vendredi 27 novembre 2009

Le roman-photo, enfant illégitime du roman feuilleton



En juillet 1977, La Quinzaine littéraire prépare son numéro spécial été, intitulé « Du roman populaire à la littérature de consommation ». L’idée me vient de défendre le roman-photo, et ceux qui les lisent, dans l’article qui m’a été demandé – chargé de cours à Paris I-Panthéon-Sorbonne, j’y traite de « paralittérature » – parce qu’il m’arrive de lire avec un plaisir canaille des romans-photos et que plusieurs dossiers d’étudiants ont récemment élargi ma connaissance du sujet.

Parce que, plus sérieusement, une (petite) partie du « gauchisme » est en train d’abandonner l’attitude critique héritée des Lumières et de commencer, sous l’influence notamment de Foucault, Deleuze et Lyotard, à essayer d’apprécier les faits, productions et comportements, aussi peu engageants soient-ils, dans leur positivité plutôt que de les mesurer à ce qu’ils devraient ou pourraient être ; en l’occurrence, les romans-photos n’ont généralement pas bonne presse chez les glitterati

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30 après, il apparaît que ce genre n’avait pas besoin d’être défendu : les Situationnistes l’avaient détourné, le Professeur Choron l’avait pastiché, les publicitaires allaient bientôt le reprendre et les politiques, l’adopter.

La lente entrée dans les consciences de l’éclipse durable de Dieu dont son succès m’avait semblé (et me semble toujours) témoigner a eu un double effet, paradoxalement « libérateur » : douleur et désir aveugle de boucher le trou par n’importe quel moyen, chez les uns ; compétition intense pour occuper la place laissée vacante chez les autres – au nombre desquels plusieurs glitterati… Ainsi, au fur et à mesure que cette « révélation » s’est propagée – l’effacement de la mort, le jeunisme et la chirurgie plastique d’agrément en sont des signes parmi d’autres – ce genre a prospéré bien au-delà de ses frontières : de refuge et îlot stable face à une réalité sociale-sprituelle en bouleversement accéléré, il est devenu sa quasi-norme sous le nom de communication. – Mieux : « com ».

Le développement conjoint des magazines « People »[où il n’est plus question que des actrices ou chanteuses, de Sophia Loren à Sylvie Vartan, prêtent leurs traits à des personnages, mais bien que des « vraies » personnes tiennent leur propre rôle sous l’objectif du photographe], dans un monde où le nombre de ceux qui ont fréquenté l’école a explosé – le recul du rapport à l’écrit….–, et de la politique-spectacle en est le signe le plus évident.

En retirant son privilège à la main qui dessine et colorie, le roman-photo a précipité un changement décisif de référentiel, considérablement atténué la distinction « fiction-réalité », contribuant, avec la télévision, à ce que vienne à se formuler une forte demande de réalisme intégral, de mise-en-scène (devant nécessairement être non-perceptible sous peine de déception sans borne), généralisée à l’ensemble de la sphère publique. – En même temps, la bande dessinée gagnait en ambition et reconnaissance…

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Voici mon article décentré, amendé et contextualisé, paru dans la Quinzaine littéraire n° 261, daté du 1er au 31 août 1977, sous la rubrique « Formes nouvelles ».

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Rares sont ceux qui, traînant avec méthode et obstination aux terrasses des bistrots, n'ont pas discrètement jeté un œil aux titres flamboyants de Détective[1] [« Tapi dans l’ombre, il guette son rival », « Sa maîtresse était un homme », « J’ai dansé sur sa tombe »], le Pschitt orange méditatif à la main pour donner le change. Et qui, perdus d'ennui dans un hebdomadaire d'opinion, n'ont pas envié avec force les innocents qui osent s'afficher avec quelque gras roman-photo qui tache...

« Avec fougue, John colle ses lèvres sur les lèvres frémissantes de la jeune fille qui s'abandonne avec ivresse à ce baiser brûlant de passion et d'amour », (Le Lord et la Hippy). « Je ne déteste pas les riches. Je ne suis pas assez bête pour penser qu'ils sont tous pareils, ou qu'il suffit d'avoir beaucoup d'argent pour devenir méchant », (L’Aube n'a pas souri). « Je veux faire de toi ma femme, Lorna. Je n'ai rien à t'offrir que mon amour fou. Je ne possède rien, je ne suis rien. Que faut-il que je fasse pour te mériter, pour te posséder ? Te kidnapper ? Te prendre de force ? », (Un Bonheur n'arrive jamais seul).

