dimanche 26 décembre 2010

Petites histoires entre ‘haverim…[2]



… Reste que l'humour juif a rapport étroit avec une certaine dynamique de l'Inconscient freudien, et ce n'est pas l'un des moindres intérêts de ces Récits hassidiques que de le montrer, de façon souvent inattendue.

*

Les Tsaddikim racontent des histoires : des histoires juives, rarement « drôles », qui ne sont pas toujours des histoires de Juifs. Et le livre de Buber rapporte des histoires sur les Tsaddikim et des histoires qu'ils racontent... Ces histoires peuvent encore nous concerner, toutes, nous qui ne sommes pas si Juifs que Marx le prétendait dans La Question Juive, et l’on sait que ce n’était pas un regret de sa part.

Les Tsaddikim apprennent aux « simples »[1], sans en avoir l’air – les érudits, les étudiants des Sages (de la Torah) le savent depuis des lustres – à ne pas rester prisonnier d'un Texte, fût-il révélé, ce qui est leur grande leçon : antidote aux langues de bois. Ils racontent, à leur manière – qui demande effort et attention : effets littéraires du style de ceux qui ne sont pas, à l'instar de Moïse, « circoncis de la bouche » –, la très nécessaire pluralité de la parole, l'imperfection des jugements et opinions, sans pour autant postuler leur complémentarité – ce que dit la belle âme –, sinon à terme incertain, ou leur totalisation – ce que dit le politique –, sinon à la fin des temps : l'une et l'autre, ni souhaitables, ni possibles sans violence.

Ainsi touche-t-on à la possibilité d’une pratique « artiste » de la parole, où les opposés apparents, incommensurables en fait parce que singuliers, pourraient ne pas s'exclure mutuellement, à la façon des peintures accrochées dans un musée qui, tout en sollicitant pareillement l’attention, ne peuvent « espérer » être jugées meilleures l’une que l’autre – on peut toujours dire, ce n’est pas rien mais n’a pas grand chose à voir, que l’on en préfère une – parce que, pas plus que ces énoncés-là, elles ne visent ni ne prétendent au vrai : au juste, plutôt, au monde commun, certainement[2]. Pratique tolérante, pratique minoritaire, de ceux qui ne désirent pas la majorité mais l’espèrent au bout des générations. A la possibilité : pas à sa mise en œuvre, qui demande tant…


*


Avec un certain effort d’adaptation, on peut finir par reconnaître là l'enjeu d'un autre très vieux débat, tenu dans un autre champ « culturel », sur lequel on ne s’étendra pas faute de place mais qui mérite certainement d’être rappelé : l'opposition de Platon et Aristote, nos maîtres en politique et en esthétique, aux Sophistes. D'un côté, les nobles amis de la sagesse, épris de rigueur et experts à séparer la science de l'opinion, de l'autre, les métèques torves qui enseignaient comment tenir simultanément une proposition et sa contradictoire sur un même objet, comment marchander le réel.

Ici aussi, l'Occident a tranché, et les métèques ont perdu : sophisme désigne un raisonnement vicieux...


*


Avec les Récits hassidiques de Martin Buber (et les curieux télescopages proposés ici) nous revient la voix, élaborée et retorse, de quelques réprouvés majeurs de notre Histoire, quand ils n’ont pas délibérément été abandonnés en temps d’immense détresse par ceux qui l’« opéraient » : c'est une raison, mais elle n’est pas suffisante, pour ne pas le lire.


***


Quelque 30 ans après, une précision s’impose, qui n’invalide pas ce qui précède mais le met en perspective.

Ce livre que j’ai dit ne pas être édifiant l’était bel et bien, dans la mise en scène, pas dans les contenus.

