samedi 27 mars 2010

Savoir-vivre, pierre & jardin



Ne pas reconnaître le mérite de quelqu’un, surtout s’il s’agit d’un leader politique, peut être blessant. Il est donc possible que la secrétaire d’Etat américaine, Mme Rodham-Clinton, ait heurté les sentiments du président de l’« Autorité palestinienne », M. Mahmoud Abbas, en créditant d’une initiative qui lui appartient entièrement, le Hamas, son ennemi juré.

Mme Rodham-Clinton, en effet, s’adressant lundi 22 mars 2010 aux délégués de l’AIPAC (American Israel Public Affairs Committee), improprement connu sous le nom de « Lobby juif », a attribué « au Hamas » la décision de donner à un square « le nom d’une terroriste ayant assassiné des Israéliens innocents », ajouté : « C’est mal et doit être condamné » et loué M. Mahmoud Abbas, notamment pour son refus de suivre cette voie-là[1].

Attribution erronée : le square en question est situé à Ramallah (à 10 km au nord de Jérusalem), ville sous le contrôle de l’« Autorité palestinienne », et l’admiration de son président, ainsi que celle de son mouvement, le Fatah, pour la « terroriste » ainsi honorée, Dalal Mughrabi [voir dans cet espace Effets d’optique…, mis en ligne le 16 juillet 2008] est ancienne et de notoriété publique.

Quelques rappels :

- Le 11 janvier 2010, M. Siham Barghouti, membre du Fatah et ministre de la Culture [!] de l’« Autorité palestinienne » déclare au quotidien Al-Ayyam : « Honorer les [martyrs] de cette façon [en donnant leur nom à des lieux publics] est le moins que l’on puisse faire pour eux, et c’est notre droit »[2].

- le 17 janvier 2010, M. Mahmoud Abbas déclare au quotidien Al-Hayat al-Jadida, proche du Fatah : « Je ne le nie pas. Bien sûr que nous voulons donner son nom à un square »[3].

- Selon le même quotidien [Al-Hayat al-Jadida, 8 mars 2010], c’est le mouvement de jeunesse du Fatah de M. Mahmoud Abbas qui s’est occupé des préparatifs de la cérémonie[4].

- Durant la cérémonie, M. Tayeb Abd Al-Rahim, secrétaire-général de la présidence de l’« Autorité palestinienne », représentant M. Mahmoud Abbas, a déclaré : « [elle est] le pont sur lequel nous passons sur le chemin de notre liberté » [Al-Hayat al-Jadida, 9 Mars 2010][5].

- Déjà, en 2009, comme le montrent les images diffusées par PA TV [chaîne de télévision du Fatah] le 4 août, l'ancien Premier ministre de l’« Autorité palestinienne », M. Ahmed Qoreï, l’un des principaux négociateurs des « Accords d’Oslo », avait été chaleureusement applaudi lors de la cérémonie d'ouverture de la sixième Conférence générale du Fatah quand il avait déclaré : « Nous avons parmi nous le héros Khaled Abu Usbah, héros de l'opération dirigée par la Shahida Dalal Mughrabi. Nous lui rendons hommage lui souhaitons la bienvenue. Et [nous saluons], l’héroïne, la Shahida Dalal. [Il crie :] Toute la gloire ! Toute la gloire ! Toute la gloire ! Toutes les sœurs ici sont les sœurs de Dalal »[6].


Ni Mme Rodham-Clinton, femme d’expérience et politique avisée, ni les nombreux spécialistes qui peuplent « son » Département d’Etat ne pouvaient ignorer cela, pas plus que les nombreuses autres manifestations publiques d’affection du président de l'« Autorité palestinienne » et de son mouvement, le Fatah, pour la « Shahida », son action, sa « figure ». Qu'est-ce qui a donc pu conduire la secrétaire d'Etat américaine à s'exprimer « fautivement », un lapsus étant inenvisageable ?


Il n’y a encore pas si longtemps, dans les « bonnes familles », quand les invités pré-adolescents du jeune fils de la maison faisaient trop de bruit, la mère, désireuse de mettre fin au tumulte, entrait brutalement dans la chambre de son fils et le tançait vertement, même s’il n’était pour rien dans le vacarme : pour que ça cesse, pour ménager les invités.


