lundi 28 avril 2008

Infortunes de la vertu…




Un ancien champion automobile, devenu sénateur, qui boit, court les femmes, abandonne la politique et se retire dans une communauté religieuse ; un ministre de la Modernisation, en charge des relations avec le FMI et la Banque Mondiale, renonçant publiquement à son salaire le jour de son entrée en fonction, forcé de démissionner, la presse ayant révélé que son entreprise d’import-export de pièces détachées automobiles avait obtenu un contrat pour la fourniture de lait en poudre [!] au ministère de l’Education ; un vice-ministre du Budget abandonnant sa fonction, convaincu d’avoir « amélioré » son CV ; un président, marié et père de 6 enfants, accusé d’utiliser les ressources de l’appareil d’Etat pour avancer la carrière de sa protégée…

Nous sommes au Paraguay, petit pays – bordé à l’est par le Brésil, au sud, par l’Argentine, au nord-ouest par la Bolivie – où une élection présidentielle vient d’avoir lieu, qui a vu la victoire d’un candidat d’opposition.

Tout cela serait banal en Amérique latine, encore plus dans un pays où la corruption règne notoirement depuis le retour de la démocratie en février 1989, au lendemain de la déposition d’Alfredo Stroessner, « président » depuis 1954, à ceci près : les politiciens concernés sont ou Mennonites ou proches d’eux.

Les Mennonites, anabaptistes (proches des Amish) issus de la Réforme suisse et hollandaise, sont ainsi nommés par référence à Menno Simons (1496-1561), ancien prêtre catholique ayant rompu avec l’Eglise ; considérés comme des protestants radicaux, ils ont pour guide les Evangiles et pour modèle l’Eglise primitive : frugalité, vie communautaire, pacifisme, respect de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, hospitalité mais grande méfiance à l’égard du monde – de ses voies mais aussi du progrès technique qu’ils n’accueillent qu’avec réticence.

On trouve des Mennonites – ils seraient 1 500 000 en tout – en Bolivie, au Canada, au Congo-Kinshasa, en Inde, aux USA, et au Paraguay, où ils ont été appelés dès les années 1920 par le président Manuel Gondra pour coloniser le Chaco, immense territoire hostile sur lequel la Bolivie avait des vues…

Comment des gens d’une foi si austère ont-ils pu se laisser embarquer dans une aventure politique et succomber à la moins sophistiquée des tentations ? L’orgueil ? La certitude sans faille des « Elus » ?


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Retour aux années 20 : les autorités paraguayennes, désireuses de renforcer leur présence dans une région quasiment inhabitée mais convoitée par le voisin bolivien, persuadé que le sous-sol regorge de pétrole, ont l’idée de convier certains de ces réprouvés – les Mennonites ont souvent été persécutés par le passé –, durs au travail et obstinés, à s’installer sur un territoire vastissime (60% du pays), où l’eau est rare et la terre, ingrate, rapporte Graeme Wood, dans le Weekly Standard (21 avril 2008).

Les Mennonites acceptent, implantent des fermes et, en dépit des difficultés, parviennent à développer un début d’agriculture permettant à peine leur survie mais qui va se révéler précieuse pour le Paraguay, lors de la guerre du Chaco (1932-1935) : les soldats boliviens, très loin de leurs bases, mourront littéralement de faim et de soif sous un soleil de plomb, les soldats paraguayens, régulièrement ravitaillés à partir des exploitations mennonites relativement proches, finiront par prévaloir.

En quelques décennies, la situation va spectaculairement changer : l’introduction de l’herbe à bison par exemple, qui absorbe l’eau et la retient, va permettre aux Mennonites d’améliorer le rendement et de s’ouvrir à l’élevage. En 1964, est enfin achevée la route menant de Filadelfia, la plus importante des villes mennonites du Chaco, à Asunción, la capitale. Au tournant des années 1980, les Mennonites sont, et de loin, les plus gros producteurs de viande et de produits laitiers du pays.

Devenus aisés, voire riches, les Mennonites abandonnent leur isolationnisme délibéré et envoient leurs fils [!] à la capitale pour en faire les médecins et avocats [!!] du Chaco. Ecoles et églises mennonites s’ouvrent à Asunción pour les accueillir. Et quand l’épouse de l’ancien président éprouve le besoin de se faire hospitaliser au début des années 1990, le choix de l’hôpital de Filadelfia semble s’imposer. – Il se dit que le service psychiatrique de cet hôpital est le meilleur du pays : le fait d’être issus de mariages endogames aurait donné à ses praticiens une expérience incomparable en matière de troubles psychiques…

Peu de temps après sa sortie de l’hôpital, convaincue que ses problèmes relèvent plus de l’âme que du corps, Mme Maria-Gloria Duarte Frutos se fait baptiser, se convertit au mennonisme et commence à entraîner son journaliste, avocat et futur président de mari à Raices (Racines), la plus grande des églises mennonites d’Asunción : où officie le pasteur Horst Bergen, petit-fils d’immigrés, où le service est conduit en espagnol et pas en allemand, où il y a plus de catholiques convertis que de descendants directs de mennonites germanophones, où la congrégation est plutôt « progressiste » (pas de vêtement traditionnel, par exemple) mais où, comme dans toutes les églises mennonites, l’on prêche la paix, les valeurs familiales et la vie vertueuse.

