Dans le cadre des Champs de la réflexion, Champs Libres, en partenariat avec la Société Bretonne de Philosophie (représentée par Nathalie Monnin, Patricia Heulot-Limido et Denis Kermen) a organisé à Rennes, fin janvier 2010, un cycle de conférences autour du thème : « Tu ne tueras pas ».
Philippe Réfabert, psychanalyste à qui le11èmeblog a souvent ouvert son espace (voir, par exemple, De la psychose normale ou encore de l’aptitude au transfert inversé I et II, mis en ligne les 12 et 16 mai 2008), est intervenu le 30 janvier, après avoir dialogué ès qualité avec le directeur du centre Sèvres, le théologien Paul Valadier.
On trouvera ci-dessous sa communication. R. Z.
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[Voici le plan de l’exposé :]
1) Je ferai une lecture de la ligature d’Isaac[1] comme du récit sous lequel se lit une injonction paradoxale fondatrice. Le récit, bien connu pour relater d’une part la grandeur d’âme d’Abraham et d’Isaac et d’autre part le miracle d’une intervention divine qui interrompt cette cruelle épreuve, peut aussi se lire comme le récit où on voit un père soutenir l’injonction paradoxale « tue et ne tue pas ». De la situation ainsi créée père et fils échappent, comme échappe un escalier, en offrant un bélier en sacrifice à Dieu. Cette symbolisation du meurtre du père imaginaire donne lieu à la succession des générations et à la coexistence du père et du fils. Un tel père a fait don de la trace de la mort à son fils.
2) En opposition à ce récit je parlerai de la clinique psychanalytique du meurtre d’âme. Celle où l’enfant est confronté à une injonction paradoxale explicite. « Je veux qu’il veuille apprendre », « je veux qu’il soit spontané » « je t’ai offert deux cravates, une jaune et une bleue, tu as mis la cravate bleue, tu n’aimes pas ta mère », toutes injonctions qui sont autant de double-binds qui figent l’enfant sur place si un témoin ne dénonce pas le piège qui est ainsi tendu. Le meurtre d’âme est aussi cet événement où un enfant subit un coup tel qu’il n’en a pas le souvenir parce que ses possibilités d’inscription psychique étaient transitoirement annihilées. À l’instant il était comme mort psychiquement. Pour illustrer cette clinique du meurtre d’âme je reprendrai le récit de Kafka intitulé « Le Verdict »[2] où je lis l’antithèse de la ligature d’Isaac. Là un père donne la mort au fils. Il meurtrit l’âme de son fils.
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Je tiens avec Winnicott[3] et Freud que la figure du paradoxe va de pair avec l’existence, qu’elle lui est connaturelle. Pour Winnicott – et c’est pour cette raison que je commence par lui –, la figure du paradoxe caractérise l’espace potentiel où l’enfant et la personne qui assure la fonction maternelle sont en relation. Une relation particulière puisque la « mère suffisamment bonne »[4] est celle qui présente le sein (ou le biberon) au moment et là où l’enfant peut le créer. C’est là une contribution majeure de Winnicott à la pensée psychanalytique. Ici le sein est tout d’abord partie de l’enfant et la mère « suffisamment bonne » est celle qui donne à l’enfant l’illusion – vitale –, que le sein fait partie de lui, un sein perçu par lui pour autant qu’il « ait pu être créé exactement ici et maintenant ». Quant à la mère, elle « donne du lait à un enfant qui est partie d’elle-même ».
Cette aire de l’illusion est une aire neutre d’expérience où l’enfant exerce sa capacité de jouer et de créer. Quant à l’objet transitionnel, cet objet tout à la fois moi et non moi, c’est celui qui vient donner corps à l’aire de l’illusion où le principe du tiers exclu n’a pas cours[5]. Cette aire, préservée tout au long de la vie de l’individu, se prolongera dans le champ de la création, qu’elle soit technique, scientifique ou artistique. De l’objet transitionnel, on peut dire qu’il est le lieu d’un accord passé entre le parent et l’enfant selon lequel il ne lui sera pas demandé si cet objet il l’a conçu lui-même ou s’il lui a été présenté de l’extérieur. L’important, dit Winnicott, c’est de n’attendre aucune décision sur ce point et, plus encore, « de ne jamais formuler la question »(The question is not to be formulated).
Il en est de même de l’image et du sein. Quand la mère suffisamment bonne regarde son nourrisson, elle le mange… [des yeux] et ne le mange pas. Ce couple manger/ne pas manger ne se résout pas mais échappe, et ce dans la formation de l’image que la mère se fait de l’enfant. C’est dans le regard maternel que l’enfant se mire et crée l’image de lui-même. Mon image est mienne d’avoir transité par l’autre maternel. Si la mère est crispée sur ses défenses, si elle est appliquée à faire obstacle à la résurgence d’une expérience traumatique, si elle est coupée de l’expérience qui la fonde, alors l’enfant voit. Et il voit quoi ? Le visage de la mère, objectivement. Un tel enfant est privé de la capacité de jouer à créer sa propre image. C’est à de telles expériences que fait penser la jeune fille schizophrène qui cherche en vain dans le miroir un reflet de son visage.