En ces temps passablement troublés, où la fièvre collectiviste en voie de ré-actualisation[2] provoque des irritations brunes chez certains, des bouffées d'inquiétude respectable chez d'autres, comment ne pas être séduit et réconforté par tant de robustes certitudes ? Comment ne pas être sensible à pareille rectitude, à cette extraordinaire tenue de l'écriture, à cette étonnante maîtrise des effets, à cette fraîche sobriété ? Ouragan sur la grève, La Brève nuit de nos amours, Demain est un autre jour, Cruelle incertitude, Le Doute qui tue, La Mariée s'est enfuie, Le Policier au cœur tendre... Lectures des plus roboratives, et propres à faire oublier que ce sont encore des pavés qu'on trouve sous nos plages...

Là, le Bien continue de défaire le Mal, le Bon de réduire le Méchant à merci. Et l’Amour ? Toujours l'Amour : réservé, entravé, contrarié, différé, certes, mais finalement triomphant. Envers et contre tous, qui ne se privent pas d'être nombreux et renouvelés, mais dans de sages limites : c'est ce qui fait la glaciale beauté du genre « roman-photo », autant dire son classicisme. Un rival, une rivale, des envieux redoutables et sournois, un interdit social bienvenu et un […] Prince Charmant. C'est beau comme l'antique !


Enfants illégitimes de nos romans feuilletons du XIXe et du début du XXe siècles, les romans-photos arrivent en France après la 2e guerre mondiale. En 1947, Stefano Reda, journaliste italien, remplace les classiques illustrations par des photographies. Le premier roman-photo est né : [intitulé Au fond du cœur (Nel fondo del cuore), réalisé par Stefano Reda et Giampaolo Callegari, il paraît dans la revue Il Mio Sogno (Mon Rêve). Dans l’un des rôles principaux, la future Gina Lollobrigida…]

C'est une réussite spectaculaire, En 1947, Cino Del Duca, humaniste avisé et futur propriétaire de chevaux [3], crée Nous Deux[, qui publiera son premier roman-photo en 1949]. Suivront Confidences, Intimité et Mode de Paris. Le succès est immense [en 1952, Nous Deux, par exemple, tire à 1.200.000 exemplaires] : les romans-photos envahissent la France, l'Espagne et l'Italie. L'Angleterre semble avoir été relativement épargnée… Cette pénétration ne s'est pas faite sans de sérieuses résistances : les romans-photos sont dits porter atteinte à « l'Amour, à la Famille, au Travail ». Un comité de femmes se créera même dans les années 1950 pour lutter (déjà) contre ces journaux qui « portent atteinte à la dignité de la femme » [4].

Et loin de se démentir, en dépit d'une notable évolution des partages culturels et des modes d'expression, comme il est convenu de dire, le succès des romans-photos va s'amplifiant. Cela implique, au moins, que les romans-photos répondent de façon fort satisfaisante à une demande elle-même amplifiée. Mais, quelle est cette demande, dont la persistance [en irrite plus d’un ?]

On peut remarquer… que les pays touchés, outre le fait qu'ils ont été durement éprouvés par la guerre, ont en commun une forte tradition catholique, populaire et imagée[5]. Par ailleurs, on apprend d'Evelyne Sullerot[6], par exemple, que les principaux consommateurs de ces produits sont « les femmes [de condition modeste et peu instruites], les pêcheurs de morue, les légionnaires et les malades », gens « simples », comme on le voit, auxquels il faut sans hésiter adjoindre la poignée d’« asociaux » […], vaguement esthètes, qu'on pouvait croiser en 1965 au Napoléon le samedi à minuit pour voir les films de Mario Bava et de Riccardo Freda, en 1968 dans les rues pour défendre les projections en V.O. non sous-titrées à la Cinémathèque, et qui, après un passage à l'Obligado pour les westerns de Sergio Corbucci, se sont reconvertis pour certains dans le trafic de Luciféra, Satanik, Diabolik et Sam Bot[7], les 2e et 3e mardis de chaque mois, au Panthéon[8], à l'heure du repas.

Le rapprochement […] de ces deux considérations permet d'avancer la proposition suivante : développée dans une époque où le défaut de Dieu commence à être particulièrement sensible, [et pas seulement] sous l'espèce de l'Absurde au Café de Flore, cette « littérature » ne serait-elle pas la version moderne et pauvre des très anciennes histoires édifiantes qu'on remontrait aux illettrés dans les églises médiévales ? Est-ce cela qui la rend haïssable ? Le bruit ne court-il pas, en dépit des réactions qu'on rapportait plus haut, qu'on y défend la dite morale traditionnelle et le respect des hiérarchies les plus différenciées, qu'on ne s'y autorise d'audaces que très limitées, d'autant plus que les romans-photos sont soumis à censure ?