Mme Rodham-Clinton aurait-elle fait preuve de cette délicatesse « bourgeoise », en exprimant de façon oblique sa réprobation à la suite de la dédication du square de Ramallah ? Dans ce cas, c’est le Hamas qui, étrangement, tiendrait le rôle du « fils de la maison »…

On imagine que le Hamas a peu apprécié d’être montré du doigt pour une affaire qu’il approuve dans son principe, mais dans la conduite de laquelle il n’a pas eu l’occasion d’intervenir.

La manifestation de sa mauvaise humeur, la mise au point si l’on veut, ne tarderait pas.



*


Vendredi 26 mars 2010, un bataillon de l’armée israélienne a essuyé des tirs de mortiers et d’armes automatiques dans le sud de la bande de Gaza. Le jeudi soir, des hommes avaient été repérés alors qu’ils déposaient des engins explosifs, côté Gaza, près de la barrière matérialisant la frontière avec Israël. Venu en reconnaissance le lendemain, le bataillon est tombé dans une embuscade. Au cours de l’échange de tirs, 2 officiers israéliens ont été tués, et 2 soldats blessés, dont l’un très grièvement ; un civil ‘palestinien’ au moins aurait été tué, et une demi-douzaine d’assaillants seraient blessés.

Vendredi dans la soirée, le Hamas revendiquait l’opération sur son site web, « tranchant ainsi avec l’attitude que le groupe islamiste avait adoptée depuis un an, consistant à éviter la confrontation [directe] avec les Forces armées israéliennes »[7].

Plus tard dans la soirée, « Abou Obeida, porte-parole des Brigades Al Kassam du Hamas, a déclaré à la radio du Hamas que ‘‘les forces de Tsahal étaient tombées dans un guet-apens tendu par des combattants du Hamas à l'est de Khan Younis’’... Il a également dit que ‘‘l'action avait été menée en représailles à l'assassinat [le 19 janvier 2010, à Dubaï] de l’un des fondateurs des Brigades Al Kassam [et agent de liaison entre le Hamas et les Gardiens de la Révolution iraniens], Mahmoud Al-Mabhouh’’, que le Hamas attribue à Israël »[8].

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Notes :

[1] Itamar Marcus & Nan Jacques Zilberdik, « Hillary Clinton’s unfortunate mistake », Jerusalem Post, 24 mars 2010. - Itamar Marcus est directeur de Palestinian Media Watch ; Nan Jacques Zilberdik est analyste à Palestinian Media Watch, http://www.palwatch.org/

[2] Idem.

[3] Id.

[4] Id.

[5] Id. Ce même jour, le vice-président américain, M. Joseph Robinette Biden Jr, en visite officielle à Jérusalem, prenait mal l’annonce de la construction, en discussion depuis plus de 3 ans, de 1 600 logements à Ramat Shlomo, quartier situé au nord-est de Jérusalem, construit en 1996 sur un terrain primitivement destiné à un parking et dans lequel vivent plus de 40 000 Juifs orthodoxes, et déclenchait un incident diplomatique de grande ampleur…

« Selon un reportage diffusé le 8 décembre 2009 par la chaîne israélienne Channel 10, quand, au printemps 2008, Ehud Olmert, l’ancien premier ministre israélien, a offert aux ‘Palestiniens’ 94,5 % de la Judée-Samarie et 5,5% du territoire israélien d’avant 1967, [le président Mahmoud] Abbas a répondu avec sa propre carte, d’après laquelle Israël ne conserverait que 1,9 % des territoires conquis en 1967. Ma’aleh Adumim, Gush Etzion et d’autres quartiers juifs de Jérusalem n’étaient pas compris dans ce 1,9 % ; en revanche, Ramat Shlomo en faisait explicitement partie », Carl in Jerusalem, « Ramat Shlomo: What happened ? », Israel Matzav, 14 mars 2010.

http://israelmatzav.blogspot.com/2010/03/ramat-shlomo-what-happened.html

[6] Id.

[7] Yaakov Katz, « IDF soldier fights for his life at Soroka », Jerusalem Post, 27 mars 2010 – je souligne.

[8] Id. - Le Jihad Islamique a également revendiqué la responsabilité de l’attaque, indiquant qu’elle avait pour but de kidnapper un soldat israélien...


