jeudi 26 mars 2009

For « connoisseurs »… [I]



En 1898, Estherazy vient d’être acquitté et l’Aurore de mettre en première page le J’accuse… ! de Zola, Gyp [voir, dans cet espace, Un curieux penchant II, mis en ligne le 16 février 2009] publie chez Flammarion Israël, sorte de roman à clefs[1], aux titres de chapitres évocateurs : C’est euss’ qu’est les rois, Châteaux en… France, Leur sens moral, Ceux qui ne les gobent pas, Ceux qui n’en veulent pas, Leur patriotisme, Leur tact…

Gyp est le nom de plume de la comtesse de Martel de Janville (1849-1932), née Sibylle Aimée Marie Antoinette Gabrielle Riquetti de Mirabeau, arrière petite nièce du turbulent et talentueux tribun révolutionnaire, Honoré de Mirabeau, partisan entre autres de l’émancipation des Juifs. – Descendant d’une famille florentine, Honoré de Mirabeau était réputé avoir quelques gouttes de sang séfarade…

Un œil pour le détail pittoresque, un rien de méchanceté qui la faisait redouter et juger « spirituelle »[2], romanesque, passionnée[3], nationaliste convaincue abhorrant tout ce qui était allemand, boulangiste enflammée, anti-dreyfusarde militante, anti-sémite affirmée, cette femme du grand-monde, patronne des arts et des lettres[4], aujourd’hui bien oubliée, fut un écrivain à succès – plus de 120 livres à son actif dont un, Le mariage de Chiffon, a été porté à l’écran par Claude Autant-Lara[5] en 1941 (avec Odette Joyeux dans le rôle de Chiffon).

Dans Israël, il est question de Juifs (non d’Israélites !), spécifiquement de Juifs allemands, pas de « tueurs de Christ » ni d’« Asiates » mais de riches phynanciers sans scrupules ni manières, d’excès, d’hubris, de passe-droit, de compromissions, de veulerie et de quant-à-soi. – Le théologique a lentement laissé la place au politique depuis la fin du Ier Empire, ce que la proche séparation entre l’Eglise et un Etat dont elle n’est plus la colonne vertébrale ne fera qu’officialiser, et la question pertinente semble désormais être celle de la nature de l’appartenance à la collectivité nationale française, droit ou « sang », contrat ou « race ».

Israël porte témoignage non de la force des préjugés, ce qui serait banal, mais de l’effet proprement dévastateur que produit sur des « locaux » très anciennement enracinés l’irruption de l’Etranger dans « leur » monde, ici celui de l’ostentation, de la puissance, du spectacle et du « goût » : ange noir portant, mieux étant la nouvelle de leur prochaine irrelevance. Du visiteur, on s’accommode, on le moque, on le souffre ; on peut même s’enticher (provisoirement) de son exotisme[6].

De celui qui vient s’installer, bousculer les repères, déranger les équilibres, les rapports de force, les pré-attributions de biens et positions sociales, des femmes aux décorations en passant par les postes enviables, on ne veut absolument pas. – Cela vaut aussi pour le monde du travail, mais la Nécessité qui le gouverne, gagner sa subsistance, ne permet pas toujours de l’apercevoir aussi clairement. Quand bien même il ferait tous les efforts possibles pour se fondre dans le paysage, parce que ce qui est localement désirable est toujours rare d’être désiré, comme l’expose Sartre[7], quelle que soit son apparente et mesurable abondance.



Partout, l’Etranger est un compétiteur, particulièrement en temps de Crise comme on sait, et il ne s’agit pas d’un problème « économique », sauf à inclure le psychique dans l’économie : le trait sous lequel sa « différence » supposée non résorbable est reconnue et stigmatisée peut changer de nom, la « brioche » ou le « pain » qu’il est réputé venir voler, selon les « lieux » sociaux investis, est un signifiant très plastique, pas un référent – s’en sont bien rendus compte, pour ce qui nous concerne, non seulement les Maghrébins récemment venus en France, pour qui il s’agit principalement de leur religion, mais aussi les Italiens, les Arméniens et les Polonais qui les ont précédés au XXe siècle, pour qui ce ne pouvait absolument pas être le cas et qui se sont heurtés, eux, à un protectionnisme touchant l’« emploi » –, demeure ceci que L’Etranger n’a pas de place là où l’identité collective du groupe d’« accueil » fait question, est en proie à une reconfiguration violente.

