dimanche 9 novembre 2008

A propos du Shas (3)*


… Aryeh Derhi découvrait à la dure qu’en politique tous les coups qui ne sont pas interdits – et encore ! – sont permis. Il avait pensé pouvoir ruser avec un vieux lion qui s’était autrefois battu contre les Britanniques, il en sentait à présent la morsure…

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En 1991, l’administration Bush I, qui vient de chasser l’Irak du Koweït (envahi en août 1990) avec le soutien de plusieurs pays arabes (notamment l’Egypte, la Syrie et l’Arabie saoudite) et l’abstention forcée d’Israël (condition de ce soutien), décident, pour leur complaire, d’organiser une conférence de paix entre Israéliens et Palestiniens, et font fortement pression sur Yitzhak Shamir qui ne veut absolument pas en entendre parler. Les Etats-Unis menacent de suspendre la quasi totalité de leur aide économique, le secrétaire d’Etat James Baker tient des propos très durs à l’endroit du Premier ministre d’un Etat allié, et Yitzhak Shamir ne peut que s’incliner. Etats-Unis soutien inconditionnel d’Israël ?

– On peut rappeler ici que, au lendemain de l’invasion du Koweït, le leader de l’O.L.P. s’était précipité à Bagdad pour exprimer publiquement son soutien au dirigeant irakien – ce qui rendrait vite la vie difficile aux Palestiniens installés dans les Etats du Golfe, et même, plus tard, en Irak même…

Le 30 octobre 1991, s’ouvrirait, sous la présidence de George H. Bush et de Mikhail Gorbachev, la Conférence de Madrid (les Palestiniens n’y étant pas représentés en tant que tels pour « ménager » les Israéliens mais par une Délégation jordano-palestinienne) qui déboucherait sur les Accords d’Oslo.

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En 1991, le Shas, lui, est en ébullition : deux autres de ses membres font l'objet d'une enquête policière, eux-aussi pour corruption, et Aryeh Dehri envisage de démissionner pour ne pas embarrasser son parti-mouvement religieux. Mais le rav Yossef, qui a appris la patience y compris dans les matières « mondaines », ne lui retire pas sa confiance, l'enquête policière traîne (délibérément ?) en longueur, le Shas continue de jouer son rôle charnière dans la coalition au pouvoir et Aryeh Dehri se maintient à son poste.

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A la veille des élections de 1992, le paysage politique a changé : à la suite d'une « primaire », Yitzhak Rabin a été préféré à son éternel rival, Shimon Peres, par le Parti travailliste, le Likoud, emmené par Yitzhak Shamir, est donné perdant (principalement à cause du tassement de l’activité économique) ; les sondages prédisent que le Shas, éclaboussé par les « affaires », va perdre deux sièges de députés et se retrouver à sa « vraie » dimension – espère l’Establishment qui n’aime pas beaucoup voir son domaine envahi –, c’est-à-dire à son niveau de 1984.

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La campagne s’annonce mal, les directeurs des yechivot séfarades-orientales, par respect pour le rav Schach, interdisant à leurs élèves de soutenir le Shas – certains vont jusqu’à le condamner ouvertement –, le privant du plus gros de sa « logistique ».

C’est le rav Schach lui-même qui va, bien involontairement, renverser la situation et apporter un soutien inattendu au Shas. Les voies du Ciel… Alors que la campagne touche à sa fin, Le rav Schach prend la parole devant une assemblée (à huis clos) de dirigeants ashkénazes et séfarades de yechivot, et déclare : « Certes, il y a aujourd’hui, de nouveau, de grands docteurs de la Torah séfarades, mais le temps n’est pas encore venu pour eux de prendre des positions de commandement… De plus, ajoute-t-il, il ne faut pas permettre aux S’fardim de prendre le contrôle du Ychouv (la population juive observante d’Israël) »[1].


