samedi 23 avril 2011

Portraits de Juifs fin de siècle… [2]



…Et les Israélites ? Eh ! bien ! Banquiers, professeurs ou artistes, anarchistes, modérés ou même franchement de droite, ils partagent les préventions « éclairées » de Clemenceau, ne souffrent pas les « Juifs », ne veulent pas avoir de commerce avec eux, ne veulent pas être confondus avec eux[1]

Ce n'est pas qu'ils aient honte d’eux-mêmes, de ce qu'ils sont devenus, des positions en vue qu’ils occupent, bien au contraire : plutôt de ce dont ils proviennent, la juiverie pré-révolutionnaire… Ils créent des sociétés philanthropiques, savantes, fondent des revues (comme La Revue des études juives [!] fondée en 1880 par la Société des études juives[!!]), participent aux débats publics, et financent même des associations aux visées émancipatrices[2]. Les « Juifs », ils veulent ou les ignorer ou faire en sorte qu'ils finissent par leur ressembler.

Tendresse bien sévère...

Ainsi, Bernard Lazare (1865-1903), né Lazare Marcus Bernard, juif nîmois athée, anarchiste, critique, écrivain et homme de théâtre, aujourd'hui, essentiellement associé à la (re)naissance du nationalisme juif sinon avec le sionisme[3], qui a eu une période très « antisémite », principalement marquée par la publication du Miroir des légendes (1892), pendant laquelle il a régulièrement utilisé quelques uns des termes et thèmes relevés plus haut, par exemple :

« Les Juifs français étaient en général des Israélites ; les Juifs allemands ou originaires d'Europe de l'Est étaient des Juifs. Dans l'optique de Lazare, les accusations portées par les antisémites étaient effectivement exactes en ce qui concerne ces Juifs[4]. Mais il insistait pour que les Israélites repoussent toute solidarité avec ces 'changeurs francfortois, ces usuriers russes, ces cabaretiers polonais, ces Galiciens prêteurs sur gages avec lesquels ils n'ont rien de commun' ».

Et les Reinach ?

Joseph Reinach (1856-1921), neveu et gendre du baron Jacques de Reinach (né en 1840 à Francfort...), chef de cabinet de Gambetta, auteur d'une Histoire de l'affaire Dreyfus en 7 volumes, était le frère de Salomon (1858-1932), normalien, archéologue, philologue, directeur de l'Ecole d'Athènes puis directeur du musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye et de Théodore (1860-1928), numismate, historien, professeur au Collège de France, auteur d'une Histoire des Israélites depuis la dispersion jusqu'à nos jours (1885) et éditeur des Œuvres complètes de Flavius Josèphe, constituaient la fine fleur du judaïsme français de l'époque, comme l'avait espéré leur père Hermann, cadet de Jacques, et ils étaient particulièrement en vue :

« 'Naturalisé en 1870, ce grand banquier est en même temps un amoureux de la France des Lumières, celle de Voltaire et de Rousseau [?], celle aussi qui la première a transformé les Juifs en citoyens à part entière. De la Monarchie de Juillet au second Empire, Hermann Reinach mène à bien ses affaires, s'installe dans les beaux quartiers, entre dans les milieux dominants. Orléaniste convaincu, il fréquente aussi Thiers avant de s'engager résolument en 1848 dans la défense de la République[5]’. Elevés durement dans la religion du savoir, ses trois fils ont collectionné les prix pendant leur scolarité.

Julien Benda a écrit : 'Le triomphe des Reinach au Concours général me paraît une des sources essentielles de l'antisémitisme tel qu'il devait tonner quinze ans plus tard'[6] »[7].

Les Reinach étaient des assimilationistes, comme l'étaient les frères Arsène et James Darmesteter. Pratiquant, à leur manière, la Science du judaïsme née en Allemagne (pour faire pièce aux « aryanistes » et aux théologiens protestants antisémites[8]), c'est-à-dire s'appuyant sur l'étude critique, linguistique, historique et ethnographique des textes, ils étaient convaincus de la haute teneur en civilisation du judaïsme et de l'importance de son apport à l’humanité mais pensaient d'une part que le rituel, le Talmud et l'accoutrement traditionnel étaient des survivances d’un autre âge pouvant et devant être dépassées dans cette époque de connaissance positive[9], d'autre part que la République française accomplissait, comme on le dit plus haut, le judaïsme dans ce qu'il avait de plus élevé.