Illustrations :

- Statue de sel ? (Wadi Bratzine, 2010) © Patrick Jelin.

- Passager clandestin © Alain Zimeray.

- Précaire… © Alain Zimeray.



Savoir-vivre, pierre & jardin © copyright 2010 Richard Zrehen

mercredi 10 mars 2010

A rose is a rose is a rose...


Un différend, rappelle le philosophe Jean-François Lyotard dans son ouvrage éponyme[1], n'est pas un litige. Un litige porte sur un objet délimité et peut se dire, y compris de façon désagréable, dans une langue commune aux parties : elles ne sont pas d'accord entre elles mais peuvent chacune formuler leur grief en étant entendue – ce qui ne signifie évidemment pas être approuvée[2] –, les règles de jugement en vigueur peuvent être appliquées, et l'affaire, tranchée. Un différend survient quand il y a dissymétrie d'origine ou nouveauté, quand aucune règle de jugement ne peut prévaloir parce que les critères manquent, fondamentalement, quand il n'existe pas de langue commune aux parties, que leur cause est inaudible l'une par l'autre[3] – sans qu'il soit aucunement question de mauvaise volonté ou de surdité volontaire.

Avec le différend, se profile le tort : « Le tort résulte de l’application de la même règle de jugement aux deux parties lorsqu’un différend survient ; il se produit ''quand les règles du discours selon lesquelles on juge ne sont pas celles du discours jugé''. »[4] Le tort est l'injustice même.


Lyotard donne comme exemples éminents de tort celui résultant du différend d'origine entre l’ouvrier et l’employeur parlant le langage du contrat, ou entre le survivant des camps de concentration et le négationniste parlant le langage de la preuve...


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Plus prosaïquement, il y a différend entre l'employé de la raffinerie Total de Dunkerque (raffinerie non viable dans les conditions actuelles du marché) et la direction du pétrolier Total parlant le langage – inaudible par l'employé – de la nécessité économique. Et pourtant, il faut bien enchaîner – « débloquer la situation & renouer le dialogue » en langue convenue – parce que le temps ne se suspend pas et que les « choses » ne peuvent rester en l'état. Inventer, dans l'urgence et la difficulté, une langue nouvelle pouvant devenir commune, par conséquent, pour éviter la guerre civile. Tâche politique. Ingrate. Éminemment éthique.

D'un autre côté, bien que ce soit autrement disproportionné, il y a eu litige et non différend entre l'Irak de Saddam Hussein et le Koweït, à propos de la possession d'un territoire délimité et, les règles de jugement en vigueur n'ayant pas pu s'appliquer, non par défaut de langue commune – ici, le Droit international – mais parce que l'une des parties ne les a pas respectées et qu'il n'y avait pas d'instance arbitrale susceptible de l'y forcer (l'ONU ? !), il y a eu conflit. Sanglant. Prix non de l'inaudible mais de l'hubris. L'affaire, et ses suites sont connues...





De même, il y a eu précédemment litige, un peu plus sophistiqué, entre l'Argentine et le Royaume-Uni à propos d'un territoire délimité que l'une, plutôt catholique, « européenne » si l'on veut mais souvent tentée par l'autoritarisme, appelle « Iles Malouines » et l'autre, plutôt protestante et hyper-légaliste, « les Falklands ». Ici aussi, les règles de jugement en vigueur n'ont pas pu s'appliquer, non par défaut de langue commune mais parce que l'une des parties ne les a pas respectées et qu'il n'y avait pas d'instance arbitrale susceptible de l'y forcer. Ici aussi, il y a eu conflit. Sanglant. Prix non de l'inaudible mais de l'hubris. L'affaire, et ses suites sont connues...


Et l'on pourrait citer la Chine et Taïwan, la Syrie et le Liban, la Russie et le Japon – mais pas la Chine et le Tibet – comme autres cas de litiges.


Mais ce qui est actuellement pendant entre l'Iran et les pays arabes, comment le nommer ?