Au lendemain de l’élection présidentielle de 2003, on verra de nouveaux « fidèles » fréquenter l’église et tâcher de se rapprocher de la travée du président – qui est catholique, comme l’écrasante majorité des habitants du pays ; certains de ces nouveaux venus iront jusqu’à se faire baptiser… Le pasteur Bergen se souvient de « fidèles » essayant de donner leur CV au couple présidentiel en cours de service.

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Tout le monde s’accorde à dire que c’est la conversion de Mme Duarte Frutos qui a précipité les Mennonites du pays dans la politique.

Certains, minoritaires, se méfiaient, estimant qu’entrer en politique n’était pas dans la tradition… et pourrait amener la chute des memmonites. Mais le sentiment majoritaire était, selon l’historien memmonite Gérard Ratzliff : « … Si nous ne participons pas à l‘administration du Chaco, d’autres le feront. Et ce sera pire. »

C’est ainsi qu’Orlando Penner, surnommé le Michael Schumacher memmonite, ancien gouverneur de la province de Boquerón entre au Senat dans les années 1990.

En 2003, M. Duarte Frutos est élu à la présidence de la République. Il n’était pas le candidat idéal pour les Mennonites, écrit Graeme Wood, n’étant pas réputé pour sa probité, tant dans sa vie publique que dans sa vie privée ; mais il était considéré comme un moindre mal dans un pays émergeant à peine de 35 ans de dictature. Surtout, les Mennonites pensaient rendre la politique plus propre… et, outre leurs compétences, leur réputation d’intégrité les désignait d’office pour occuper des fonctions élevées : Carlos Wiens, médecin, à la Santé publique ; Carlos Walde, très riche industriel, à la Modernisation ; Ferdinand Bergen (le frère du pasteur, marié à la meilleure amie de Mme Duarte Frutos), lui aussi très riche industriel, à l’Industrie et au Commerce.

Parallèlement, dit Horst Bergen, l’église [Raices] commençait à regarder autour d’elle, parce qu’elle voyait en ce développement, une « opportunité » évangélique. Les Mennonites pouvaient, autant que d’autres [missionnaires] gagner des âmes au Christ : « [Notre] principe a toujours été : nous vivons dans le monde mais nous tâchons de maintenir nos distances… Maintenant, les groupes plus modernes estiment devoir agir dans le monde »…


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Après 5 ans, le bilan est édifiant.

Les ministres, et autres « officiels » mennonites ont, pour la plupart, démissionné pour divers manquements, non sans jeter le discrédit sur leur communauté, et se sont retirés de la politique.

M. Duarte Frutos ne semble plus être le bienvenu à Raices, et les représentants de l’église… sont plus qu’embarrassés d’avoir un membre de la congrégation accusé d’abus de pouvoir flagrant.

Des « indigénistes » font valoir« au nom » des Indiens, avec plus de force qu’il y a quelques années, des revendications sur un Chaco qu’ils avaient ignoré du temps qu’il était désertique, et auquel ils trouvent beaucoup d’attraits maintenant qu’il a spectaculairement été mis en valeur.

Plus intéressant, et inattendu dans un pays longtemps gouverné par les Jésuites et où l’on parle officiellement l’espagnol et le guarani, on entend désormais des propos étrangement familiers : « Un homme politique m’a dit, rapporte encore Graeme Wood, que les Mennonites étaient devenus l’objet de théories complotistes de type antisémite : ‘‘Voici une autre petite secte qui se manifeste et va dominer le pays, tout comme les Juifs ont dominé le monde’’. »


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Rappel : Mme Blanca Margarita Ovelar de Duarte, ancien ministre de l’Education [!], candidate du Partido Colorado [au pouvoir depuis 61 ans] et protégée du président sortant, a été battue par M. Fernando Armindo Lugo Méndez, évêque catholique (dit « rouge » ou « des pauvres ») associé à l’Internationale Socialiste, nouveau président du Paraguay depuis le 20 avril 2008.


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Sources :

Graeme Wood, « Mennonites and Mammonites... in Paraguay », The Weekly Standard, Volume 013, Issue 30, 21 avril 2008.
« Changement de garde au Paraguay », Le devoir, 21 avril 2008.
Bernard Cassen, « La saga des mennonites », Le Monde diplomatique, août 2001.
Encyclopédie catholique.

Illustrations :

Carnaval, copyright Alain Rothstein.

Ange à la lyre, copyright Alain Rothstein.

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