L’Etranger est par nature forclos du Symbolique qu’il espère intégrer si celui-ci manque de son étai. En 1898, la France, honteuse et pleine de ressentiment à l’égard d’une Allemagne qui l’a défaite et rétrécie, est tiraillée entre une République hésitante et une Royauté impossible à restaurer…

Inassimilable, par conséquent, y est à ce moment l’Etranger. Encore plus s’il est Allemand. Juif de surcroît, et inexpiablement riche, c’est-à-dire en vue… Et le Juif alsacien, qui s’imaginait hors du coup d’être français depuis avant la Révolution, se retrouve symboliquement « désassimilé », amalgamé à son corps fortement défendant et étiqueté « Allemand », comme l’Affaire Dreyfus vient de le lui découvrir à son grand désarroi.

Inassimilable, cet Etranger-là, le Juif allemand ayant choisi la France mais aussi le Juif alsacien fraichement « germanisé » bien que resté farouchement français après l’annexion de l’Alsace et la Lorraine, le restera deux-trois générations, le temps d’un long et cruel bizutage, le temps de trouver un objet pouvant faire consensus, d’être venu après-coup s’ajouter au « stock » des enviables tel qu’il était au moment de son arrivée contestée : une guerre, par exemple[8]…

Jusqu’au moment où, devenu à son tour un « local », sa « différence » vidée (en apparence) de pertinence par la résolution de la question de l’« identité nationale » (mais aussi, souvent, par son propre éloignement d’avec sa tradition d’« origine »), il deviendra capable d’affronter l’Etranger qu’il croira ne plus être, le Juif de l’Est, avec le même dédain, la même hargne que ceux qui l’avaient autrefois accueilli[9].

La résolution de cette question n’était que provisoire et l’éloignement d’avec sa tradition, inutile, comme cet Etranger amalgamé et « acclimaté » le découvrirait lui-même avant peu, avec horreur, au début des années 1940 : rejeté, malgré ses morts de 14-18 et ses médailles militaires, au même titre que ce compagnon d’infortune de qui il avait tant cherché à se distinguer.

On peut changer d’« affiliation religieuse », pas s’arracher à la prétendue « race » qu’on vous oppose avec la haine désespérée qu’engendrent les très vieilles angoisses brutalement revenues à la surface et qu’il faut vite refouler, tant bien que mal : la question du régime, République ou Royauté définitivement réglée, les royalistes n’ayant pas réussi à s’affirmer en raison des atermoiements du comte de Chambord [10], et le boulangisme ayant fait faillite [11], il allait s’avérer que le politique, en France, avait certes pris le pas sur le théologique mais n’avait pas sa capacité à fixer le réel, à aveugler, comme il avait très longtemps, lui, su le faire, la béance reconnue-déniée sous le nom de « Juif ».

Béance du sexuel comme différenciant.– Ce qui demande, bien sûr, à être développé…[12]




Revenons à Gyp et à son Israël.

Extraits :

Le matin à 10 heures ½, avenue du Bois de Boulogne [aujourd’hui, avenue Foch], porte Dauphine, auprès de l’allée des Cavaliers.

Un Voyou, 20 ans, le nez écrasé, la figure mouchetée de taches de rousseurs [sic], les yeux en trous de vrille, à l’arroseur qui détourne son jet pour ne pas toucher un bicycliste qui arrive à fond de train sur la chaussée. – Gicle donc d’ssus !…

L’arroseur, blasé. – … quoi faire ?…

Le Voyou. – Pour voir !…

L’arroseur. – Ca vaut pas l’coup !