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Du temps de l'invasion de l'Iran de l'ayatollah Khomeini par l'Irak de Saddam Hussein, il semblait s'agir d'un méchant litige : l'Irak voulait s'agrandir aux dépens de son voisin, qui ne voulait absolument pas se laisser faire. Et les non-dupes se plaisaient alors à remarquer qu'un pays majoritairement sunnite s'attaquait à un pays chiite[5] – ce qui, en soi, n'était pas rien. Il y a eu là aussi conflit. Particulièrement sanglant et long. Conséquence de l'hubris. L'affaire, et ses suites sont connues pour l'essentiel, parce que tout n'est pas réglé...


Mais aujourd'hui, on peut se demander si c'est aussi le cas quand on apprend ceci, que rapporte la BBC dans son bulletin du 18 janvier 2010[6] :


« Les Jeux de la solidarité islamique qui devaient se tenir en Iran en avril prochain ont été annulés en raison d'un conflit avec les pays arabes à propos du nom du Golfe séparant l'Iran de la péninsule arabique... Ils ont été [provisoirement ?] reportés à octobre. »


« La Fédération Sportive de la Solidarité Islamique (Islamic Solidarity Sports Federation) a déclaré depuis Riyad (Arabie saoudite), à la suite d'une réunion d'urgence de son conseil d'administration, que la branche iranienne du comité organisateur ''avait unilatéralement décidé de porter certaines mentions sur les logos, documents de présentation des Jeux [et médailles] sans en référer à la Fédération...'' »


[En effet, les logos, documents de présentation des Jeux et médailles portent mention du « Golf persique »[7], un golfe que les Etats arabes appellent, pour leur part, « Golfe arabique »[8]].



« L'Iran ''ne s'est pas conformé aux règles de La Fédération Sportive de la Solidarité Islamique... et n'a pas suivi les décisions prises par l'Assemblée générale de la Fédération lors d'une réunion précédente à Riyad'' », précise le communiqué.


« Le comité iranien pour les Jeux a contesté la décision : ''malgré des arguments convaincants présentés au comité de direction de la Fédération Sportive de la Solidarité Islamique, ce comité, regrettablement et sans avancer de raison logique[9], a décidé de ne pas maintenir les Jeux avec l'Iran comme pays organisateur'', a-t-il indiqué. »

Le bulletin de la BBC précise : « Les jeux – qui sont censés renforcer les liens entre les pays musulmans – se sont déroulés, pour la première fois, dans la ville saoudienne de Jeddah en 2005... »




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Le conflit porte sur le nom d'un golfe, pas sur l'étendue de mer elle-même pouvant éventuellement être accaparée, par exemple pour s'approprier les richesses que pourraient recéler ses fonds. Il s'agit donc d'un différend. Qui nous apprend, entre autres, que le « monde arabo-musulman » [expression commode, souvent utilisée dans cet espace, voir par exemple, Un curieux penchant III, mis en ligne le 24 février 2009] n'est pas un monde mais un agrégat hétérogène, ou, ce qui revient au même, qu'il est tout sauf unanime, monde fissuré et non pas seulement par l'hostilité sunnite/chiite, mais par ce qui la travaille et la redouble, l'hostilité arabe/non arabe. – Ici, arabe/perse, qui remonte à une haute antiquité précédant l'Islam.



Déjà, du temps de la guerre Irak/Iran...


« Le régime islamique dans Téhéran, venu au pouvoir en 1979 en dénigrant le nationalisme comme partie d'un complot impérialiste visant à affaiblir la communauté musulmane mondiale (ou l'Oumma), a montré à ses débuts moins d'intérêt pour l'identité persane du golfe que pour la diffusion de son message islamiste », rappelle l'historien israélien Efraim Karsh, commentant l'annulation des Jeux de la solidarité islamique dans le New York Times[10].


Efraim Karsh ajoute : « ''La révolution iranienne n'est pas exclusivement celle de l'Iran, parce que l'Islam n'appartient à aucun peuple en particulier,'' insistait l'Ayatollah Khomeini. » « La lutte continuera jusqu'à ce que les proclamations ''Il n'y a d'autre Dieu qu'Allah'' et ''Mahomet est le messager d'Allah'' résonnent partout dans le monde.


