… L'association entre le vieux sage… et le jeune rabbin allait vite se révéler fructueuse.
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1984 marque donc un tournant dans la vie politique israélienne.
Jusque-là, le « Conseil des sages de la Torah » avait toujours recommandé le vote en faveur de l’Agoudat Yisrael, défenseur « officiel » des valeurs « juives »[1] (respect du chabat, exemption du service militaire pour les étudiants de la Loi, subventions aux écoles religieuses et soutien aux familles nombreuses) dans un Etat qui leur tournait volontiers le dos – et laissant aux sionistes de toutes nuances le soin de se préoccuper de Politique étrangère, de Défense ou d’Infrastructures. L’Agoudat Yisrael avait ainsi quatre députés depuis 1981. En 1984, le rav Shach et ses proches invitèrent à voter pour le nouveau parti, qui allait obtenir 4 sièges à la Knesset contre toute attente : celle des instituts de sondage, celle des politiques, celle des animateurs du Shas eux-mêmes.
En effet, l’affaire ne s’était pas bien engagée. A la veille de ces élections, le nouveau parti avait peu d'argent, n'avait pas d'appareil politique et le rav Yossef aussi bien qu'Aryeh Dehri manquaient singulièrement d'expérience dans le domaine. A preuve, quand il s'était agi de nommer un dirigeant à la tête du parti, Aryeh Dehri avait suggéré au rav Yossef d'ouvrir l'annuaire et de chercher parmi tous les rabbins locaux ceux qui pourraient faire l'affaire. C'est ainsi qu'ils avaient choisi Yitzhak Peretz (originaire de Casablanca), rabbin de Ra'anana dont ils ne savaient pas grand chose, sinon qu'il avait belle allure et ressemblait un peu à Herzl, ce qui pourrait servir dans la campagne. Yitzhak Peretz fut donc convoqué chez le rav Yossef pour apprendre qu'il avait été nommé à la tête du Shas...
Un semblant de campagne avait néanmoins pu être mené avec l’aide de volontaires eux-aussi passablement inexpérimentés : l'essentiel du support était venu des étudiants séfarades des yechivot lituaniennes, compensant par l'enthousiasme et la détermination, le manque d'infrastructure et de ressources financières, peu nombreux étant les « institutionnels » et les hommes d’affaires désireux de s’engager publiquement et d’apporter leur contribution.
Le résultat surprit donc beaucoup de monde, à commencer par les promoteurs de l'opération : le Shas avait non seulement réussi à attirer une grande part de la mouvance lituanienne (séfarade autant qu’ashkénaze) mais aussi à capter des électeurs orientaux et surtout séfarades non orthodoxes – ce qui allait vite se révéler décisif. Le Shas entrait au gouvernement d’union nationale dirigé par le travailliste et futur prix Nobel de la Paix Shimon Peres ; le Parti National Religieux perdait le ministère de l'Intérieur qui revenait à Yitzhak Peretz, qui le garderait jusqu’en 1987 – année à la fin de laquelle débuterait la première Intifada, appelée « guerre des pierres »; Aryeh Dehri devenait son directeur de cabinet et l'un des « torts » faits au rav Yossef était, en quelque sorte, redressé.
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Aux élections suivantes, en 1988, le Shas allait obtenir 6 sièges de députés et former un groupe avec les deux députés de Deguel HaTorah (le drapeau de la Torah), parti ashkénaze « symétrique » du Shas, fondé par le rav Schach pour contenir l'influence grandissante des hassidim au sein de l'Agoudat Yisrael. L'intérêt pour le Shas des électeurs orientaux et séfarades non orthodoxes, probablement séduits par sa couleur « ethnique » et qui avaient jusqu'ici plutôt voté pour le Parti National Religieux ou pour le Likoud, se confirmait [2]. Le Shas renforçait sa position au sein du gouvernement d’union nationale dirigé par Yitzhak Shamir, Aryeh Dehri devenait ministre de l'Intérieur à 29 ans, le plus jeune ministre depuis la fondation de l'Etat.