Les romans-photos ne seraient-ils [que pieux ou cyniques mensonges, faux-témoignages/accomplissements de désir suspects] : que quelqu'un, tout de même, continue de parler, continue d'inscrire au verso [de la vitre] des signes trompeurs que nous déchiffrons au recto ? « Preuve » douteuse que l’arrière-monde n'est pas vide ?

Ou bien, n'auraient-ils pas pour mission (apparemment réussie) de ménager […] une poche de rêve au sein de la réalité sociale pour en détourner, d'entretenir l'illusion que celui qui est ici peut aller là-bas, sur la scène, sans peine ni danger [ni prix à payer] ? Seraient-ils anesthésiques légers, agents d'aliénation ?

Les deux hypothèses, pour distinctes qu'elles soient, convergent : il s'agit bien de reconnaître des histoires et des personnages déjà connus, [signe que le monde est, au fond, inchangé sous les apparences, et que la Providence continue de veiller], ou d'admettre que c'est l'identification [à ces héros que le lecteur n’est pas mais pourrait être] qui assure le succès des romans-photos. Mais qu'on explique par la vicariance[9] ou par l'hallucination, la place du Maître [du Sens, en l’occurrence] ne s'en trouve pas moins maintenue : à l'articulation du Réel et de l'Imaginaire. Qui occupe la place, de droit ou de fait, décide, benoîtement, de leurs frontières…

Cela n'empêche pas de lire, obstinément, les mêmes histoires (car elles se ressemblent toutes), indéfiniment recommencées, aussitôt oubliées. A la manière des enfants, aussi peu dupes qu'eux : [en sachant] bien que le problème de l'auteur n'a pas à être posé, que la représentation du réel n'est pas donnée mais doit être construite, qu'il n'y a que des simulacres que les miroirs ne réfléchissent pas mais contiennent avec force[10].

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Notes :

[1] [Faut-il préciser qu’il s’agit essentiellement de ces néo-zazous un peu désabusés qui fréquentaient, dans les années 1970, ces hauts lieux de la controverse artistique et de l’activisme politique qu’étaient encore les cafés – toutes ces plaques portant les noms de révolutionnaires célèbres qui ornaient certaines tables de la Closerie des Lilas…– dans l’espoir qu’à respirer le même air qu’eux, ils pourraient finir par ressembler aux artistes et politiques qui les y avaient précédés ?

Détective est un magazine de faits divers édité par ZED-publications, société d'édition créée par Gaston Gallimard (!) en 1928, longtemps dirigé par Georges Kessel, frère de Joseph, et auquel a collaboré Georges Simenon... La Presse magazine, http://ipjblog.com/lapressemagazine/detective-2/.] [Ajouté en novembre 2009]

[2] [Les élections municipales (13-20 mars 1977) ont, malgré le succès de Jacques Chirac à Paris, consacré une large victoire de l'Union de la gauche dans l'ensemble du pays… Sur les 221 communes de plus de 30 000 habitants, 155 reviennent à la gauche (dont 72 au PCF et 81 au PS), qui avait déjà connu un succès important (+194 cantons) aux élections cantonales de 1976. Cette victoire profitant… au PS… le PCF rompra l'accord d'Union de la gauche; et la droite remportera les élections législatives de 1978…

D’après Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Élections_municipales_françaises_de_1977] [Ajouté en novembre 2009]

[3] [Raccourci bien injuste pour un homme qui, tôt chassé d’Italie par le fascisme, a choisi la France, s’est illustré dans la Résistance, a obtenu la Croix de guerre, un philanthrope, un patron des Arts, dont l’épouse a créé en 1975 la Fondation « Simone et Cino del Duca », reconnue d'utilité publique, qui a pour mission principale d'aider la recherche scientifique et médicale. – Preuve de plus, s’il en était besoin, qu’on est plutôt désinvolte à 25 ans.] [Ajouté en novembre 2009]

[4] Je tire ces renseignements d'un dossier présenté par Louisette Bere, étudiante de 2e année à St-Charles (UER d'Arts Plastiques, Paris I), cette année. [Certaines précisions ont été apportées grâce au site Boomer café, http://boomer-cafe.net/version2/index.php/Objets-de-legende-des-annees-50/Le-roman-photo-sentimental.html]. [Ajouté en novembre 2009]

[5] [Moins schématiquement : l’Eglise catholique a longtemps distingué parmi les siens entre les litterati, qui peuvent avoir directement accès aux Textes, sacrés ou profanes non mis à l’index, et les illetterati, à qui seules les images parlent, pour autant qu’elles leur permettent de reconnaître avec certitude les héros des récits édifiants qu’on leur tenait. – Origine d’une immense part de l’art occidental. Images non à voir mais à lire, la reconnaissance étant précipitée non par une quelconque et hypothétique ressemblance (?) mais par la présence de marqueurs : une grande taille pour le personnage important, même s’il est l’arrière plan, une couleur pour qui touche au Ciel, une autre pour qui se tient sur terre, un mélange des 2 pour le Fils-de-Dieu-fait-homme, des pièces d’or pour Judas-le-Juif dénonciateur-vendeur de Jésus, un lion pour l’évangéliste Marc, un dragon pour st-Georges, etc.] [Ajouté en novembre 2009]

[6] Cf. Evelyne Sullerot, La presse féminine, Paris, Armand Colin, 1971.