Comme de nombreux intellectuels juifs germanophones venant de milieux plutôt assimilés (comme Kafka, Scholem et Benjamin), Buber, au début d’un XXe siècle qui a vu prendre une dimension nouvelle à ce que Allemands nomment « Question juive », question-miroir de celle de leur identité « nationale » incertaine à la lumière de leur propre accès, très récent, à la souveraineté politique, s’accélérer l’assimilation des élites juives d’Occident que la Réforme juive, créée au milieu du siècle précédent, avait été incapable d’enrayer malgré ses efforts de « modernisation », et apparaître le sionisme volontiers irréligieux, construit le judaïsme décontracté, métaphysique et terre-à-terre, joyeux et un peu anarchiste des Ost-Jüden pauvres, engagés sans recours dans le monde et connaissant la vie, comme l’antithèse de celui ayant cours par exemple en Allemagne et en Autriche, « ritualiste et froid », comme ressourcement et inspiration.

Autrement dit, il agit moins en homme de science – qu’il est – qu’en artiste.

Je n’avais pas prêté suffisamment attention à un passage de l’Introduction (traduite par Ellen Nadel Guillemin) où Buber expose clairement que les récits qu’il rapporte, il ne les restitue pas comme ils les a recueillis – « chimériques », « obscurs », « pleins de digressions », lacunaires – mais qu’il les a mis en forme, « utilisant toutes les variantes et, au besoin, d’autres textes apparentés, pour les condenser dans une forme cohérente et adaptée au mieux à leur contenu… ». « Dans les quelques cas, ajoute-t-il, où [il] ne pouvai[t] disposer que de fragments, [il s’est] efforcé de les compléter à l’aide d’autres fragments, [se] bornant par ailleurs à combler les lacunes avec des données analogues » (op. cit., pp. 5-6). Il a porté secours à son « corpus », comme il convient à un bon ‘haver

Effaçant le rugueux, l’approximation, les marques d’expression entravée, les possibles méprises et les fausses coupures – façon « m’amie » devenue « ma mie » dans le français de l’époque classique – ou fausses motivations – façon « ouvrable » compris comme signifiant « ouvert », la relation avec « ouvroir » (travailler) étant perdue, dans le français courant –, bref, négligeant la matière signifiante, ou la traitant en obstacle, ce qui revient au même, Buber a donc lissé et harmonisé les fragments recueillis, leur a prêté la grande cohérence qu’il leur supposait. Il les a re-racontés à sa façon policée, s’incluant par là-même dans l’ensemble dont il rapportait les propos – et lui faisant gagner un bon siècle de mûrissement...

Folkloriste, artiste, conteur de la puissance performative de certaines phrases [de toutes les phrases ?] , Buber est aussi un militant, qui a à cœur de faire connaître aux Juifs du Ychouv, d’abord (le livre paraît en hébreu, à Jérusalem, en 1946[3]), aux Juifs de l’Ouest, ensuite, mais aussi à l’Occident cultivé, toute la vitalité d’une civilisation quasi disparue au moment où il conclut une enquête commencée quelque 50 ans auparavant (ses premières publications consacrées au hassidisme datent du début du XXe siècle) ; tous les trésors de science et de sagesse accumulés/exploités par ces communautés hassidiques où semblait régner une sorte de « démocratie participative » heureuse, qui pourrait bien servir de modèle à l’Etat dont il espère bien, lui, Buber, qu’il va bientôt (re)voir le jour dans la Palestine mandataire et, pourquoi pas, à la vieille Europe dévastée…

De là le choix, justifié par les travaux de Schleïermacher et de Dilthey sur l’Herméneutique, de traiter les signifiants bruts dans lesquels lui sont venus les fragments recueillis comme une gangue informe de terre et de cailloux qu’il faut casser et éliminer pour accéder aux pépites qu’ils emprisonnent.

D’où l’étrange impression de proximité, renforcée par la trop élégante traduction d’Armel Guerne, mais aussi de distance, que l’on ressent avec ces beaux-esprits en haillons, ces Ost-Jüden admirablement paradoxaux : simples et sophistiqués, tenant suffisamment à leur tradition – et à l’imaginaire qui la soutient – pour accomplir, certes avec « fantaisie », ce qu’elle requiert d’eux, mais suffisamment avertis de la polysémie du langage pour ne la prendre qu’avec un grain de sel, quand ils n’en sont qu’au tout début de l’apprentissage de cette polysémie, qu’ils y touchent mais sont très loin de l’internaliser, qu’ils sont encore largement captifs d’une signification unique, celle en laquelle ils se reconnaissent – d’autant plus qu’ils étaient précédemment exclus de l’échange « savant ». Des craignants-Dieu agnostiques !