Le Voyou. – C’aurait pourtant été rigolo de l’faire camboler !…

L’arroseur. – Les bicyclisses, ça leur fait rien !… Les cavaliers, à la bonne heure !…

Le Voyou, avisant un cavalier qui arrive au pas dans l’allée. – Sur ç’ui-là, tiens !… l’a eun’ vraie binette à la désastre, ç’ui-là !…

L’arroseur, regardant le cavalier et détournant précipitamment son tuyau. – T’es fou, que j’pense !…

Le Voyou. – Pac’que ?

L’arroseur, encore tremblant. – C’est l’baron Mac Chabée d’Clairvaux, voyons !… [il s’agit probablement du comte Mac Chabée d’Clairvaux et non pas du baron, comme le suite va le montrer.]

Le Voyou, regardant le baron qui passe devant eux. – Crénom !… en a t’y un blair !…

L’arroseur. – Dame !… on l’aurait à moins !…

Le Voyou, regardant le cheval. – L’a eun’ chic cagne, toujours !… c’est vrai qu’il a d’quoi douiller !…

L’arroseur. – Oui… l’a d’quoi… ben, tu m’croiras si tu veux ?… on m’donnerait d’quoi à condition d’êt’ youtre qu’j’en voudrais pas !

Le Voyou, perplexe. – Moi, j’sais pas… mais j’crois qu’si j’pouvais, j’m’appuierais bien ça !…

… Silence assez long. L’arroseur est descendu à une autre bouche d’eau ; le voyou l’a suivi. Montrant une bande de cavaliers qui arrivent dans l’avenue, revenant du Bois. – Tiens !… le v’là qui s’ramène, l’baron Mac Chabée d’Clairvaux ! avec des aut’… et des personnes ! c’est-y la baronne, c’te chouette-là ?

L’arroseur. – La baronne ! alle monte pas avec l’baron ! alle monte à neuf heures… avec un grand blond…

Le Voyou. – Qu’est youpin aussi ?...

L’arroseur. – Tu n’voudrais pas ?…

Le Voyou. – Ca n’vaudrait pas le troc !...

L’arroseur, regardant les cavaliers. – ça doit êt’ madame… (Il cherche.) Ah…je n’sais pas ! j’sais seulement qu’c’est eun’ marquise !…

Le Voyou. – Eun’ pour de vrai ? ou eun’ comme c’est qu’Mac Chabée est baron ?…

L’arroseur. – Comment donc qu’c’est qu’il est baron ?… c’est pas comme les aut’ !…

Le Voyou. – C’est comme les aut’ qui l’sont comme lui… c’est pas comme les aut’ qui l’sont comme y faut qu’on l’soye… (A l’arroseur qui le regarde étonné.) J’sais ça pac’que j’ai été dans eun’ maison chic… à l’écurie… où qu’c’est qu’les larbins parlaient des patrons… c’taient des vrais nobles… qu’avaient des titres sans l’s avoir payés…

L’arroseur. – Alors, ceux qu’on a pas payés, c’est les meilleurs ?…

Le Voyou. – Paraît… (Regardant les chevaux qui passent.) Si c’est pas qu’ils ont des chics titres, ils ont des chics canassons, toujours !…

L’arroseur. – Oui… l’baron Daniel surtout… […] L’fils Mac Chabée d’Clairvaux… l’pus gros… l’aut’, le p’tit, c’est le baron Joseph…

Le Voyou. – C’est pas possible !… t’as gardé les cochons avc, qu’tu les appelles par leurs p’tits noms ?…

L’arroseur. – Non… c’est les sergots… qui m’les ont montrés…

Le Voyou. – Alors, c’est les sergots qu’ont gardé les cochons avec ?