Poste auquel il va se faire apprécier bien au-delà de son camp : notamment, par un certain nombre d’arabes israéliens qui l’appellent officieusement « cheik Dehri », sensibles qu’ils sont aux mesures qu’il prend en leur faveur, par exemple en finançant des travaux d'infrastructure, compensant ainsi, partiellement, plusieurs années de relative négligence de la part des gouvernements antérieurs [3].
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A mesure que l'influence du Shas grandissait, la personnalité mais aussi les ambitions d'Aryeh Dehri s'affirmaient, avec l'approbation du rav Yossef : engageant, moderne, perçu comme plutôt libéral par une grande presse qui n'en revenait pas et voyait en lui le prototype de l'ultra-orthodoxe nouveau, celui qui avait aboli la censure au théâtre dès sa prise de fonction, ce charmeur à l'aise dans « son » monde comme dans le monde profane, entendait intervenir non seulement dans les domaines censés intéresser sa mouvance, législation religieuse, financement des écoles et des œuvres sociales, mais aussi dans le domaine politique proprement dit, notamment celui de la sécurité et de la paix, domaine dans lequel les partisans stricts de l’Agoudat Ysrael avaient toujours refusé de s’aventurer. Certains commentateurs commencent à lui voir un destin national.
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Les travaillistes, ayant déjà en vue les pourparlers avec l'O.L.P. qui aboutiraient en 1993 aux accords d’Oslo 1, et qui ont pris connaissance avec étonnement de l’importante décision halakhique du rav Yossef, délivrée à la fin des années 70, qui permet de « céder une partie d'Eretz-Israel à des non-Juifs si cela doit éviter des guerres et sauver des vies », commencent à courtiser Aryeh Dehri, consacré homme de l’année par les deux quotidiens Ha’olam Haze (Notre Monde, extrême-gauche) et Yom Hachichi (Le sixième jour, ultra-orthodoxe). Shimon Peres l’aide à organiser, en 1989, une visite officielle en Egypte du rabbin Ovadia Yossef (qui avait exercé au Caire, de 1947 à 1950, les fonctions de rabbin et de président du tribunal rabbinique) – il sera l'hôte du président Moubarak – et, jugeant approprié de le tenir désormais informé de la situation diplomatique et militaire, lui fait parvenir régulièrement des documents confidentiels par l'intermédiaire de Yossi Beilin et Haim Ramon.
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Le conflit avec le rav Schach couvait. Celui-ci pouvait parfaitement se réjouir du succès du Shas quant à sa capacité à attirer à lui en nombre non négligeable des séfarades dits traditionalistes [4] – ceux qui ne vont à la synagogue que pour les fêtes et quelques solennités familiales, et n'ont pas de problème pour aller assister à un match de foot-ball le jour du chabat – et les agréger à la cause de l'observance, mais ne pouvait accepter de voir le Shas devenir un véritable parti politique, avec un programme autonome, encore moins de le voir pactiser avec l’ennemi « sioniste ».
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En 1990, le conflit devient ouvert : convaincu qu'il est possible d'augmenter la puissance institutionnelle du Shas en opérant un renversement d'alliance politique, Aryeh Dehri envisage de provoquer la chute du gouvernement d'unité nationale dirigé par Yitzhak Shamir (Likoud) et de le reconstituer avec le Parti travailliste sous la direction de Shimon Peres. Le Shas pourrait s'affranchir de la tutelle ashkénaze, remplacerait le Parti National Religieux à la tête des institutions religieuses, et aurait les moyens de développer conséquemment son réseau d'établissements scolaires ; il se verrait même confier un ministère-clé, celui des Finances – selon l'accord négocié avec Haim Ramon pour le compte des travaillistes.