En nettoyant et restaurant ces récits, Buber est bien resté fidèle à la logique qui est la leur, il a su nous éclairer sur une intrigante façon de (re)faire du lien social mais, en nous découvrant quelques unes des plus prometteuses de leurs possibilités d’évolution de cette manière « bien intentionnée », il a un peu vite passé sur la viscosité du pratico-inerte, l’inertie de ceux qui les faisaient circuler et sur la dispersion qu’ils ne pouvaient pas ne pas rencontrer – car c’est le « destin » des énoncés, même quand ils ont même référence, que de diverger.

Autrement dit, ils sont en chemin ces Ost-Jüden, mais au commencement du voyage : ils disent l’incertitude du sens, la Vérité multiple, leurs oreilles, assourdies par la foi, ne l’entendent pas – encore ? Le montrent les dissensions entre disciples de tel ou tel rébbè, les heurts violents entre les Hassidim et leurs adversaires traditionnalistes – des Hassidim danseront à l’annonce de la mort de leur ennemi déclaré, Eliyahou ben Shlomo Zalman (1720-1797), le Gaon de Vilna (aujourd’hui Vilnius, en Lituanie), qui avait prononcé le ‘herem (mise à l’écart) contre eux ; le montre aussi le fait qu’en nombre non négligeable leurs descendants vont adopter le socialisme anti-religieux d’abord, le bolchevisme ensuite (ce dont témoignent, par exemple, quelques un des récits les plus poignants d’Isaac Babel dans Cavalerie rouge).

La question se pose alors de savoir si Buber a déformé la « leçon » pluraliste de « ses » Hassidim ? Gauchie, certainement, mais en la présentant de la sorte, il l’aurait plutôt rendue lisible : elle a ainsi pu être entendue et reprise par beaucoup, qui ne sont ni spécialistes de l’Europe centrale ni n’ont « la religion » comme souci premier et n’auraient probablement pas affronté l’austérité d’une édition savante.

La construction de Buber a pu entretenir de grandes nostalgies et au moins une belle illusion – et il en va de l’illusion comme de la promesse politique : elle n’engage que ceux qui « savent » qu’elle leur est destinée. Mais de là à penser qu’elle a perdu sa capacité à captiver, nourrir de nouvelles nostalgies et d’entretenir au moins une nouvelle illusion…

Il est loisible de s’assurer de sa vigueur intacte en lisant les Récits hassidiques de Martin Buber pour ceux qui ne l’ont pas encore fait, en les relisant pour ceux dont le souvenir commence à être ancien, et en se laissant surprendre par la force paradoxale de ce livre rare, qui « enseigne » en décevant toute demande qu’on lui adresse – par exemple, une demande de réponse ! – et en augmentant la perplexité de celui qui s’y risque.


***


Notes :


[1] « Le Baal-Chem dit une fois à ses disciples : ‘‘Maintenant que j’ai gravi maints degrés dans le service de Dieu, je peux les lâcher pour m’en tenir à la foi toute simple de qui ne veut être que le vaisseau de Dieu. Car s’il est écrit que ‘le simple croit tout’ (Proverbes, XIV, 15), il est écrit aussi que ‘Dieu protège les simples’ ’’ (Proverbes, CXVI, 6) », op. cit., p. 122 (traduction modifiée).

L’arrière-petit-fils du Baal Chem Tov, Rabbi Nachman de Bratslav (1772-1810), dira de son côté : « Si le Tsaddik sert Dieu mais ne prend pas la peine d’enseigner à la multitude, il tombera de son échelon », M. Buber, Tales of the Hasidim, Early Masters (1947), New York, Schocken Books, 7th ed., 1973, p. 7.