[7] [- Situés avenue de la Grande-Armée (17e arrt.), les cinémas Le Napoléon, qui programmait le samedi à minuit des films d’horreurs sophistiqués, et le Studio Obligado, qui programmait dans ses 2 salles, des western spaghetti, des péplums et des films policiers asiatiques, ont disparu.

- Mario Bava (1914-1980), a notamment tourné Les Travaux d'Hercule, Hercule et la reine de Lydie , Le Masque du démon, La Fille qui en savait trop, et Le Corps et le fouet (1963, avec Daliah Lavi et Christopher Lee) ; Riccardo Freda (1909-1999), a notamment tourné Don César de Bazan, L'Aigle noir, La Vengeance de l'Aigle noir, Spartacus, Théodora impératrice de Byzance, Maciste, Le Géant à la cour de Kublai Khan et Le Spectre du professeur Hichcock.

- En février1968, André Malraux [ministre de la Culture], sous la pression du ministère des Finances, exige des changements dans la gestion de la Cinémathèque française et renvoie Henri Langlois, son fondateur. Un comité de défense se constitue, des cinéastes (Abel Gance, François Truffaut, Alain Resnais, Georges Franju, etc.), des acteurs (Jean-Pierre Léaud, Claude Jade, etc.), des cinéphiles se mobilisent, des manifestations de protestation sont organisées, et Henri Langlois est réintégré à la tête de la Cinémathèque le 22 avril. D’après Wikipédia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Cinémathèque_française

Les observateurs estiment que cet incident a joué un rôle non négligeable dans le déclenchement des « événements de mai 1968 »…

- Luciféra, Satanik, Diabolik, Sam Bot : bandes dessinées pour (jeunes) adultes (sang, sexe, sadisme et humour de potache) en provenance d’Italie.

- Sergio Corbucci (1927-1990) a notamment réalisé Django (avec Franco Nero), Ringo and his Golden Pistol et Navajo Joe]. [Ajouté en novembre 2009]

[8] Où Jacques Lacan tenait séminaire dans les années 1970…

[9] Remplacement : le vicaire est celui qui tient (en y étant dûment autorisé) la place d'un autre.

[10] Cf. J.-F. Lyotard, « Contribution des tableaux de Jacques Monory à l'intelligence de l'économie politique-libidinale du capitalisme dans son rapport avec le dispositif pictural, et inversement », in Figurations 1960/1973, Paris, 10-18, 1973.

[Prêter à des adultes réputés « simples » le scepticisme des enfants jouant à « comme-ci » ou à « on dirait que… » était certainement optimiste (ou perversement condescendant), était ne pas assez prendre en compte la force du désir de suturation du Réel de ceux qui, riches en affects, pauvres en mots, phrases et registres, savent bien mais quand même, pour reprendre les mots d’Oscar Mannoni… Ils savent bien mais veulent quand même poser la question de l’auteur, quitte à le faire « exister » quand il refuse de comparaître ; ils savent bien mais veulent quand même croire à en être sourds, aveugles et injustes, quitte à en souffrir. C’était oublier l’admirable Cheik blanc de Fellini (1952), et le choc éprouvé par Wanda, passionnée de romans-photos en voyage de noces, quand elle rencontre « en vrai » son idole… – Re-Preuve de plus, s’il en était besoin, qu’on est plutôt désinvolte (et rêveur) à 25 ans.] [Ajouté en novembre 2009]




Le roman-photo, enfant illégitime du roman feuilleton © copyright 1977-2009 Richard Zrehen

lundi 16 novembre 2009

Promotion d'automne (1) 2009


Un livre et un DVD qui me semblent mériter attention : j’ai publié l’un, l’autre a été conçu/réalisé/produit par un ami de longue date. A lire, à voir en début de soirée, de préférence après avoir écouté Les contes de Ma Mère l’Oye et La nuit transfigurée


1) Poincaré de Xavier Verley, Figures du Savoir n°46[1], Paris, Les Belles Lettres, 2009. Où un génie des mathématiques et de la physique théorique se révèle un philosophe de plein droit.