L’arroseur, méprisant. – Pour veiller d’ssus, faut bien qu’y sachent comment qu’c’est qu’ils ont l’nez fait, s’pas ?…

Le Voyou. – Ca, tout l’monde sait comment qu’c’est qu’ils ont l’nez fait… (Réfléchissant.) Mais… veiller d’ssus ?… pourquoi que c’est y qu’on veille d’ssus ?…

L’arroseur. – Pac’que c’est les Mac Chabée d’Clairvaux !…

Le Voyou. – Alorss’, c’est euss’ qu’est les rois !…


*

A la gare du Nord

Mouvement de va-et-vient encore plus accentué qu’à l’ordinaire. Les employés courent dans toutes les directions. On entend continuellement les sonneries et les sifflets de manœuvres. Il est cinq heures du soir.

Sur le quai

L’employé supérieur. – Qu’on… arrête [le départ du 29 bis], nom de nom !… qu’on l’arrête !… (Il se précipite sur une sonnerie.) et qu’on laisse passer le train spécial !…

L’employé quelconque. – Y a déjà du retard… les voyageurs commencent à gueuler…

L’employé supérieur. – Eh ben, ils gueuleront !… ils gueuleront tant qu’ils voudront ! j’m’en f… j’ai des ordres…

La porte d’un salon réservé s’ouvre. Il en sort :


Le comte Mac Chabée de Clairvaux, 60 ans. Nez fabuleux. Cheveux et favoris blancs et clairsemés. Oreilles plates, longues et exsangues, traversant le quai avec la marquise de Maugiron. – Ché né fus ovvre bas lé pras… barcé gué ché sais gué les tames aiment mieux s’ogguber té leurs ropes et té leurs bedides avvaires… gar fus safez bien gué, sans ça… (Il la regarde tendrement.)

La marquise, 38 ans. Mince, grasse [ !], souple, blonde, une taille charmante, beaucoup d’élégance, de race et de chic. L’air étonnamment jeune. – Merci !… vous avez toutes les délicatesses… (Elle le regarde tendrement aussi.)

Le vicomte d’Ebrouillar, 27 ans, pas grand mais bien pris. Jolie tournure, jolis yeux bleus, joli teint rose, jolis cheveux très blonds. Tout en lui est joli, élégant et pomponné. Trop bien mis. Modes anglaises de demain. Offrant son bras à la comtesse Mac Chabée de Clairvaux. – Voulez-vous accepter mon bras pour traverser ?… (Bas, après avoir regardé si Maugiron qui les suit ne peut pas entendre.) Je t’adore !…

La comtesse Mac Chabée de Clairvaux, 49 ans, grande, molle [ !], très serrée. Nez fabuleux. Cheveux très noirs. Peau rugueuse, d’un rouge violacé, transparaissant sous une couche considérable de poudre de riz. L’aspect d’une énorme framboise roulée dans du sucre. Regardant aussi si Maugiron ne peut pas entendre. – Tais-toi !… et ne me regarde pas comme ça ! j’ai peur de me trahir !…

Le marquis de Maugiron, 40 ans, grand, très beau, distinction infinie, grand air et grand chic. Qui devine ce qu’il n’a pas entendu, à lui-même. – Pauv’ d’Ebrouillar ! il est parfois dur de gagner sa pauvre vie !… (Regardant sa femme qui monte dans le train avec le comte Mac Chabée de Clairvaux.) j’aime encore mieux ne pas faire ça moi-même !…

Le train spécial s’ébranle lentement. Il est 5 heures 30. Le train de 5 heures [le 29 bis] s’avance.

*

Dans un compartiement du train spécial :


Le duc de Grenelle, 48 ans, beaucoup de chic et peu d’argent, au beau des Effluves. – Je ne savais pas que vous alliez chez les Mac Chabée ?… Je ne vous y ai jamais vu…

Le beau des effluves, 35 ans, beau, gracieux, aimable, poétique, etc., etc., professionnel flirteur. – Mais je n’y suis jamais allé ! c’est la première fois… ils m’ont invité à venir faire l’ouverture… c’est, je crois, la première année qu’ils chassent ?…

Le duc de Grenelle. – Oui… Ils ont acheté le château des Quatre-Tours il y a quelque temps déjà, mais ils ont eu beaucoup de peine à organiser la chasse… on ne voulait ni leur vendre ni leur louer les terres[13]… enfin, ils y sont arrivés…