Pourtant, tout comme Staline, qui avait répondu à l'invasion de l'Union Soviétique par les Nazis en 1941 en invitant son peuple à lutter pour la mère patrie [!] plutôt que pour les idéaux communistes... [l'Ayatollah] Khomeini a eu recours à la rhétorique nationaliste pour rassembler ses sujets après l'invasion irakienne de 1980. Il a aussi utilisé la guerre pour justifier une série d'actions militaires et diplomatiques contre de plus petits Etats arabes, comme le Qatar et le Koweït, visant à affirmer la suprématie de l'Iran dans le Golfe. »

A suivre Efraim Karsh, mais il est loin d'être le seul à avoir remarqué ce basculement, la place longtemps occupée par le Turc – qui a dominé jusqu'en 1918 le monde musulman méditerranéen et, particulièrement, une bonne partie du monde arabe – serait occupée depuis 1980 par l'Iran[11].



Ainsi, le nom en dispute, arabique/persique, ne serait pas tant, malgré les apparences, un nom propre renvoyant à un référent unique (comme « l'astre nocturne » et « le plus proche satellite de la Terre » renvoient tous deux à la Lune) mais un signifiant, le nom d'une passion qui s'affirme sans parvenir à se dire.


Les Iraniens (c'est-à-dire les Perses) savent pertinemment que l'Islam a été prêché aux Arabes d'abord, mais ils ne le souffrent pas, ne s'en remettent pas et, rejouant à leur façon le « coup » des premiers chrétiens prétendant être désormais le Verus Israël à la place des Juifs qui ont reçu, bien avant la prédication de Jésus, la Loi au Sinaï – confortés par ceci que, le Temple de Jérusalem détruit par les Romains, les Juifs ne pouvaient plus y accomplir les sacrifices prescrits par la Loi, preuve que la prophétie leur avait été retirée (!) – , affectent de tenir les Arabes pour défaillants – spécifiquement, de ne pas avoir réussi à faire disparaître l'Etat d'Israël, dont il ne faut jamais manquer une occasion de rappeler que 20% de ses citoyens ne sont absolument pas Juifs – et suggèrent, ils ne le formulent pas, qu'ils ont donc perdu la légitimité que leur conférait leur antériorité et qu'il sont eux, les Iraniens (c'est-à-dire les Perses) les vrais chefs de la maison de l'Islam[12], la preuve étant qu'ils sont à la pointe du combat contre « le petit pays » allogène qui fait l'unité et, en même temps, la retarde intolérablement en empêchant qu'un même drapeau, frappé du Croissant, flotte du Maghreb (où il n'y a pas que des arabes) au Moyen-Orient (où il n'y a pas que des musulmans).


Les Arabes, de leur côté, tirent de leur antériorité relativement à l'Islam, un compréhensible sentiment de supériorité sur tous les autres musulmans[13], et supportent mal d'être relégués au rang de seconds, spécialement par des chiites qu'ils ne tiennent pas en grande estime et dont ils redoutent les visées hégémoniques.


Telle serait la passion cherchant à se dire dans cette dispute sur un nom où se fait reconnaître l'antipathique insistance du « racio-ethnique » sous/dans le religieux. Et la guerre, sous une forme ou sous une autre, couverait...


– On peut, bien sûr, estimer que toute cette affaire de différend sur un nom est un peu ridicule et qu'on cherche ici à lui faire signifier beaucoup plus qu'elle n'enveloppe...




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Subsidiairement, le conflit entre l'Etat d'Israël et les 'Palestiniens', de Judée-Samarie et/ou de Gaza, qui reprend/relève le « conflit israélo-arabe » est-il un litige portant sur un territoire délimité, comme semblent le penser, entre autres, le président des Etats-Unis, le secrétaire général de l'ONU, la commission européenne de Bruxelles et le ministre français des Affaires étrangères ou un différend, ce que l'une des parties veut ne pouvant absolument pas être entendu par l'autre et inversement ?


A en juger par le traitement réservé à ceux qui commettent des attentats-suicides, terroristes pour les uns, martyrs pour les autres et leurs supporters, il s'agirait plutôt d'un différend...


Quel serait alors le tort et qui le subirait ? Qui aurait à enchaîner, les « choses » ne pouvant rester en l'état, pour éviter la guerre ? Et encore : est-il même sûr qu'il y ait deux parties, l'une n'existant pas à l'« origine » du conflit qu'elle relève et n'ayant, depuis son invention en 1964, qu'une existence fragmentée ?

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Notes :

[1] Jean-François Lyotard, Le différend, Paris, Minuit, 1983.