4e de couverture :

Henri Poincaré (1854-1912) est un immense savant, et un penseur d’envergure.

Mathématicien de premier plan – son nom est attaché à plusieurs théorèmes et objets mathématiques –, pionnier de la théorie des systèmes dynamiques, il a systématisé la topologie algébrique ; ses contributions en calcul différentiel sont considérées comme majeures.

Physicien éminent intéressé par l’optique et la mécanique céleste, son étude du problème des trois corps est à l’origine de la théorie du chaos ; ses travaux sur les transformations de Lorentz en font un précurseur direct de la théorie de la relativité restreinte.

Philosophe combatif – ses polémiques avec Russell et Frege à propos du fondement des mathématiques, avec les cantoriens à propos de l’infini actuel, ont fait date – il a construit un édifice conceptuel susceptible de rendre compte des révolutions scientifiques en cours, plus largement, de comprendre la nature et le monde.

On s’intéresse ici à la pensée philosophique de Poincaré, qu’on essaye de reconstruire en lisant ses textes à partir d’une hypothèse : elle est commandée par la question de l’espace. Espace continu physique, qui a un rapport aux corps ; espace continu mathématique, qui a un rapport à la pensée ; espace qui s’exprime dans une langue privilégiée, la géométrie.

Avec Poincaré, se renouvelle la « philosophie naturelle », au sens de Copernic, Galilée et Newton, dont la perspective générale est l’étude de la nature par des moyens mathématiques.

Table des matières

Repères chronologiques

Introduction

I. L’étendue comme fond commun de l’esprit et du monde

1.- Le continu amorphe

2.- Continu physique et continu mathématique

3.- Conclusion

II. La construction de l’espace

1.- Localisation et mesure

2.- Sensations et mouvements

2.1.- Géométrie et groupe

2.2.- Le fondement de la géométrie

2.3.- Hilbert : fondement symbolique

2.4.- Poincaré : fondement naturel

2.5.- Relativité de l’espace au corps

3.- Conclusion

III. Physique et astronomie

1.- La relativité de l'espace

2.- La relativité du temps

3.- Le principe de relativité

4.- L’ordre et l’infini

5.- Continu et discontinu

6.- Conclusion

IV. Mathématique, logique et psychologie

1.- Autour de la question du fondement

2.- Les mathématiques entre intuition et langage

3.- Les limites de la logique

4.- Déduction et induction

5.- Identité, autoréférence et cercle vicieux

6.- Analyse, résolution et invention

7.- L’enseignement des mathématiques : définition et intuition

8.- Conclusion

V. Science, vérité et réalité

1.- Les faits

2.- Les lois

3.- Hypothèses et principes

4.- Les théories

5.- Objectivité et valeur

6.- Un choix peut-il être vrai ?

7.- Conclusion

Conclusion

Index des noms propres

Index des notions

Glossaire

Bibliographie


Prix : 19 € (dans toutes les vraies librairies ou à l’adresse suivante : http://www.lesbelleslettres.com/)

[1] Rappel : Berkeley par André Scala (FdS n° 40), Sartre par Nathalie Monnin (FdS n° 41), Montaigne par Ali Benmakhlouf (FdS n° 42), Epicure par Julie Giovacchini, (FdS n° 43), Lautman par Emmanuel Barot (FdS n° 44), Stoïciens III par Thomas Bénatouil (FdS n° 45).

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2) SHELOMO SELINGER : MEMOIRE DE PIERRE, par Alain Bellaïche, Berith films (http://www.berithfilms.com/Berith/Berith_Films.html), 2009.

Où Shelomo Selinger, survivant des camps, artiste ne traitant pas des mots mais des surfaces et des volumes, du papier, du bois, de la pierre – pour se déprendre de l’enfer dont il a réchappé en figurant ce qui l’a soutenu ? – parle avec un musicien-photographe-cinéaste, méditerranéen exilé au Québec.









Texte de présentation :

Shelomo SELINGER renaît à l'âge de 17 ans, amnésique mais vivant. Depuis la guerre il a recomposé son passé et construit une vie florissante, développant un art férocement voué à la vitalité. Chaque matin il sort de chez lui et s'empresse d'aller marteler le granit ou le bois. Le rythme de ses coups résonne comme un métronome dans la cour de son atelier, accompagné parfois par les répétitions de son voisin le pianiste. Dans ce film nous suivons Shelomo SELINGER dans sa vie quotidienne. Il nous révèle son histoire et la profondeur du dialogue qu'il a engagé avec la matière. Avec l'aide de ses amis et de sa famille, un portrait se dessine de cet homme débordant de lumière, force de la nature, déterminé, attachant, célébrant inlassablement la victoire de la vie.