[2] « Les disciples de Rabbi Dov Baer (1704-1772), le grand Maggid (prédicateur) de Mezritch (Miedzyrzecze, Ukraine), interprétaient ses paroles de façon très différente ; mais le Maggid lui-même se refusait à choisir entre leurs différentes thèses car, disait-il, quelle que soit celle des soixante-dix faces de la Torah qu’on regarde avec une authentique sincérité, on voit la Vérité », op. cit., p. 15 (traduction modifiée).

On comprend bien que la totalisation de cette Vérité, dont les multiples facettes « en conflit » se découvrent avec réticence, selon qui les regarde, et au « lieu » où il se trouve, échappe à toute saisie humaine : elle ne peut être que l’objet d’un savoir non-humain, un Savoir absolu, qui devra atteindre la fin des Temps pour se clore. Peut-être.

Au nombre des disciples de Rabbi Dov Baer, on compte notamment Rabbi Chneour ben Baruch Zalman de Liadi (1745-1812), fondateur du mouvement Loubavitch, et Rabbi Menachem Nahum Twerski de Tchernobyl (1730-1797), fondateur de la dynastie hassidique de Tchernobyl... Pour l’anecdote, selon Wikipedia, Jung « assurait à la fin de sa vie que toutes ses découvertes en psychologie avaient été devancées par celles de Dov Baer ». Si ces propos étaient authentifiés, ils confirmeraient que nul n’est à l’abri d’un malentendu ou à une contradiction près, y compris celui qui a voulu fonder une psychanalyse non juive pour faire pièce à celle de Freud…

[3] Buber s’était installé à Jérusalem en 1938, fuyant le nazisme bien sûr, mais aussi rejoignant en quelque sorte les Hassidim de Rabbi Menahem Mendel de Vitebesk (1730-1788), un disciple du grand Maggid qui avait décidé, pour ne pas choisir entre le Maggid et le Gaon de Vilna (qu’il avait vainement tenté de rencontrer pour lui demander de revenir sur le ‘herem prononcé contre les Hassidim), de s’installer, dès 1777, avec 300 de ses propres disciples en Palestine (à Safed, d’abord, à Hebron et Tibériade, ensuite)…



Petites histoires entre ‘haverim… © Copyright 1978-2010 Richard Zrehen

mardi 21 décembre 2010

Petites histoires entre 'haverim… [1]


Fin mai 1978, à l’occasion des journées Confrontation consacrées à « L’inanalysé », organisées notamment par René Major et réunissant des psychanalystes appartenant à différentes écoles, je rencontre Catherine Clément. Elle a écouté un bout de ma communication[1], en partie appuyée sur ce que j’avais retenu de la lecture des Récits hassidiques de Martin Buber – livre qui ne m’a pas peu commotionné en me faisant découvrir d’un coup un univers « exotique » et captivant dont, enfant du bassin méditerranéen, j’ignorais jusqu’à l’existence –, et elle me propose de faire un article – court et «lisible» – à leur propos pour le Matin de Paris – quotidien (aujourd’hui disparu) proche de Michel Rocard, fondé en 1977 par le PDG du Nouvel Observateur Claude Perdriel, pour faire pièce au Figaro, couramment appelé Le Patin de Marie par les « branchés »

Trop heureux, inquiet et conscient de ma responsabilité [!] – à l’époque, bien peu nombreux étaient ceux qui avaient pu être exposés au sympathique, démonstratif et un peu envahissant militantisme des Loubavitch, à leur présence dans des lieux improbables et à leur enthousiasme « missionnaire » –, je sue sang et eau [!!] et, au bout de 15 jours, appelle Catherine Clément pour lui dire que je crois être, enfin, parvenu à un résultat satisfaisant. Et Catherine Clément, femme aux multiples talents et à la plume facile, de me répondre : « Vous avez été trop long, je l’ai fait moi-même ! »

Voici cet article-témoignage, retrouvé dans un tiroir à l’occasion d’un déménagement, avec restauration des nombreuses parties alors coupées pour rester dans le format, à commencer par les notes.