Chacune des parties de l’entité psycho-corporelle existe d’avoir été investie libidinalement par l’autre, d’avoir été vue, accueillie et réfléchie par l’autre, l’autre maternel.
Illustration clinique
Un collègue analyste qui travaille dans un hôpital de jour m’a rapporté une scène qui peut être lue comme une illustration clinique de ce procès. Il me parlait d’une jeune fille de 13-14 ans dissociée à qui on fait des enveloppements humides. Cette enfant, dont le regard plafonne, qui a des stéréotypies, qui s’automutile et engloutit ses aliments plus qu’elle ne les avale, quand elle urine, elle le fait certes le plus souvent dans les toilettes mais à côté de la cuvette. Un jour, au cours d’un enveloppement elle exige d’uriner dans la bassine où les soignants humidifient les draps. Après s’être rapidement concertés ils acceptent. De ce jour elle n’a plus uriné n’importe comment dans les toilettes. Elle avait créé l’enveloppement humide qui lui convenait. Elle s’était appropriée ses urines.
Cela pour dire que les urines, comme toute partie du corps, n’appartiennent au Moi que d’avoir été reçues par l’autre. Tout objet pour devenir mon bien propre doit avoir été accueilli comme don et restitué. Rien de ce qui m’est propre ne saurait l’être sans avoir trouvé en l’autre son lieu, sans avoir été retourné par l’autre. Radicale dépendance de l’autre pour s’appartenir, en propre. Ici nous nous rattachons au continent de pensée de Levinas qui dans un sens prolonge celui que Freud a abandonné après l’avoir découvert[6].
Deuxième illustration clinique
Hortense, sous ce nom je désigne une analysante chez qui la haine, le vœu de tuer, n’avait pas trouvé de lieu psychique en l’autre, n’avait pas trouvé d’inscription en elle. Pendant plusieurs semaines à raison de deux séances par semaine, Hortense s’était tenue en face-à-face dans une position silencieuse et renfrognée, refusant toutes les interventions de l’analyste et ses invitations à parler.
Tout ce qu’il disait était récusé ou tourné en dérision. Il avait envie de l’envoyer au diable et pendant des séances entières se défendit comme il put d’éprouver ce sentiment très désagréable, tout-à-fait inavouable, un sentiment qui se résumait par la formule « elle est à tuer ».
Il chercha pendant deux semaines ce qui pouvait nourrir en lui un tel sentiment. Jusqu’au jour où il put lui dire – et il n’en menait pas large –, qu’elle lui faisait ressentir de la haine. Il ne se souvient plus quelle formule il a employée, il pense avoir dit d’abord : « Vous me faites ressentir de la haine » ou « quelqu’un ressent de la haine pour quelqu’un ». Quelle ne fut pas sa surprise de voir le visage d’Hortense s’éclairer d’un sourire qu’il ne lui avait pas vu depuis longtemps. « Enfin quelqu’un qui ose me le dire. Je vois que je suscite ce sentiment partout où je passe ».
Dans cette séquence l’analyste lui avait fait don – un don payé à son prix –, de la capacité de nommer un sentiment qui n’avait pas eu droit à l’existence chez ses parents. Hortense de son côté, plus tard, en interrogeant des proches de la famille, apprit qu’elle avait été nourrie à l’entonnoir jusque tard dans l’enfance après la naissance d’une petite sœur. Pendant plusieurs mois elle avait refusé de manger et avait été gavée de force.
Le vœu de tuer cette petite sœur lui avait été interdit. Il n’avait pu se former faute de pouvoir être pensé, voire dit. La motion psycho-corporelle était restée sous forme de sensation, interdite de traduction. Interdite d’existence. Ses parents avaient opposé une fin de non recevoir aux appels que l’enfant faisait pour que ses sentiments nourris à l’égard de sa sœur soient accueillis.
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L’injonction paradoxale « tue et ne tue pas », camouflée en une épreuve où un père est appelé à immoler son fils aimé, est une réplique de l’injonction originelle énoncée par YHWH sous couvert de faute originelle. Mange de tous les arbres du jardin et ne mange pas de l’arbre de la connaissance du bon et mauvais[7], arbre compris dans l’ensemble de « tous les arbres » et dont il convient donc de manger et de ne pas manger.