Mais Aryeh Dehri, décidément novice en politique et enivré par sa trop rapide « réussite » comme il le reconnaîtra, mais avec réticence, plus tard [5], n'avait pas su, entre autres maladresses, apprécier ni rapport ni la nature) des forces et allait entraîner son mentor dans une impasse – ce dont il paierait chèrement un jour les conséquences.
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Apprenant les projets du Shas, le rav Schach réagit avec colère : il ne veut pas entendre parler des travaillistes auxquels l’Agoudat Ysrael s’oppose depuis toujours – moins pour leur orientation « idéologique » (après tout, l’Agoudat Ysrael a une perspective plutôt « sociale » et « redistributrice ») que pour son hostilité au judaïsme (mesurable en particulier à la quasi disparition du « sujet » dans les programmes officiels d’enseignement sous leur long règne), à sa Tradition, à sa Loi, qui constitue pour le vieux maître lituanien l'essence du « sionisme » ; encore moins de ses alliés plus radicaux tenants, en la matière, d’un relativisme consensuel, proches du « multiculturalisme » d’inspiration américaine. La droite nationaliste, elle, en dépit de ses options politico-militaires, de ses positions sur Eretz-Israel et les Territoires occupés après 1967 – positions qu'il ne partage pas – lui paraît plus « juive » donc moins « sioniste »
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Rappel : les « Lituaniens », mais aussi les disciples des rabbins hassidiques anti-sionistes (comme le Satmar Rebbe) ne servent pas dans l'armée pour des raisons doctrinales. « Dans Bezot Ani Bote'ach (De ceci, je suis sûr), le rav Schach se demande (...) s'il est permis ou non de faire la guerre et estime que la constitution d'une armée est une mauvaise chose qui n'est pas naturelle aux Juifs. Il estime également qu'il n'y a d'autre différence entre l'Exil (Galut) et la Rédemption (Gueula) que le règne du Messie et, comme le Messie n'est pas venu, que nous sommes toujours en Exil. En Exil, il est interdit aux Juifs de faire usage de la force » [6].
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Le rav Schach laisse parler sa colère : il somme les étudiants séfarades et orientaux de ses yechivot de choisir entre fidélité au Shas et poursuite de leurs études (donc de leurs carrières) – ceux qui opteront pour le Shas seront exclus, ce que beaucoup ne sont pas prêts à faire. Néanmoins, le rav Yossef donne son accord à Aryeh Derhi pour qu'il poursuive dans la voie arrêtée. Les députés du Shas sont absents de la Knesset au moment du vote de confiance, le gouvernement Shamir est renversé et le chef de l’Etat, le président Herzog, entame des pourparlers avec les différents partis pour former un nouveau gouvernement.
Le rav Schach convoque alors le rav Yossef à une réunion de masse dans un stade de Tel-Aviv et là, il annonce publiquement que l'accord entre le Shas et le Parti travailliste est nul et non avenu. La réunion est télévisée, le rav Yossef, terriblement embarrassé, est obligé de revenir sur sa décision : le rav Schach avait montré son autorité sur le monde de la Torah…
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Le 10 juin 1990, Yitzhak Shamir reforme le gouvernement, sans les travaillistes mais avec l'appui du Shas.
Le 12 juin 1990, la police entame une enquête contre Aryeh Dehri, accusé de corruption. Ses locaux sont perquisitionnés, ses collaborateurs et son épouse sont interrogés, et des articles commencent à paraître dans la presse, notamment dans le quotidien populaire Yediot Aharonot, l'accusant de corruption et de détournement de fonds publics à son bénéfice et à celui du Shas. — L'affaire connaîtra son dénouement en 1997, avec la condamnation à quatre ans de prison d'Aryeh Dehri, pour corruption.