Du Helder, 38 ans, aime le monde quand même et va dans tous. – Ils avaient de quoi !…

Le petit de Jabo, 23 ans, un peu envieux et las de la vie. – Le fait est qu’ils sont riches que c’en est dégoûtant !…

D’Alveol, 40 ans, bon garçon gobeur, heureux de vivre. – Pourquoi donc ça, dégoûtant ?… moi je trouve que c’est chic comme tout…

Le petit de Jabo, 23 ans, un peu envieux et las de la vie. – Le fait est qu’ils sont riches que c’en est dégoûtant !…

Vicomte de Sangeyne, 38 ans, du chic, de l’esprit, pas d’argent, pas très bien élevé. A l’horreur des Juifs. – T’es pas difficile !…

[…]

Le duc de Grenelle, qui est arrivé en retard et n’a rien vu. – C’est singulier !… j’aurais parié que les Maugiron seraient de la première série ? je ne les ai pas aperçus…

Sangeyne. – Ils y sont !… au salon d’honneur !… avec les patrons !…

Le petit de Jabo.– Et d’Ebrouillar ?…

Le beau des effluves.– Bien entendu…

D’Alveol, qui n’est jamais au courant de rien. – Pourquoi, bien entendu ?… (Personne ne lui répond.)

Le petit de Jabo.– C’est égal !… il est crâne, d’Ebrouillar !…

D’Alveol, qui ne comprend pas.– Tiens !… ben, en le voyant, je ne l’aurais pas cru !…

Le petit de Jabo, qui est navré de n’être pas à la place de d’Ebrouillar. – Pour faire le métier qu’il fait, il faut être diablement courageux !…

Le beau des effluves.– Pas si courageux que Mme de Maugiron !…

Le duc de Grenelle.– Euh ! euh !… je ne sais pas trop !…

Le petit de Jabo.– Enfin, on dira ce qu’on voudra, c’est beau l’argent, c’est utile !… voilà ce vieux cochon de père Mac Chabée qui s’offre la plus joli femme de Paris…

Sangeyne. – Et qui, après avoir ostensiblement volé dans tous les pays et dans toutes les affaires, étant connu pour le pire des filous, trouve moyen de recevoir chez lui MM. de Grenelle et de Maugiron… (Blagueur.) les plus grands noms de France… et vous tous qui êtes bien nés et bien élevés…

[…]

Du Helder. – Et pendant que Mac Chabée fait de nous sa société, sa femme fait les délices du plus joli homme du monde… (Tête du beau des Effluves.)

[…]

Sangeyne. – Vous exagérez peut-être un peu ?… (le beau des Effluves se rassérène.) Si vous disiez ‘du plus joli des hommes du monde’, ce serait déjà bien gentil… et d’ailleurs mérité… (Retête du beau des Effluves.)

[…]

Le petit de Jabo, caressant le chien de M. d’Oronge qui est venu poser sa tête sur ses genoux […] –… là… voyez-vous… je le trouve un peu trop rose… et le poil est tombé par places…

Monsieur d’Oronge, indigné. – Tombé !… le poil !… jamais !… il n’y en a jamais eu… mon chien est chauve sur les tempes, comme tous les animaux de pur sang… c’est une preuve de race, le poil clairsemé !… ça prouve que le produit est tracé…

Sangeyne. – Alors, Mac Chabée doit l’être joliment, tracé !…

Du Helder. – Si vilain qu’il soit, je changerais bien avec lui, moi !… il n’y a pas à dire mon bel ami, c’est eux qui ont le gros lot !…

Sangeyne. – C’est le cas de le dire !… oui, il est certain qu’aujourd’hui il n’y a plus ni de noblesse – j’entends de noblesse qui se tienne – (tête du duc de Grenelle.) ni privilèges, ni honorabilité, ni morale, c’est à eux le gâteau !… ils sont les vrais grands de la terre !… le comte Mac Chabée de Clairvaux, contumace, protégé dans ses promenades par des agents de la sécurité contre des chantages trop flagrants ou des coups de tampon trop sérieux, est un personnage aussi important que n’importe quel souverain moderne… il ne lui manque que la naissance et le prestige… à part ça…