[2] Historiette connue du folklore yiddish : dans un shteitel, au début du XIXe siècle, le rebbe reçoit un mari et sa femme, pleins de reproches l'un envers l'autre au point de vouloir divorcer. Le rebbe reçoit le mari d'abord, écoute ses doléances, réfléchit et, après un long silence, déclare : « tu as raison ». Il reçoit ensuite la femme, écoute ses doléances et, après un long silence, déclare : « tu as raison ». La rebbetzin, qui écoutait cachée derrière un rideau, entre dans le shtibel après le départ des plaignants et apostrophe son rebbe de mari : « Tu ne peux pas donner raison aux deux ! ». Le rebbe réfléchit et, après un long silence, dit à sa femme : « tu as raison ».


[3] Cf. Claire Pagès, « Glossaire » in Lyotard à Nanterre, à paraître chez Klincksieck, collection Continents philosophiques, en juin 2010 : « Le différend n'est pas un litige... mais l'absence de langue commune à deux demandes convaincues d'être légitimes. Le différend part d’une idée fondamentale, celle d’une hétérogénéité radicale et irréductible des phrases. Si le régime ou le genre convoqué par une phrase n’a pas cours dans le lieu où cette chose cherche à être dite, il y a alors différend, il y a impossibilité de signifier ce qui cherche à être dit. Il y a asphyxie du sens. Il y a ce que Lyotard appelle une phrase-silence, une phrase-sentiment, une phrase-affect. Le différend est donc l’état d’instabilité du langage et de l’expérience résultant de ce qu’une phrase en souffrance n’arrive pas à se dire selon les régimes ou les genres disponibles, ou de ce qu’un tort ne parvient pas à être simplement posé et reconnu dans les formes de langage et de jugement ayant cours. La survenue de différends ne conduit pas à renoncer à la parole. Le différend est également déterminé comme une exigence, comme ce qui est à phraser et qui comme tel requiert de nouveaux idiomes.

… Un litige est un cas de conflit entre deux parties au moins qui peut être tranché équitablement grâce à une règle de jugement qui est applicable aux deux argumentations. Quand le contexte interdit l’existence de cette règle de jugement applicable aux deux argumentations, il y a différend, défini précisément par l’absence d’une règle commune et reconnue par les deux parties en présence. »

[4] Marie Garrau et Alice Le Goff, « Témoigner du différend ou politiser le tort ? », in Lyotard à Nanterre, op. Cit., qui citent Jean-François Lyotard, Le différend, op. Cit., p. 31.

[5] Le sunnisme est le courant religieux majoritaire de l'Islam. Il représente environ 80% des musulmans quand le chiisme en représente près de 15%.

Le sunnisme vient du mot sunna, la tradition du Prophète, qui comprend ses paroles, ses actes et ses pratiques. Les sunnites considèrent que le Coran, livre révélé au prophète Mahomet, n'a pas été créé et que l'univers et l'histoire sont prédéterminés. Être sunnite, c'est perpétuer la tradition de Mahomet, à travers les législations et pratiques des premiers califes et des compagnons du Prophète dans leur ensemble.

Les chiites prétendent également suivre la sunna mais rejettent les premiers législateurs que suivent les sunnites : ils auraient gravement altéré cette sunna, qui n'est authentiquement sauvegardée, pour eux, qu'à travers la législation et la pratique d'Ali ibn Abi Talib, cousin et gendre de Mahomet, et des Imams de sa descendance.


Les sunnites ne voient en Ali que le quatrième calife, alors que pour les chiites, c'est avec Ali que commence la lignée des Imams. Appartenant à « la maison » du Prophète, ils connaissent et transmettent ses enseignements.


Cette divergence est due à une interprétation différente d'un hadith (communication orale) du Prophète qui invitait les musulmans à suivre « sa sunna et la sunna des califes bien-guidés après lui » : les sunnites considèrent qu'il s'agit là d'une invitation à suivre les 4 premiers califes et les compagnons dans leur ensemble ; les chiites pensent au contraire qu'il s'agit des Imams de la descendance d'Ali.