*


Viennent de reparaître, aux Editions du Rocher, les Récits hassidiques de Martin Buber[2] : ce gros livre de 742 pages a la taille d'un best-seller mais n'en est pas vraiment un. C'est pourtant un recueil d'histoires juives...

Il s'agit d'une réédition, elle est bienvenue : le livre avait disparu depuis près de 15 ans, et c'était infiniment regrettable. En effet, Martin Buber (1878-1965), homme immense, philosophe au mauvais caractère, conteur inventif et folkloriste à la manière des frères Grimm, de Brentano ou de von Arnim, avait entrepris d'y recueillir des fragments riches et multiples d'une tradition orale que le nazisme a manqué anéantir, celle des communautés juives d'Europe Orientale.

Le livre de Buber rapporte des récits (moins de 10 % de ceux qu’il a collationnés sur plusieurs décennies) qui circulaient en Yiddish dans des centaines de communautés hassidiques en Pologne, Ukraine, Lituanie et Russie : sur elles-mêmes, leurs maîtres, voies et croyances, leurs adversaires et leurs « voisins ». Le Hassidisme est né aux environs de 1740 sous l'impulsion d'Israël Ben Eliezer (1700-1760), passé à la postérité sous le nom de « Baal Chem Tov » (ce qui veut dire, à la fois, « Le maître du bon nom » – le nom de Dieu – et le maître de bon renom[3]), à la suite de (en réaction à ?) trois grandes catastrophes qui s’étaient abattues peu avant sur le peuple juif : l’expulsion d’Espagne et de la péninsule ibérique entre 1492 et 1497 et les persécutions qui ont suivi, les massacres en Ukraine aux mains des Cosaques de Bogdan Chmelniski entre 1648 et 1658, et la chute de Shabtaï Tzvi, le faux-messie cabaliste et transgresseur ayant fini par embrasser l’Islam en 1666, non sans avoir suscité une immense ferveur et des espoirs insensés dans les masses juives d’Europe et d’Orient, persuadées que le temps de la Rédemption était venu.

Le Hassidisme (Hassid = fidèle) est un mouvement mystique populaire fortement inspiré par Isaac Louria (1534-1572), le plus célèbre des cabalistes de Safed (Haute Galilée), et le [Sefer ha] Zohar (Livre de la Splendeur), commentaire ésotérique de la Torah[4], ayant comme « accueilli », canalisé, la ferveur messianique post-sabbatéenne restée en souffrance et tempéré l’impatience messianique qu’elle avait nourrie. – Il finira par édicter qu’« il est interdit de hâter la venue du Messie »[5]. Mouvement en opposition déclarée au judaïsme normatif des rabbins essentiellement préoccupés du « monde qui vient », avec son insistance sur le respect minutieux des règles ancestrales et, principalement, sur l’étude juive, repoussant régulièrement vers les marges les multitudes qui, trop occupées à survivre dans ce monde-ci, ne trouvent plus le temps de s’instruire autant qu’elles le devraient... Ce mouvement, faisant une place aux non-savants, va connaître une faveur rapide, et rencontrer l’hostilité des tenants de la Tradition stricte.

Ainsi, vont naître, dans l'épreuve mais aussi la joie (qui est un thème d'inspiration constant dans le mouvement) de nombreuses communautés vouées, dans un premier temps[5] non pas tant à l'étude de la Torah dans le texte, qu’à l’observation et l’imitation d’un maître à personnalité charismatique, un homme d’exception qui sait comment la leur exposer ; qui, dans un sens, l’« incarnerait » : groupés autour d'un Tsaddik (un Sage ; Voltaire, qui tenait la nation juive pour « odieuse et ennemie du genre humain », l'écrivait Zadig, pour en faire le héros de contes philosophiques...), autrement dit un rébbè, des disciples en nombre restreint (il faut se faire accepter par le rébbè), portant papillotes, barbe, lévites noires (comme la petite noblesse polonaise de l’époque), observant une piété demonstrative volontiers oublieuse des horaires (ceux des trois offices quotidiens, notamment, dans l’attente du moment où la concentration, jugée nécessaire à l’efficace de la prière, est au plus haut), piété qui culmine dans l'extase et la danse, tout en refusant péremptoirement les mortifications. – Ainsi, les Hassidim consommaient volontiers de l’alcool pour se soutenir et se stimuler… Réhabilitation du corps – jusqu’à un certain point.

