuple, beaucoup plus mélangé qu'il ne le croit lui-même et que ne le prétendent ceux qui lui font la guerre ? » (pp. 47-48).
Clemenceau est contemporain d'une spiritualisation du judaïsme français[5] expressément voulue par une partie de l'élite juive (la transformation du judaïsme en confession, en religion du cœur à la façon chrétienne, par l'abandon délibéré, non seulement du rituel mais aussi de l'observation des commandements « remplacée » par la foi) et d'une ethnicisation des Juifs (leur prétendue appartenance à une race orientale-asiatique, leur caractérisation comme Sémites, à laquelle Clemenceau ne souscrit pas entièrement, on vient de le rappeler) dont nous ne sommes peut-être pas encore tout-à-fait sortis : en raison de la Shoah, plus encore de l’existence (souvent contestée selon quelques unes des lignes évoquées ici) d’un Etat d’Israël – fondé par des athées, dont les citoyens ne sont pas tous Juifs, dont les citoyens juifs sont loin d’être majoritairement observants – qui se proclame « juif ».
Raisons de plus pour cheminer avec Clemenceau, le républicain progressiste, le voyageur à la plume alerte, au pied de la montagne d'où est venue la Loi, quitte à perdre le confort de quelques uns de nos automatismes d'enchaînements culturels-politiques...
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[Pour mettre en appétit ceux qui attendent avec intérêt [!] le retour de cet ouvrage de Clemenceau dans les bacs des libraires, je reproduis ci-dessous le début des aventures d’un de ses héros]
LE BARON MOÏSE
Le baron Moïse de Goldschlammbach était riche, très riche, trop riche. Il tenait cela de son père, le baron Eliphas, ancien courtier en tabacs de contrebande qu'un navire portugais sauva de la police belge en rade d'Ostende, pour le déposer dans la baie fiévreuse de Santos, ayant, pour toute fortune, en portefeuille une traite douteuse sur un incertain trafiquant de cafés.
Toutes les Républiques sud-américaines connurent tour à tour, sous des aspects divers, le méprisable juif Eliphas, marchand de tout ce qui se peut vendre, dont un inouï coup de fortune fit le baron du Pape le plus honorable et le plus honoré de Caracas.
Le hasard d'un engagement scrupuleusement tenu lui avait attiré l'estime d'un José Ramon y Lopez qu'une révolution triomphante mit à la tête de certaine entreprise de chemins de fer, doublée du creusement d'un port. L'affaire fut conçue dans des proportions grandioses pour satisfaire amplement les meutes affamées des partis en querelle. Le commun accord permit tout ce qu'on voulut. Par malheur, José Ramon y Lopez mourut subitement au sortir d'un dîner intime avec son associé Eliphas, dont l'universelle confiance avait fait le prête-nom de tous ceux qui n'avaient pas besoin de se laisser voir. On ne retrouva rien sur Ramon du paquet de contre-lettres qu'il devait distribuer le soir même, et tout ce qu'on put découvrir chez le mort, où Eliphas se cognait la tête contre les murs en pleurant son ami, ce fut un primitif contrat, remontant aux origines de l'affaire, qui laissait le survivant en possession de tout.
Ce fut d'abord un cri de terrible fureur, mitigé d'involontaire admiration. On reconnut aussitôt cent vices de forme dans la concession de l'entreprise. On dénonça le traité, on plaida, on parla de légiférer. Ce fut alors que se révéla un don singulier d'Eliphas, le don de la persuasion dorée. Dès que ce diable d'homme entrait en conversation avec un de ses adversaires, si puissant qu'il fût, sa cause était gagnée, on ne sait ni comment ni pourquoi. Sans doute, l'éblouissement des millions dont l'heureux partenaire de Ramon était provisoirement détenteur, et la conviction répandue que rien ne lui ferait lâcher prise. Conviction parfaitement justifiée d'ailleurs, car, en moins de cinq ans, Eliphas eut gagné tous ses procès, et s'installa paisiblement dans une fortune démesurée.
Riche, l'homme demeura modeste et bon. Il allait comme autrefois de par les villes, achetant, vendant, spéculant, prudemment gardé par deux colosses qui ne lâchaient pas son ombre. Nulle envie d'attirer l'attention par un luxe provocateur. Aucun goût de dépenses. Des dons aux institutions charitables, aux synagogues, aux églises du Christ, le faisaient bien voir de tous. Dans un de ses voyages, l'évêque de Caracas lui persuada de se convertir, et il s'y résolut sans peine dès qu'il eut compris tout ce qu'y pouvait gagner son fils, le jeune Moïse, qui fut expédié dare dare aux Pères Jésuites de Cordoue.
L'héritier d'Eliphas trouverait sa vie faite. Abondamment muni du côté de la banque, il ne s'agissait plus que de le pourvoir aussi richement en considération. Ce fut dans l'espoir de montrer qu'il ne comptait point seulement sur la puissance de l'or pour pousser sa progéniture dans le monde, qu’Eliphas[6] se laissa suggérer l'idée d'acheter au Pape un titre de noblesse. Encore ne voulut-il jamais viser plus haut qu'une simple baronnie. Faut-il y voir, comme on l'a prétendu, une adroite flatterie aux grands rois de sa race, dans l'espoir de se faire pardonner, s'il était possible, son apostasie ?