La répudiation, par ces Sadducéens en négatif[10], du Talmud, garant de la lecture-interprétation droite des Ecritures selon les Docteurs de la Loi, contre les replis spiritualistes mais aussi contre l'abdication politique, était sans doute inévitable dans ce contexte de normalisation-homogénéisation militante[11].


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A suivre…


Notes :


[1] Voir, à ce propos, le très éclairant ensemble romanesque de Jacob Lévy [un pseudonyme…], Les Pollacks, Les Demi-Juifs, les Doubles-Juifs, les Chrétiens (1925-1928), Paris, L’Arbre de Judée/Les Belles Lettres, 1999.

[2] Par exemple, l'Alliance Israélite Universelle, fondée en 1860 par Elie Astruc, Isidore Cahen, Jules Carvallo, Narcisse Leven, Eugène Manuel et Charles Netter, au lendemain de l’affaire Mortara (du nom de ce jeune juif italien baptisé en cachette par sa gouvernante et arraché à sa famille en 1858 pour être élevé dans une institution chrétienne, avec la bénédiction du pape) pour défendre, partout dans le monde, les Israélites contre toute forme de discrimination.

L'Alliance va, en moins de dix ans, créer un réseau d'écoles tout autour du bassin méditerranéen qui vont apprendre aux Juifs de l'empire ottoman (descendants des expulsés d’Espagne et héritiers du siècle d’or…), outre le français, langue de culture et de civilisation, un judaïsme « éclairé » et s'efforcer de leur donner de nouvelles perspectives : « Quel est le but de l'Alliance ?... En premier lieu, faire pénétrer un peu de la lumière de la civilisation de l'occident dans les communautés dégénérées par des siècles d'oppression et d'ignorance ; ensuite, les aider à trouver des activités plus sûres et moins dénigrées que le colportage... Enfin, en ouvrant leur esprit aux idées occidentales, détruire préjugés dépassés et superstitions... » Aron Rodrigue, French Jews, Turkish Jews, The Alliance Israélite Universelle and the Politics of Jewish Schooling in Turkey, 1860-1925, Indiana University Press (1990), cité par Paula E. Hyman, The Jews of Modem France, University of California Press (1998), p. 83.

– A noter : les Juifs de l’empire ottoman étant dans leur majorité soit membres de professions libérales soit « négociants » dans un sens large, c’est bien le « petit commerce » qui est visé comme synonyme de l’Orientalité

[3] Michael R. Marrus, op. cit., chapitre VII. P. Vidal-Naquet, dont on sait qu'il avait peu de sympathie pour le sionisme, moins encore pour l'Etat d'Israël, est en désaccord, sur ce point, avec M. Marrus, remarquant avec pertinence que Lazare est resté jusqu'au bout un anarchiste, que dans son œuvre on trouve « Peuple, nation, mais non Etat » alors que « le concept d'Etat, un 'Etat pour tous les Juifs' est central dans la pensée de Théodore Herzl, Ibid., p. 199.

[4] A sa mort, Lazare autorisa la réédition de son étude critique, L'Antisémitisme, son histoire et ses causes (parue en 1894), à condition qu'on mît en tête « que sur beaucoup de points mon opinion s'était modifiée »…

[5] Pierre Birnbaum, Les fous de la République. Histoire politique des Juifs d'Etat de Gambetta à Vichy, Paris, Fayard, 1992.

[6] Julien Benda, La jeunesse d'un clerc, Paris, Gallimard, 1936, pp. 43-44. Jugement contestable : c’est faire bon marché de l’authentique « antisémitisme » populaire. Préjugé d’intellectuel mondain…

– Pour l’anecdote : les contemporains des frères Reinach affectaient de voir dans leurs initiales J, S et T, un acronyme qu’ils lisaient « Je Sais Tout », leur surnom commun.

[7] Hervé Duchêne, op. cit., p. 38, qui cite Birnbaum et Benda.