Mais qu'on ne s'arrête pas à cela : ces récits ne sont pas les éléments d'un grand chapitre d'histoire des religions, d’histoire de la religiosité plutôt ; mieux, de l’organisation du socius et de la communication. Le livre de Buber n'est pas un livre de théologie : non qu'il ne parle de Dieu ou de rite, mais il n'est aucunement édifiant. Les grandes figures du Hassidisme, les Rébbès légendaires et les Tsaddikim fameux sont certes des maîtres, mais ils ne parlent pas « en vérité », quoi qu’ils en aient ; ils sont des autorités, mais ils ne tranchent pas, en dépit des apparences : ils racontent des histoires[7], histoires d’incertitudes, d’équivoques, de doutes et de sens toujours à venir. Et leurs disciples les rapportent comme ils le peuvent, sans autre modèle que celui du peu de littérature légaliste-religieuse qu’ils possèdent, mais avec la conviction que « la divine lumière primordiale est infuse chez le Tsaddik ; [que] de sa personne elle passe dans ses œuvres ; [qu’]elle passe aussi dans les récits qui les rapportent »[8].

Livre précieux, donc, qui porte témoignage d’un monde, celui du shtetl (bourgade ou même petite ville à majorité juive), et d’un mode de vie quasi disparus, sous l’effet des persécutions, des massacres, des migrations et de la modernité ; mode de vie généralement ignoré de l’Europe de l’Ouest au bord immédiat de laquelle il fleurissait, et que nombre de ceux qui l’avaient abandonné pour rejoindre la « civilisation en marche », à Vienne, Berlin, Londres ou Paris, ne voulaient plus connaître.

Livre qui amène aussi, dans un autre registre, à substantiellement compliquer la figure du maître-à-penser/maître-à-vivre et aide, entre autres, à comprendre comment fonctionnent transfert et contre-transfert hors la cure analytique et mesurer mieux combien lourd de menace, de folie, peut être le quasi culte d’une personnalité d’exception, quand il ne s’agit pas d’un maître d’enseignement voué à la re-dite inspirée d’une tradition plusieurs fois millénaire mais d’un qui se prend pour un inventeur [9] ; ou bien encore, à saisir sur le vif l'émergence d'une impulsion qui, peu à peu dégagée de son cadre « religieux » donnera, par exemple, naissance à une littérature dense, la littérature « juive » du Nouveau-Monde (Bashevis Singer, Bellow, Malamud, Roth, Richler, West, etc.) ; qui montre sur quoi s’étaye, comment se construit l'humour juif (trop connu, c’est-à-dire méconnu) comme ensemble de reprises décalées d’énoncés « sérieux » aux significations multiples et de déplacements sceptiques.

Des récits, dénotés, connotés mais sans référent fixe, produisant un espace commun, un narrateur, des « narrés » qui, ne s’autorisant que d’eux-mêmes en croyant l’être par celui qui, le « premier », a rapporté le récit, tenteront de se faire narrateurs à leur tour[10]. Plus qu'un jeu talentueux et amer sur les mots, parce que le monde est rugueux et la vie autant menacée par la pauvreté que par les pogromes, une esthétique proprement politique.