Du Helder. – On dit que Maugiron bâtit un hôtel qui coûtera 3 millions…

Le petit de Jabo. – Et ce qu’il a gagné dans les mines d’or !… (Avec regret.) d’Ebrouillar aussi…

Du Helder. – Comment se fait-il qu’il soit dans le train avec nous, Mac Chabée ?… au lieu d’être là-bas à nous attendre tout installé d’avance…

Le duc de Grenelle.– Non… il a raison !… les souverains emmènent ainsi leurs invités avec eux en train spécial…

Sangeyne riant. – Ils ont tout pris… même les traditions !…


A suivre…


Notes :



[1] Catherine Nicault donne plusieurs éléments permettant d’identifier certaines des figures à partir desquelles Gyp a construit ses « héros » dans « Comment ‘‘en être’’ ? Les Juifs et la Haute Société dans la seconde moitié du XIXe siècle », Archives Juives, n° 42/1, 1er semestre 2009, Paris, Les Belles Lettres, notamment pp.14-17.

[2] « Voici comment [Anatole] France parle de Gyp [...] dans la Vie littéraire, série II : ‘‘ Le pseudonyme de 'Gyp' cache une gracieuse femme, l'arrière-petite-fille de Mirabeau-Tonneau dont elle rappelle l'esprit prompt, indocile et mordant... », Jeanne-Maurice Pouquet, Le Salon de Madame Arman de Caillavet, Ses amis Anatole France, Commandant Rivière, Jules Lemaître, Pierre Loti, Marcel Proust etc., Paris, Hachette, 1926, p. 158.

[3] Déclenchée par une bizarre tentative d’attentat au vitriol sur sa personne, une longue et vicieuse querelle aux étonnants prolongements judiciaires l’a opposée dans les années 1880 à Octave Mirbeau, qu’elle poursuivait d’une affection dont l’écrivain ne voulait pas, et à la future Mme Mirbeau, la très jolie Alice Regnault (née Augustine Toulet), actrice, cocote en vue et potinière au Gaulois, en qui elle voyait une rivale…

De cette querelle riche en rebondissements, Gyp a tiré un livre à clefs, déjà, Le Druide, paru chez Victor-Havard en 1885. Cf. Pierre Michel, « Octave Mirbeau et l'affaire Gyp », in « Littératures », Presses universitaires du Mirail, n° 26, printemps 1992, pp. 201-219 – www.scribd.com/doc/7826974/Pierre-Michel-Octave-Mirbeau-et-laffaire-Gyp-

[4] M. Barrès, A. Daudet, E. Degas, A. France, M. Proust et P. Valery ont ainsi régulièrement fréquenté son salon, qui se tenait le dimanche du déjeuner au dîner.

[5] Il est piquant de noter que le (grand) cinéaste qui, sur son tard, deviendrait député européen du Front National, était le fils d’un homme, l’architecte Edouard Autant, qui avait contribué à démasquer Esterhazy : « Le père d’Autant-Lara fera preuve toute sa vie d’un bel anticonformisme qui se manifestera courageusement à l’occasion de l’Affaire Dreyfus. Dans des circonstances rocambolesques, Edouard Autant avait récupéré par l’intermédiaire d’une concierge qui faisait les poubelles, des pneumatiques et des lettres du regrettable Commandant Esterhazy, l’âme damnée de l’Affaire Dreyfus. Cette correspondance plaidait pour l’innocence du Capitaine et le père de Claude n’hésitera pas à en faire état, permettant ainsi, avec d’autres, l’ouverture du procès en révision du Capitaine Dreyfus. Alexandre Autant, le père d’Edouard, anti-dreyfusard enragé, ne pardonnera pas à son fils son engagement en faveur du bagnard de l’Ile du Diable. Les deux hommes ne se revirent jamais… », Francis Girod, Discours prononcé lors de sa réception sous la Coupole en hommage à Claude Autant-Lara, 17 décembre 2003, www.academie-des-beaux-arts.fr/actualites/receptions/2003/girod/discours%20girod.htm