[8] « Les aryanistes considéraient les Védas comme l'incarnation d'un âge d'or aryen. Les Védas étaient leur 'bible' et devaient donc ravir à la bible juive la place d'honneur qu'elle occupait dans la civilisation occidentale. Deux corollaires... premièrement, par contraste, tout le reste de la tradition religieuse indienne (les Upanishads exceptés) était tenu pour 'dégénéré' ; deuxièmement, cet hindouisme 'dégénéré' était symboliquement identifié au judaïsme talmudique... Sur un autre plan, les aryanistes prolongeaient la rhétorique antisémite des érudits biblistes allemands comme Lagarde et Wellhausen, qui avaient uni leur admiration pour un Israël depuis longtemps disparu à un dégoût d'intensité égale pour le judaïsme proprement dit – le judaïsme talmudique », Ivan Strenski, Durkheim and thé Jews of France, The University of Chicago Press, 1997, p. 128.

Paul Anton Bötticher dit Paul de Lagarde (1827-1891), orientaliste, héraut de la « germanité » et théoricien politique allemand du mouvement völkisch, conservateur et antisémite, promoteur d’un christianisme allemand « purgé » de ses éléments juifs, auteur notamment de travaux de philologie sémitique, Septuaginta Studien, et décrits nationalistes et antisémites, Deutsche Schriften. D’après Wikipédia.

Julius Wellhausen (1844-1918), théologien protestant, philologue, fondateur de la critique radicale de la Bible, qui s'appuie exclusivement sur les méthodes de la critique textuelle des textes de l'Antiquité, auteur d’une « Histoire d'Israël et des Juifs » (1894). On lui doit une version élaborée de l’« hypothèse documentaire », théorie qui affirme que les cinq premiers livres de la Torah (Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome), ont pour origine des documents provenant de quatre sources différentes : le document jahviste (J), le document élohiste (E), le Deutéronome (D) et le document sacerdotal (P pour prêtre). D’après Wikipédia.

[9] L’influence d’Auguste Comte (1798-1857), l’auteur du Cours de philosophie positive, est à son comble à la fin du XIXe siècle, et nombreux sont ceux qui acceptent sans réserve sa loi dite des trois états par lesquels passerait l’humanité : l'état théologique, l'état métaphysique et l'état positif.

[10] « Les modernistes s'opposaient... au littéralisme religieux (ou 'fondamentalisme') et au ritualisme. S'opposer au littéralisme doctrinal et scripturaire revient, en fait, à affirmer la primauté de l'interprétation symbolique des doctrines traditionnelles et de la bible », Ivan Strenski, Durkheim and thé Jews of France, op. cit., pp. 63-64. On sait que les Sadducéens s'en tenaient à la lettre des Ecritures et refusaient presque toutes les interprétations ou extrapolations des Sages du Talmud, contrairement aux Pharisiens : « Les Pharisiens ont transmis au peuple certaines règles qu'ils tenaient de leurs pères, qui ne sont pas écrites dans les lois de Moïse, et qui pour cette raison ont été rejetées par les Sadducéens qui considèrent que seules devraient être tenues pour valables les règles qui y sont écrites et que celles qui sont reçues par la tradition des pères n'ont pas à être observées », Flavius Josèphe, Antiquités juives, XIII-297.

Du moins, jusqu'au moment où il leur faudra se faire une raison : au lendemain de la prise de Jérusalem et de la destruction du Temple par les Romains et du transfert, avec l’autorisation de Vespasien, du Sanhedrin à Yavné sous la direction de Rabban Yoanan ben Zakkaï – dont l’un des premiers gestes sera de remplacer les offrandes et les sacrifices, désormais privés de lieu, par la prière...

[11] Il ne faut pas sous estimer l'importance du rejet de l'allure traditionnelle : le préjugé «racial» est souvent, et contre toute apparence (!), d'abord un préjugé de classe. « Pour les Jacobins radicaux, par exemple, la barbe du juif (tout comme celle de l'anabaptiste) et la perruque de la juive mariée étaient inacceptables, parce qu'elles étaient signes de fanatisme, par conséquent de manque de soutien pour la Révolution... Sous l'autorité de Grégoire, la Révolution a conduit un assaut contre les dialectes régionaux... l'homogénéité linguistique comme préalable à l'homogénéisation culturelle... Comme l'a noté Lynn Hunt, 'Pendant la Révolution, même les plus ordinaires des objets et coutumes sont devenus des emblèmes politiques... On pouvait reconnaître un bon républicain à la façon dont il s'habillait' », Paula E. Hyman, op. cit., pp. 32-33. La citation est tirée de Lynn Hunt, Politics, Culture in the French Révolution, University of California Press, 1984, pp. 53-81.


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Illustration :

Dinner at Haddo House, Alfred Edward Emslie, Londres National Portrait Gallery. © Superstock.



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