Freud ne s'y est pas trompé, dans Le Mot d'Esprit et ses rapports avec l'inconscient (1905), mais il l'a fait gauchement, par la bande : parce qu'il ne pouvait pas ne pas se reconnaître dans ses parents pauvres (très pauvres, mêmes) – son propre père, Jacob, était un ancien hassid – en même temps qu'il ne pouvait pas ne pas le faire, parce qu'il avait quelque mal à admettre une évidente filiation, tout occupé qu'il était à s'affirmer viennois, c’est-à-dire « éclairé », et fondateur... Reste que l'humour juif a rapport étroit avec une certaine dynamique de l'Inconscient freudien, et ce n'est pas l'un des moindres intérêts de ces Récits Hassidiques que de le montrer, de façon souvent inattendue.


A suivre…


Notes :

[1] R.Z., « Un air de famille » in L’inanalysé, Paris, Editions Confrontations, 1979, pp. 131-140.

[2] Martin Buber, Les récits hassidiques, traduits de l’allemand par Armel Guerne, Monaco, Editions du Rocher, 1978.

[3] Plusieurs « faiseurs de miracle » ont porté, avant ou après Israël ben Eliezer, le surnom de Baal Chem Tov, qui fait référence à une supposée capacité à faire usage du « nom déployé » du Dieu-tétragramme pour domestiquer les forces obscures ; Israël ben Eliezer est le seul à se l’être vu attribué comme titre, sa piété éclatante levant toute équivoque.

[4] Livre traditionnellement attribué à attribué à Shimon Bar Yochaï (IIe siècle) mais qui aurait été rédigé (en araméen) par un rabbin espagnol, Moïse ben Chem Tov de León (1240-1305), ou par son entourage, entre 1270 et 1280.

[5] Dès le début du XIXe siècle, comme on sait [!], cette impatience va déborder ce cadre, emporter Juifs, non Juifs, mécréants et athées, migrer vers l’Europe occidentale (mais aussi vers l’Est) et affecter le champ politique sous le nom de nationalisme mais aussi de Révolution…

[6] Les générations qui suivent celle du Baal Chem Tov vont opérer une sorte de retour, tout en conservant leur intérêt pour la Cabale mais en limitant son étude directe aux « lettrés » et, mêlant la ferveur nouvellement acquise et l’étude juive traditionnelle centrée sur les textes canoniques (Talmud, commentaires et commentaires de commentaires), réduire sensiblement l’écart avec les traditionnalistes.

[7] « … Rabbi Yaakov Yossef était encore Rav de Sharigrod [aujourd’hui Shargorod, en Ukraine] – et fort opposé… à la voie hassidique – quand arriva dans la ville, un beau matin, à l’heure où les troupeaux sont menés au pâturage, un homme que nul ne connaissait et qui descendit de voiture au beau milieu de la place du Marché. Avisant le premier venu qui passait là avec sa vache, il l’appela et se mit tout de go à lui raconter une histoire si captivante… que l’homme fut incapable de s’en aller. Quelques mots de cette histoire étant tombés dans l’oreille d’un autre passant, tout décidé qu’il fût à continuer son chemin, il n’en prêta pas moins, lui aussi, l’oreille, s’approcha et resta là. Et bientôt il y avait tout un cercle d’auditeurs passionnés autour du conteur, et la foule ne cessait de croître. Dans le nombre, tout entier lui-aussi sous le charme, se trouvait le servant de la Maison de prière, arête sur son chemin alors qu’il s’en allait en hâte pour en ouvrir les portes. Le Rav, en effet, s’y rendait vers huit heures – on était en été – et il fallait que les portes fussent ouvertes bien avant…

A huit heures, donc, le Rav venant pour la prière… trouva porte close… Homme ponctuel, fort susceptible et emporté de caractère, que la colère prit aussitôt, [il] s’en fut, plein de fureur, à la recherche du servant… Il n’eut pas loin à aller, s’étant trouvé presque aussitôt nez à nez avec lui, dans la rue. Le Baal Chem Tov, en effet – car c’était lui le conteur – avait, tout en parlant, fait un signe au servant pour lui dire qu’il devait aller, et l’homme était parti au pas de course…