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Son incontestable compétence talmudique, nécessairement acquise avec effort et humilité, n’avait pas immunisé le jeune rabbin-devenu-politicien contre l’hubris. Aryeh Derhi découvrait brutalement que jeune sous un certain rapport, l’Etat d’Israël était aussi un vieux pays. Où deux générations font un Establishment. Où les clubs privés, tel celui de ceux ayant « licence » pleine d’exercer le pouvoir, n’entr’ouvrent leurs portes qu’avec réticence au nouveau venu, même quand il a des appuis et des atouts. Où l’on doit passer par une période probatoire, respecter les règles – qui ne sont vraiment pas celles du débat d’idées, de l’échange réglé entre savants –, faire preuve de patience, d’obstination mais aussi de prudence. Bref, où l’on ne doit pas toujours prendre la première ouverture pour une opportunité. Aryeh Derhi découvrait à la dure qu’en politique tous les coups qui ne sont pas interdits – et encore ! – sont permis. Il avait pensé pouvoir ruser avec un vieux lion qui s’était autrefois battu contre les Britanniques, il en sentait à présent la morsure…
A suivre…
* Une première version, écourtée, de ce texte a été publiée sous le titre « L’apparition du Shas : l’indice d’une révolution politique et culturelle en Israël » dans Outreterre n° 9, Ramonville, Erès, 2004.
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Notes :
[1} En septembre 1947, D. Ben-Gourion – qui dirait bientôt vouloir faire de son « pays » un pays « comme les autres » – avait trouvé un accord avec l’Agoudat Ysrael, envoyant une lettre à ses dirigeants leur promettant que dans le futur Etat d’Israël, le chabat serait le jour officiel de repos, il n’y aurait pas de mariages civils, les étudiants se consacrant à l’étude et menant une vie d’observance seraient dispensés de service militaire, qu’une entière autonomie, enfin, serait accordée aux Juifs orthodoxes en matière d’éducation. Promesses qui allaient toutes êtres tenues, une fois l’Etat créé par le vote de l’ONU que l’on sait.
[2] Cf. Peter Hirschberg, The World of Shas, p. 5.
[3] Cf. Peter Hirschberg, The World of Shas, p. 10.
[4] Le rabbin Rafael Grossman, président du Conseil Rabbinique d'Amérique (orthodoxe) refuse cette terminologie : « D'après les démographes, la population juive d'Israël se répartit en : Datim = orthodoxes (20 %), Chilonim = laïques (40 %) et Masortim = traditionalistes (40 %). On définit généralement les Masortim comme des non orthodoxes, mais je crois que c'est une grosse erreur.
(...) Seuls ceux qui suivent scrupuleusement la halakha et observent le chabat et la cacherout sont considérés Datim. Qui sont les traditionalistes ? (...) Ceux qui se rendent à la synagogue pour les fêtes et, à l'occasion, pour quelques chabats... qui suivent globalement la cacherout... Beaucoup se rendent à la synagogue chaque chabat mais vont à la plage ou font quelque chose d'équivalent quand l'office est terminé. Mais la synagogue qu'ils fréquentent est orthodoxe comme l'est le rabbin auquel ils font appel quand besoin est. En Israël, les Juifs Masortim sont, dans leur écrasante majorité, séfarades... L'incapacité à les considérer comme des orthodoxes peut les conduire à s'identifier... à un mouvement déviationniste... », The Jewish Press, 2-8 août 1996, p. 13.
[5] Dans un entretien accordé à Ari Shavit, Ha’aretz, 3 juillet 2003 : « AS - Ainsi, votre erreur est d’avoir provoqué des forces plus puissantes que vous ? AD - Mais je n’ai rien provoqué, Ari… Shas n’était pas fondamentalement un mouvement de protestation mais de proposition… »
[6] Cf. Aryeh Edrei, From Kibiyah to Beirut – The Revival of The Jewish Laws of War, p. 5 (conférence prononcée le 12 mai 2004 à Tel-Aviv, sur Internet : http://www.as.huji.ac.il/).
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Illustrations :
Armoire électrique (Tel-Aviv), copyright Patrick Jelin.
Je prends... copyright Patrick Jelin.
Affiche du 9th Jewish Film Festival.
Quartier juif (Rome), copyright Serge Kolpa.
Fermés la nuit, copyright Alain Zimeray.