Là, sur le mont Moriah, l’instance paradoxale, que l’univers romano-chrétien désigne du nom de « Dieu », demande à Abraham de tuer son fils Isaac : « fais le monter en holocauste », et de ne pas le tuer : « n’envoie pas ta main sur le garçon et ne lui fais rien ». Le prix à payer pour échapper est double : d’une part Abraham paye de sa personne, il souffre ; d’autre part, il offre un bélier. Le bélier offert en métaphore, en porteur de sens, est un animal adulte. À ce titre ce sacrifice symbolise le meurtre du père imaginaire où l’on peut reconnaître le père de la horde primitive du récit de Freud[8]. Abraham est celui qui sacrifie sa toute puissance, le caractère illimité de son pouvoir, et accepte la succession des générations, qui donne corps à la temporalité. Il donne, symboliquement, la trace de la mort à Isaac en donnant la mort au père imaginaire qu’il porte en lui[9].
Chez Freud, la figure de l’injonction paradoxale originaire se trouve loin de l’origine, au temps de la résolution du complexe d’Œdipe. Il en est ainsi dans toute l’histoire des sciences où le fondateur se place loin de l’origine et laisse à ses successeurs le soin de s’en approcher, comme en astrophysique celui de s’approcher du big bang. Ainsi dans le corpus de Freud cette figure paradoxale trouve sa formulation la plus claire dans Le Moi et le Ça, en 1923. Elle s’énonce ainsi : « Tu dois être ainsi (comme le père), [et] tu ne dois pas être ainsi (comme le père) ». Tu dois être comme lui, tu dois avoir toutes ses qualités et tu ne dois pas prétendre à sa qualité d’époux de sa femme, ta mère. La conjonction “et” se retrouve ici à la même place que dans le paradoxe originel « de tous les arbres tu mangeras et de l’arbre de la connaissance […] tu ne mangeras pas ». De telle sorte que l’enfant a le loisir de jouer à être, comme son père, l’époux de sa mère avant que ne lui soit révélée l’impossibilité de l’être.
Non pas l’interdiction mais l’impossibilité. L’important ici encore est que l’interdiction ne soit pas formulée à l’enfant mais qu’elle se révèle à lui. L’interdit ne saurait être formulé parce que « ce qui peut être montré ne peut pas être dit » comme l’énonce Wittgenstein dans son Tractatus. L’interdiction n’est pas posée mais si les conditions sont remplies, si les deux parents ont soutenu leur fonction, c’est-à-dire s’ils ont protégé l’aire de l’illusion où règne un autre principe que celui du tiers exclu, l’enfant a le loisir d’échapper et de s’approprier une singularité de fils, position où s’intriquent continuité et discontinuité. Il est un et différent et en même temps semblable.
A suivre…
Notes :
[1] [A propos de Genèse 22, où Abraham est mis à l’épreuve par Dieu et commandé d’offrir son fils Isaac en holocauste, la tradition juive ne parle pas de « sacrifice » (où se lit l’influence de la lecture chrétienne du passage biblique identifiant le bélier, l’agneau pascal et Jésus) mais de « ligature » (en hébreu akeda) : Isaac a été lié, certes, mais il a été épargné, comme on sait. RZ. ]
[2] [F. Kafka, Le Verdict (Das Urteil) 1913, tr. Fr. Pierre Klossowski et Pierre Leyris, Bifur n° 5, 1930. RZ]
[3] [Donald W. Winnicott (1896-1971), pédiatre, psychiatre et psychanalyste britannique, auteur notamment de Processus de maturation chez l'enfant (1965) et Jeu et réalité, l'espace potentiel (1971). On lui doit la mise en évidence de l’espace transitionnel, espace potentiel, situé entre le bébé et sa mère, et de l’objet transitionnel qui se tient dedans/dehors (le « doudou » par exemple) et permet à l’enfant d’« apprivoiser » le monde. RZ]
[4] [Nom d’un ouvrage de Winnicot paru en 1953, The good-enough mother. RZ]
[5] [Principe du tiers exclu : de deux propositions contraires, si l'une est vraie, l'autre est nécessairement fausse, et réciproquement. RZ]
[6] Lire sur ce thème : Monique Schneider, « La proximité chez Levinas et le Nebenmensch freudien » in Emmanuel Levinas, Les Cahiers de l’Herne, Editions de l’Herne, Paris, 1991.
[7] Genèse 2, 9 : « Il fit pousser du sol toutes sortes d'arbres à l'aspect agréable et aux fruits délicieux. Il mit au centre du jardin l'arbre de la vie, et l'arbre qui donne la connaissance de ce qui est bon ou mauvais ».
[8] Cf. S. Freud, Totem et tabou (1913). Dans ce récit aucun père n’est tué mais un chef de horde. Le lendemain les frères le désignent du nom de « père », à titre posthume.
[9] Le fait que l’animal sacrifié soit un bélier, un mouton adulte et non un agneau, me conduit à poser que contrairement à ce que pensent les lecteurs pressés et friands de différence tranchée, la tradition juive connaît ce que Freud a théorisé sous les espèces du « meurtre du père ». Elle le soutient sans le formuler explicitement, comme l’« assez bonne mère » chez Winnicott soutient l’illusion créatrice de l’enfant sans jamais formuler « la » vérité.
Donner la trace de la mort ou donner la mort (I) © copyright 2010 Philippe Réfabert