Prix : 25 + 5de port (sur commande à l’adresse suivante : info@berithfilms.com)


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dimanche 8 novembre 2009

Dossier de presse :Traduire Spiegelman




Dans la foulée de notre traduction du très étonnant Breakdowns d’Art Spiegeman [voir, dans le blog de l’invité du 11e blog, Traduire Spigelman, mis en ligne le 25 mars 2008], nous avions préparé, Pierre Lévy-Soussan (qui m’a entraîné dans l’entreprise) et moi, un dossier de presse destiné à accompagner la sortie de l’album – en mars 2008, à l’occasion du Salon du Livre. La maison d’édition l’a jugé trop long et trop allusif. L’amateur pourra juger sur pièce…


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Interpréter en ne trahissant pas trop, c’est la tâche (par minimum) de tout traducteur. Compliquée, en la circonstance, par la volonté délibérée de l’auteur : entasser autant d’éléments signifiants que possible dans le peu d’espace disponible, dans les bulles ou dans les cases. Ainsi faut-il, au-delà de la langue, être sensible aux multiples connotations pour espérer restituer l’univers de l’artiste. Travail particulièrement exigeant : dé-condensation des phrases surchargées de la langue-source, puis re-condensation dans la langue cible (ce que l’anglais dit en 10 mots, le français le dit en 15, environ), sans que dans ce transfert ne soit perdu l’essentiel de la « frappe » de l’auteur dans sa langue (signifiants, scansion, syntaxe).

De plus, Spiegelman ne veut pas se laisser enfermer dans une identité, ne veut pas être facilement reconnaissable : il joue avec les styles, sur le plan graphique textuel ou langagier, comme si ce qui avait été « vivant » pour lui, une fois exploité, devenait inerte – et peut-être menaçant. Il se réinvente à chaque coup : pas de vraie continuité entre ses comics underground (les 7 numéros de Short Order Comics, Lazy on Silver Screen…), Breakdowns (le premier, celui de 1978), recueil de ses œuvres de jeunesse, et Maus (le second, de 1986). Par là, il se différencie de tous ses acolytes de l’Underground qui ont toujours le même style graphique depuis 30 ans, chacun leur « signature ». Regardez Crumbs.

Spiegelman recherche et expérimente sans cesse. Quelle distance du très « Art déco » Don’t Get Around Much Anymore à Hell Planet (Planète Enfer) ! Quel choc, quand le lecteur de la présente édition de Breakdowns va découvrir les trois planches de MAUS, les premières, celles qui ont donné les 300 pages du MAUS que tout le monde (enfin, presque) connaît ; elles n’ont pas grand chose à voir les unes avec les autres… En conséquence, il faut se méfier de ce qui a été acquis en cours de traduction de l’une des pièces du recueil, et ne pas le réemployer « mécaniquement » pour la traduction des autres pièces.

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Spiegelman, qui est persuadé – il le dit dans sa Post-face – que son medium appartient de plein droit à l’Art –, multiplie dans Breakdowns les références graphiques à des galaxies qui, en principe, n’appartiennent pas au même univers, pour démontrer visuellement qu’accepter la distinction « Art majeur - Art mineur » interdit de juger adéquatement son travail. Il met en série l’Expressionnisme, le Cubisme, le Modernisme américain, ses inspirateurs et ses copains. Rencontre historique avec les premiers maîtres de la BD, Topffer, Rube Golberg (qui, comme Spiegelman, a reçu un prix Pulitzer) et ses machines, catalytique avec Ken Jacobs, psychédélique avec Robert Crumbs, le « Pape » de l’underground au début des années 1960, initiatique avec Justin Green, qui fut l’un des premiers à métamorphoser ses névroses familiales en BD. Plus discrètement, Spiegelman fait allusion à Kim Deich avec l’abat-jour de la petite souris de Maus, à Zippy Pinhead, héros de Bill Griffith, dans Cracking Jokes ou sur le mur des toilettes du Real Dream ; certains mini personnages du MAD de Harvey Kurztman se retrouvent sur le billet de Un dollar dans Duke Letroud [notre traduction de « Ace-Hole »]. Kurztman le thérapeute de sa claustrophobie infantile. Claustrophobie qui laisse des traces : jamais de fenêtre transparente chez Spiegelman ; toutes les fenêtres sont opaques ou noircies.

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Spiegelman dit éprouver les plus grandes difficultés à faire de la fiction, et Breakdowns est furieusement autobiographique, dans la première comme dans la deuxième partie. Il y a donc plusieurs couches d’interprétation, comme dans tout rêve qui se respecte. Les BD de Spiegelman sont de vraies négations du hasard, les traduire peut rendre paranoïaque (!) : tout a un sens. Surdétermination, comme disaient Lacan et Althusser... Dans la première partie, par exemple, pratiquement à la fin, on se retrouve dans une vraie Série Noire : hôtel louche à Hambourg, guerre froide, attentats terroristes, pays au lourd passé, etc.