[6] Celui, par exemple, d’un authentique rastaquouère, le brésilien de La vie parisienne de Jakob Eberst dit Jacques Offenbach…

[7] Le rare, en ce sens très fort, est un transcendantal dont rien ne peut venir à bout, même une explosion des « ressources » convoitées.

Nathalie Monnin (Sartre, Paris, les Belles Lettres, 2008) écrit : « La relation fondamentale qui s’engage entre les hommes et entre les hommes et la nature est structurée par la rareté. Le concept est d’importance chez Sartre, car, outre qu’il est la structure formelle de tous nos rapports, il permet de comprendre la sourde violence présente en chacun de nous à l’état diffus, quand elle ne s’exprime pas ouvertement dans la révolte – ou la Révolution. À Marx qui explique l’histoire humaine par la lutte des classes, Sartre réplique [dans Critique de la raison dialectique] : ‘‘Toute l’aventure humaine (…) est une lutte acharnée contre la rareté’’. », p. 138.

Et encore, p. 139 : « … il y a contradiction, il y a lutte, entre les hommes, mais les raisons ne sont pas à chercher ailleurs que dans l’homme lui-même, en ce qu’il a toujours plus de besoins que ce qui est à sa portée.

La rareté se fait d’abord sentir dans le surplus des hommes par rapport aux ressources disponibles. Mais Sartre ne limite pas la rareté aux besoins matériels ou à telle denrée, il l’étend à l’ensemble de l’activité humaine : le temps peut lui-même devenir rare dans nos sociétés, ou bien le travail, […] etc. Le concept n’a pas de contenu déterminé puisqu’il marque le rapport entre la demande et l’offre, c’est-à-dire qu’il signifie aussi l’intérêt d’une société à un moment donné de son histoire pour telle ou telle chose. Dans cette course à combler ce qui manque, l’autre apparaît alors comme celui qui peut prendre ma place, ce que Sartre nomme le contre-homme ». – Le contre-homme

[8] Et encore, cela ne désarmera pas la droite maurassienne ; au contraire. Maurras lui-même, à l'issue de sa condamnation en janvier 1945 pour haute trahison et intelligence avec l'ennemi anti-allemand militant, il avait pourtant assuré la publication de L'Action française pendant toute la période d'occupation avec pour slogan « La France seule », croyant ainsi se démarquer de la Collaboration –, déclarera assez bizarrement : « C'est la revanche de Dreyfus ! ». – Il vaut d'être noté que c'est à la prison de Clairvaux [!] que Maurras a passé ses dernières années, avant d'être gracié in extremis (pour raisons médicales) par le président de la République, Vincent Auriol. Cf. fr.wikipedia.org/wiki/Maurras

[9] Echo romanesque de la façon dont les OstJuden fuyant le léninisme, la Réaction polonaise ou encore la Garde de fer roumaine ont été considérés par les Juifs français [ici, alsaciens] dans les années 1920 : « Dès que le grand rabbin eut quitté la tribune […] l’office [de Yom Kippour] se poursuivit […] C’était le moment que depuis plus de quarante ans, Samuel Springer [chef de la célèbre « Galerie Springer » que nul Parisien n’ignore et que tout amateur d’art, fût-il de Londres ou de Shangaï, a eu à cœur de visiter] avait choisi pour sortir un instant du temple [!] […]

Debout, appuyé contre une colonne de l’atrium qui prolonge la cour, Samuel Springer considérait les groupes. Ceux-ci, nombreux, bruyants et colorés, étaient composés par tous ceux qui, n’ayant point de place, croyaient cependant accomplir œuvre pieuse en errant durant le jour entier parmi les corridors et les dépendances du temple. La synagogue était pleine, mais le nombre de gens qui demeuraient dehors était au moins égal à celui des Israélites [!] qui avaient pu entrer […]