Le chiisme pratique la méthode du Kalam (raisonnement déductif), qui insiste sur le raisonnement, l'argumentation, le libre arbitre et le caractère créé du Coran, à l'opposé du sunnisme. Les chiites croient en la liberté de la volonté individuelle. L'existence dépend de la présence d'un Imam, vivant intercesseur entre le monde spirituel et temporel, entre Mahomet et les croyants. L'imam est doté de la connaissance (du visible et de l'invisible) et de l'infaillibilité. Le Coran a un sens évident et un sens caché qu'il faut étudier, et que les imams sont chargés de transmettre aux fidèles. Cette importance accordée à l'imam n'a pas d'équivalent dans le sunnisme et explique l'organisation, la hiérarchisation et l'autorité du clergé chiite (par exemple, en Iran). Le chiisme attend et prépare l'arrivée du Mahdi, sorte de Messie « qui comblera la terre de justice et d'équité autant qu'elle est actuellement remplie d'injustice et de tyrannie ». D'après Wikipedia.


[6] « Gulf dispute halts Islamic games », BBC News, 18 janvier 2010, http://news.bbc.co.uk/go/pr/fr/-/2/hi/middle_east/8465235.stm

[7] Le golfe Persique, mer intracontinentale de l’océan Indien séparant l'Iran de la péninsule d'Arabie et s’étendant sur près de 251 000 km², est bordée, au nord-est par l'Iran, à l’ouest et au sud par l'Irak, le Koweit, l'Arabie saoudite, Bahreïn, le Qatar, les Emirats arabes réunis et le sultanat d'Oman ; il communique à l’est avec la mer d'Oman par le détroit d'Ormuz. D'après Wikipedia.


[8] Depuis quelques années, une controverse existe entre l'Iran et les pays arabes au sujet du nom de ce golfe... Les Iraniens considèrent que « golfe Persique » est le nom historique employé depuis l'Antiquité : Limen Persikos des Grecs, Sinus Persicus des Latins, al-Bahr al-Farsi (la mer persique) des géographes arabes médiévaux. C'est celui qu'emploie l'ONU. Le nom du Golfe d'Iran est utilisée par l'Organisation hydrographique internationale...


Depuis les années 1970, l'Arabie saoudite, suivie par les autres États arabes, le nomment « golfe Arabique » ou plus simplement « le Golfe » et rappellent qu'il fut longtemps appelé « golfe de Bassora » (d'après la ville irakienne)... noms controversés, peu couramment utilisés en dehors du monde arabe ; ils ne sont pas reconnus par l'ONU.

Historiquement, « golfe Arabique » était le nom donné à la mer Rouge par Hérodote et Strabon. D'après Wikipedia.

[9] Nous soulignons.

[10] Efraim Karsh, « Muslims Won’t Play Together », New York Times, 28 février 2010, http://www.nytimes.com/2010/02/28/opinion/28karsh.html

[11] Il faut rappeler ici, avec Wikipedia, que le nom Iran, adopté par Reza Shah Pahlavi en 1935, signifie royaume des aryens.A propos du Turc, il n'est pas sûr qu'il ait définitivement abandonné ce terrain : laïque, proche de l'Occident du temps des Pahlavi, méfiant autant qu'eux à l'égard des Etats arabes (et allié de l'Etat d'Iraël), il est devenu « islamiste » et, depuis le début des années 2000, ne regarde plus ni l'Iran ni les Etats arabes (ni Israël) du même œil...


[12] Les déclarations incendiaires, les ambitions nucléaires et l'effervescence entretenue autour du Mahdi, l'Imam caché, doivent être aussi rapportées à ce contexte « idéologique ».


[13] Efraim Karsh, dans l'article cité, fait la remarque suivante, qu'il faut probablement prendre avec un grain de sel :« … non seulement les Arabes se considèrent supérieurs à tous les autres musulmans, mais les habitants de Hijaz, au nord-ouest de la péninsule arabique et lieu de naissance de l'Islam, se considèrent comme les seuls Arabes vrais, et tendent à regarder de haut toutes les autres communautés arabophones. »


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Illustrations :


- Compression 1 © copyright Alain Zimeray.

- Groënland © copyright Patrick Jelin.


- Ouessant © copyright Patrick Jelin.


- Compression 2 © copyright Alain Zimeray.


- Neige à Cannes 1 (février 2010) © copyright Serge Kolpa.


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- Neige à Cannes 5 (février 2010) © copyright Serge Kolpa.





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