… Le Rav lui demanda violemment pourquoi il avait ainsi failli à sa tâche, et pourquoi il n’y avait personne non plus d’entre tous ceux qui étaient toujours là d’habitude. Le servant répondit que tous ceux qui se rendaient à la Maison de prière avaient été, comme lui, arrêtés en chemin par le conteur, là-bas, et la merveilleuse histoire qu’il racontait… Le Rav se vit contraint, ce matin-là, de dire seul l’office du matin ; et quand il eut fini, il dépêcha son servant sur la place du Marché, avec la consigne de lui ramener l’étranger. “Je le ferai battre de verges !”…

Dans l’intervalle, le Baal Chem Tov, qui avait achevé son histoire… s’était rendu à la taverne où le servant finit par le rejoindre, s’acquittant alors de la commission.

Le Baal Chem Tov obtempéra sur l’heure et, la pipe aux lèvres, entra tout droit chez le Rav… ‘Qu’est-ce qu’il te prend, éclata-t-il avec autorité… d’arrêter les gens qui vont à la prière ?

– Rabbi, répondit avec calme le Baal Chem Tov, il n’est pas sain à vous de vous emporter de la sorte. Laissez plutôt que je vous raconte une histoire…’ », M. Buber, op. cit., pp. 107-108.

[8] Ibid., p. 3. Illustration de la singulière puissance performative de ce type de récit : « Un jour qu’on demandait à un Rabbi (dont le grand-père avait été le disciple du Baal-Chem) de raconter une histoire, il répondit : ‘Une histoire, il faut qu’on la raconte de telle sorte qu’elle agisse et soit un secours en elle-même’. Puis il fit ce récit : ‘Mon grand-père boitait sévèrement. Comme on lui avait demandé de raconter quelque chose de son Maître, il se prit à relater comment le saint Baal-Chem, lorsqu’il priait, sautillait et dansait sur place. Et, pour bien montrer comment le Maître faisait, mon grand-père, tout en racontant, se mit debout et, emporté par son récit, sautilla et dansa lui-même. A dater de cette heure, il fut guéri’… », Ibid., p. 4 (traduction légèrement modifiée).

[9] Livre qui, incidemment, peut éclairer d’un jour nouveau le fonctionnement général du trotzkisme – avec ses nombreuses dissidences – après l’exil forcé de Lev Davidovitch Bronstein dit Trotzki mais aussi celui de certaines cellules atypiques des Parti communistes au temps de leur splendeur, ou encore celui de certains séminaires de philosophie et de psychanalyse…

[10] Quitte à se faire vertement rabrouer pour avoir oublié que la grande affaire est celle de la parole vivante, de l’énonciation déployant des effets de déssaisissement ici-et-maintenant et non pas de l’énoncé – toujours en réserve, toujours dans l’attente d’un interprète autorisé qui lui porterait secours et, le sortant de lui-même, lui redonnerait un peu de vigueur :

« Un disciple du Baal-Chem prenait secrètement par écrit ses enseignements. Un jour, le Baal-Chem, ayant vu un démon qui courait à travers la maison avec un livre sous le bras, lui demanda : ‘Quel livre as-tu donc là… ?’ Et le démon… répondit : ‘C'est le livre dont tu es l'auteur !’

Le Baal-Chem apprit ainsi qu'il y avait quelqu'un qui, en secret, couchait par écrit ses paroles. Il réunit ses disciples et leur dit : ‘Quel est celui d'entre vous qui prend copie de ce que je vous enseigne ?’ Le disciple qui avait pris des notes se déclara et apporta au Maître ce qu'il avait consigné. Longuement, page après page, le Baal-Chem en prit connaissance. Puis il dit : ‘II n'y a pas là un traître mot que j'aie prononcé ! Tu n’écoutais pas pour l’amour du Ciel, les puissances du mal se sont emparées de toi, et tes oreilles ont entendu ce que je n’ai pas dit’ », Ibid., p. 120 (traduction modifiée).



Petites histoires entre ‘haverim… © Copyright 1978-2010 Richard Zrehen