En véritable artiste qu’il était, Samuel Springer souffrait presque physiquement en considérant le mauvais goût avec lequel certains de ses coreligionnaires s’étaient endimanchés. Voyantes et crues, les teintes des robes froissaient sa sensibilité tout autant que les corps épaissis de certaines femmes, leurs cous trop gras, leurs chevilles trop fortes. Il déplorait aussi les vestons trop strictement ajustés des hommes dont l’élégance cosmopolite [!!] s’alliait parfaitement aux gros diamants de leurs compagnes, à leurs colliers de perles et à leur paradis.

– Je ne reconnais plus personne, soupira-t-il […]

Les accents criards des gens qui le coudoyaient le tirèrent de sa rêverie. Bon gré, mal gré, il dut à nouveau s’intéresser à eux. Mais, découragé, il fit demi-tour et revint sur ses pas.

– Que de Pollacks [=Juifs polonais], murmura-t-il, ils nous submergent ! », Jacob Lévy, Les Pollacks (1925), rééd. Paris, L’Arbre de Judée/Les Belles Lettres, 1999, pp. 19-20.

[10] Le comte de Chambord, petit-fils de Charles X, promis au trône par l’assemblée élue en 1871 avec l’accord (et sous la surveillance) de Bismarck, recule au dernier moment, en refusant d'adopter le drapeau tricolore. Au moment de sa mort, attendue avec impatience par les royalistes qui soutenaient désormais Philippe d’Orléans, La République, que l’assemblée avait provisoirement adoptée dans l’attente de sa mort, se trouvera avoir pris racine dans l’opinion.

[11] Le général Boulanger, héros des « patriotes », adulé des femmes, soutenu par les bonapartistes et les monarchistes, n’ayant pas supporté la mort de sa maitresse, Mme de Bonnemains, se suicide d’un coup de revolver sur sa tombe dix semaines plus tard, le 30 septembre 1891. Le boulangisme restera orphelin jusqu’à la fin des années 1930.

[12] En attendant on peut déjà, nanti de cette indication minimale, se tourner vers d’autres horizons et tenter d’entendre d’une oreille plus fine quelques propositions contemporaines, où il est question de la dite béance, rapportées par Nonie Darwish : « “Les Juifs sont les ennemis des musulmans, indépendamment de l’occupation de la Palestine ; nous les combattrons, les déferons et les annihilerons jusqu’au moment où il ne restera plus un seul Juif à la surface de la terre”, Muhammad Ya’qoub, religieux égyptien... “Les Juifs propagent la guerre, l’homosexualité et la corruption dans le monde’’, Alaa Said, religieux égyptien… Zaghloul Al-Naggar, religieux égyptien, appelle “à la guerre contre les Juifs, qui sont des démons à forme humaine’’ [toutes déclarations faites aux télévisions arabes en janvier 2009] », Nonie Darwish, « Muslim Hate », Frontpage magazine, 25 mars 2009.

[13] « ... Souvent on entend passer dans les hauteurs l'équipage de chasse à courre du comte de Valon : sonneries de trompes, aboiements de la meute ; on peut reconnaître au son les péripéties de la poursuite [...] Je n'éprouve aucune sensiblerie à tirer sur un lièvre, mais la lente agonie du cerf aux abois m'est insupportable. [Ma sœur] Albertine [de Luppé] aurait eu plaisir à suivre ces chasses mais on n'était pas “en relation’’ avec la majorité des veneurs. Ils portaient un nom juif ! A cette époque il était de bon ton [!] d'être antisémite », Comtesse Jean de Pange (née Pauline de Broglie, sœur de Louis), Comment j'ai vu 1900 (t. III), Derniers bals avant l'orage, Paris, Grasset, 1958, p. 31.

Illustrations :

Blast from the Past © copyright Patrick Jelin.

Réserve © copyright Alain Zimeray.

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