Première couche : une histoire policière. Un homme traqué, en pleine middle-life crisis, se demande s’il ne va pas risquer sa vie pour voir sa maîtresse, alors que son épouse rapplique avec un couteau pour lui régler son affaire. L’affaire se corse lorsque la femme est habillée d’une burka et que l’histoire s’interrompt pour laisser place à une autre où il est question, plus directement, de la difficulté à écrire de la fiction. Deuxième niveau : dessiner/écrire permet de sauver sa peau.


Troisième couche : où il faut creuser un peu car il est question d’un Carlos et d’un DVD, Triomphe de la volonté. Pourquoi cette référence à un Carlos ? Dans le contexte narratif de l’histoire on peut se demander s’il n’y a pas là une autre mise en abîme : le Carlos de l’histoire serait lllich Ramírez Sánchez dit Carlos ou encore le Chacal, « l'homme le plus dangereux de tous les temps » selon Robert Ludlum – condamné à la réclusion à perpétuité par la justice française en 1996 [pour le meurtre, le 27 juin 1975, de deux policiers de la Direction de la Surveillance du Territoire et de leur informateur]. Sa maîtresse serait, elle aussi, une nostalgique des années très noires - Carlos et Leni, pervers et monstrueux, « viennent ensemble » en regardant Triumph of the Will (Triumph des Willens), film de propagande nazi commissionné par Hitler et réalisé par Leni Riefenstahl (1935) à partir d’enregistrements réalisés au cours du congrès du Parti Nazi à Nuremberg en 1934. Carlos avec Leni : le triomphe de la fiction grâce à l’étayage sur du réel.


On pourrait presque parler de 4e couche où sont présents le plaisir paranoïaque du dévoilement de secrets enfouis à notre intention et, en même temps, un plaisir plus complexe lié à l’impression d’en savoir plus sur l’origine de la création artistique, ses méandres et ses gouffres.


C’était sous nos yeux depuis le départ, Breakdowns : dépressions, effondrements…


Rien n’aurait pu se faire sans l’histoire cataclysmique de Spiegelman depuis sa plus « tendre » enfance. C’est comme pour Semprun mais à la deuxième génération : « Faire de la BD ou la vie », il l’explique très bien dans sa préface. D’où l’impression que l’on a souvent de retrouver (1) une thématique propre à ses « Breakdowns » où il figure des ivrognes, des dépressifs, comme « Spiegelman déménage à New York », « Un jour dans le circuit », « Don’t Get Around Much Anymore » où la dépression est représentée graphiquement avec une précision quasi Durerienne, ou (2) une thématique propre à l’histoire de ses parents comme dans Maus ou « Comme l’esprit défile ». Parfois les deux thématiques se rencontrent comme le remarquable « Planète Enfer ». Mais la veine est toujours autobiographique, avec un assez gros travail de déplacement, de symbolisation et de condensation dans le dessin et les textes.


« Comme l’esprit défile » montre bien le sort graphique d’une simple visite à son père et les dérèglements qui s’ensuivent… Avec toujours, en sous-impression, la vie d’une famille d’origine modeste : One Life to Live qu’il cite est un Soap Opera, écrit par Agnès Nixon, « sponsorisé » par Colgate-Palmolive et diffusé par ABC à partir de 1968 ; OLL met en scène la « diversité ethnique » et socio-économique de Lanview, banlieue de Philadelphie, montrant pour la première fois à la télévision la vie d’une famille juive plutôt modeste, les Siegel.

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Même dans ses œuvres les plus « dépressives », la thématique parentale n’est jamais loin. Ainsi dans « Don’t get around much anymore » (inspiré de « Never No Lament », composition de Duke Ellington, enregistrée avec son grand orchestre en 1940, devenue « Je ne fais plus grand chose » en 1942, quand Robert Russel lui a ajouté des paroles) l’histoire parentale apparaît via Melvin Maddocks, cité dans le LIFE lu par le héros. Maddocks est un journaliste, critique littéraire du Christian Science Monitor, et le livre critiqué est celui de Herman Wouk, (auteur d’Ouragan sur le Caine, 1951), Le souffle de la guerre (1971), livre dans lequel la Shoah est longuement évoquée…

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Le lecteur français qui fera ce voyage à travers son œuvre doit s’attendre à trouver, dans chaque case, un signe « faisant sens ». L’enseigne ‘anti-termite’ de « Petits signes de passion » fait allusion à l’essai de Mani Farber « White elephant Art versus Termite Art » où la distinction « Art majeur - d’Art mineur » est appliquée au cinéma. Distinction centrale pour Spiegelman, et l’on mesure ce qu’a pu représenter pour lui – et pour nous – de voir ses œuvres « d’Art Mineur » dans des expositions dans des musées, temples de l’Art « Majeur », lui pour qui la BD est un art Mineur… Majeur.