Comme Henri IV, converti, demeura indulgent à ses huguenots obstinés, Eliphas secourut en sous main ses anciens coreligionnaires, et s'assura la bienveillance d'Israël, tout en bâtissant des cathédrales en l'honneur de la Sainte Vierge et de la Trinité…
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Notes :
[1] « Les modernistes s'opposaient... au littéralisme religieux (ou 'fondamentalisme') et au ritualisme. S'opposer au littéralisme doctrinal et scripturaire revient, en fait, à affirmer la primauté de l'interprétation symbolique des doctrines traditionnelles et de la bible », Ivan Strenski, Durkheim and thé Jews of France, op. cit., pp. 63-64. On sait que les Sadducéens s'en tenaient à la lettre des Ecritures et refusaient presque toutes les interprétations ou extrapolations des Sages du Talmud, contrairement aux Pharisiens : « Les Pharisiens ont transmis au peuple certaines règles qu'ils tenaient de leurs pères, qui ne sont pas écrites dans les lois de Moïse, et qui pour cette raison ont été rejetées par les Sadducéens qui considèrent que seules devraient être tenues pour valables les règles qui y sont écrites et que celles qui sont reçues par la tradition des pères n'ont pas à être observées », Flavius Josèphe, Antiquités juives, XIII-297.
Du moins, jusqu'au moment où il leur faudra se faire une raison : au lendemain de la prise de Jérusalem et de la destruction du Temple par les Romains et du transfert, avec l’autorisation de Vespasien, du Sanhedrin à Yavné sous la direction de Rabban Yoḥanan ben Zakkaï – dont l’un des premiers gestes sera de remplacer les offrandes et les sacrifices, désormais privés de lieu, par la prière...
[2] Il ne faut pas sous estimer l'importance du rejet de l'allure traditionnelle : le préjugé «racial» est souvent, et contre toute apparence (!), d'abord un préjugé de classe. « Pour les Jacobins radicaux, par exemple, la barbe du juif (tout comme celle de l'anabaptiste) et la perruque de la juive mariée étaient inacceptables, parce qu'elles étaient signes de fanatisme, par conséquent de manque de soutien pour la Révolution... Sous l'autorité de Grégoire, la Révolution a conduit un assaut contre les dialectes régionaux... l'homogénéité linguistique comme préalable à l'homogénéisation culturelle... Comme l'a noté Lynn Hunt, 'Pendant la Révolution, même les plus ordinaires des objets et coutumes sont devenus des emblèmes politiques... On pouvait reconnaître un bon républicain à la façon dont il s'habillait' », Paula E. Hyman, op. cit., pp. 32-33. La citation est tirée de Lynn Hunt, Politics, Culture in the French Révolution, University of California Press, 1984, pp. 53-81.
[3] Plus précisément, il s’agit d’une forme de protestantisme : la volonté de réforme « religieuse » et le refus de passer par l’examen des sources traditionnelles avant de s’exprimer, en ne s’autorisant que de soi-même, sur quelque sujet en étant les plus sûres indications. Il faudrait même peut-être parler de « forme de luthéranisme » tant Hegel semble inspirer ces « réformateurs », souvent d’origine allemande et/ou germanophones : par exemple, « assume et dépasse » exprime assez adéquatement l’Aufhebung (La relève ou suppression-conservation-rehaussement) qui est au cœur de la dialectique hégélienne.
[4] Ivan Strenski, op. cit., p. 73. C'est aussi l'opinion de Clemenceau (voir, ici-même, pp. 51-54) et celle des Mitnagdim (opposants aux Hassidim)... Strenski ajoute en note (p. 183) : « Le dégoût de Reinach pour les habitudes hygiéniques des juifs nouveaux venus était authentique. Il ne manquait jamais de stigmatiser le manque d'hygiène chez les nouveaux immigrants, quand ces pauvres bougres, pieux, faisaient d'énormes efforts pour atteindre à la pureté rituelle », et renvoie au livre de S. Reinach, Cultes, mythes et religions. – Ce dégoût a priori semble indiquer que « sale Juif » permet à l’Israélite S. Reinach de nommer un irreprésentable particulièrement menaçant…
[5] A peu près au même moment, une évolution semblable peut s’observer, principalement en Allemagne, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, où le judaïsme réformé prend durablement pied, à une nuance près : les « Israélites » de ces pays semblent moins hostiles au sionisme que leurs homologues français. Influence de l’ambiance protestante ?
[6] Le texte porte « Moïse » mais il s’agit bien d’Eliphas, comme le contexte le suggère.
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Illustration :
Dinner at Haddo House, Alfred Edward Emslie, Londres National Portrait Gallery. © Superstock.
Portraits de Juifs fin de siècle [3] © copyright 2000-2011 Richard Zrehen