Dans cette traduction ce n’est pas tant l’anglais qui a posé problème que le français : Spiegelman emploie bien souvent des mots-valises intraduisibles… Ainsi, le titre « As the mind reels » fait allusion à la fois au bruit de la pellicule, au dévidement de la bobine, à l’action de tourner, à fonctionner etc. Soulagement de trouver « Comme l’esprit défile ».


Parfois une traduction sonnant presque aussi bien que l’anglais comme dans « bottom-up » [porté sur l’enseigne présente dans « Petits signes de passion » et que nous avions traduit par « Bar Topless ] était totalement fausse. Nous avons découvert un jour, dans l’appareil critique (!) de l’édition allemande de Breakdowns (1980), que c’était une expression pour désigner les bars « gays »… Il fallait donc rectifier : cela a donné « Cul-sec ». Ailleurs, parvenir à « La réalité n’est pas un endroit rêvé mais il n’y a nulle part où aller » a été aussi un grand bonheur, sans parler de « Il voulait que je grille pour le gonze qu’il avait refroidi ».


Autre type de problème : comment préserver la subtile condensation de « Pop Art », inscrit sur la statue géante du père dans la préface ? Comment suggérer la double allusion au père, « Pop » est une abréviation courante aux USA, et au « Pop Art », mouvement artistique marqué notamment par Roy Lichtenstein ? : En revenant en arrière, à la planche juste avant, en mettant « Pop » dans la bouche d’Artie appelant son père, dans l’espoir que cela s’imprime dans la mémoire immédiate du lecteur et qu’il puisse faire le rapprochement « Pop Art - Art’s Pop ».


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Traduire Spiegelman a posé beaucoup de problèmes, et, pour les résoudre, nous sommes « innocemment » entrés dans le jeu qu’il « nous » proposait. Précisément en raison du temps que nous avons dû passer pour découvrir quelques unes des couches sous-jacentes à son « écriture » graphique et narrative – et en oublier l’essentiel, à sa demande : il aime l’opacité.

Spiegelman a été influencé par les travaux de Victor Chklovsky (1893-1984), « père» du Formalisme russe et auteur de son manifeste, « L'art comme technique », non traduit en français. Chklovsky, avec le plus connu, Vladimir Propp, est l'ancêtre des sémioticiens, de ceux qui ont abordé l'étude des textes littéraires avec l’hypothèse que les mots et séquences narratives recevaient de leur contexte un surcroît de signification – et qu’en cela résidait leur spécificité, leur « littérarité ». Sa grande idée est que l'Art a pour rôle de nous présenter les objets de notre quotidien sous une lumière telle qu'on ne les reconnaît pas du premier coup, et que cela s'obtient par un travail sur la forme ou « dé-formation, dé-familiarisation ».

C’est pour cela que Spiegelman joue sur le temps que l’on passe à voir/lire ses planches. Après avoir transformé le temps en espace – l’essence de la BD, selon lui –, la lecture nous permet de retransformer l’espace des planches en temps en prenant du temps, un temps d’élaboration propre à chacun. Notre traduction a représenté aussi ce temps où nous avons tenté de rendre familière à chacun cette œuvre complexe, multiple et passionnante.


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Pierre Lévy-Soussan : gros consommateur de comics et de BD, enseignant à l’université Paris VII, psychiatre, auteur de « L’éloge du secret », Hachette littérature, 2006. Après de multiples aventures, le texte de Breakdowns était en quête d’interprète. Avoir une pratique psychanalytique était un atout précieux pour traduire l’œuvre la plus « auto-analytique » de Spiegelman… Passionné par son univers depuis plus de 20 ans, il lui a enfin été donné d’accéder à son rêve secret : Traduire Spiegelman.

Richard Zrehen : philosophe, directeur de collection (Belles Lettres, Klincksieck), traducteur, romancier, essayiste, amateur de roman noir et de paralittérature, bloggeur à part et fin connaisseur des comics. Sans l’interprétation cruciale de son co-traducteur, il ignorerait toujours que son rêve secret était de Traduire Spiegelman.


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Illustration : A. Spiegelman © copyright Casterman





Dossier de Presse : Traduire Spiegelman © copyright 2008-2009 Pierre Lévy-Soussan & Richard Zrehen