La première partie de ces propos, en apparence si peu diplomatiques, était à l’intention exclusive du bien jeune et impulsif Aryeh Dehri, assure l’entourage du rav Schach, l’adresse large permettant de ne pas nommer ce dernier et de lui épargner un embarras public[2]. La deuxième partie faisait peut-être allusion à une décision du rav Feinstein[3], selon laquelle « quand il ne resterait qu’un seul membre du minyan (groupe de dix hommes nécessaires à la récitation publique de certaines bénédictions) d’une coutume, on devrait continuer à suivre cette coutume-là, même si la majorité relevait d’une autre coutume », autrement dit, il fallait au moins attendre sa propre disparition.

Ou bien, ce qui était encore plus lourd de conséquence, la deuxième partie de ces propos reflétait la conviction profonde du rav Schach quant à ce qui convenait « à la gloire de la Torah ». Le rav Yossef ne pouvait pas ne pas prendre ces déclarations pour lui, comme la suite allait le montrer, et plusieurs des participants, malgré le respect qu’ils portaient au rav Schach, les accueillirent mal.

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Un enregistrement de cette réunion va parvenir, mystérieusement, au journaliste de radio Mikhaël Touchfeld, qui s’empressera de le diffuser. Sortis de leur contexte, les propos du rav Schach, taxé de paternalisme, voire de « racisme », provoquent une tempête dans une grosse partie de l’électorat séfarade qui se mobilise et participe en masse aux nombreux rassemblements organisés par le Shas au quatre coins du pays – auxquels le rav Yossef, qui s'est fortement engagé dans la campagne électorale, se rend en hélicoptère…

La mobilisation est payante : le Shas conserve ses six sièges de députés. Mais le plus dur reste à faire : le rav Schach a interdit toute participation au gouvernement de gauche, d'autant que le Meretz, parti d’extrême gauche d’inclination laïque et anti-religieux (regroupant le Ratz, le Mapam marxisant et le Shinui), y sera représenté, notamment par son dirigeant, la très radicale Shulamit Aloni[4], à qui le poste de ministre de l'Education a été promis.

« Dehri était dans l'incertitude (...) Rabin, nerveux, attendait dans son bureau de Tel-Aviv l'arrivée de Dehri qui devait signer l'accord de gouvernement - il avait besoin du Shas pour constituer une majorité parlementaire - et le leader du Shas demeurait, abattu, dans son ministère à Jérusalem. (...) C'est alors que Yossef se manifesta, demandant à son chauffeur de le conduire au ministère de l'Intérieur ; là, il réconforta Dehri et lui enjoignit de signer l'accord de gouvernement. Yossef devenait ainsi la plus puissante des personnalités religieuses de la scène politique israélienne »[5].

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Pas plus qu'au rav Schach, on ne peut prêter au rav Yossef des calculs politiciens. On examine plus bas quelles peuvent être les raisons qui l'ont poussé à prendre cette décision historique.

En attendant, ce qui avait été discuté deux ans auparavant entre Aryeh Derhi et Haim Ramon se réalisait : remplaçant le Parti National Religieux, le Shas, représentant l'observance juive, faisait partie d'une coalition gouvernementale inédite, Aryeh Dehri était maintenu à son poste et siégeait désormais aux côtés du Parti travailliste, mais aussi du Meretz...

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Le monde ultra-orthodoxe est en grand émoi. La décision du « chef de la génération » a été ignorée. Sans s’inquiéter des réactions des Mizrahim (juifs séfarades et orientaux), convaincus d'avoir regagné une partie de leur dignité, les partisans du rav Schach condamnent sans nuance la rébellion. Ils assimilent le Shas à l'O.L.P. pour avoir intégré une coalition de gauche. On échange des injures et même des coups dans les quartiers, dans les synagogues, pendant les cérémonies familiales. Des élèves quittent les yechivot dirigées par des partisans du rav Yossef. Hamodia’ et Yated Neeman, journaux ultra-orthodoxes, multiplient les attaques. Le rav Yossef ne fléchit pas et le Shas demeure à l'intérieur de la coalition.

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En 1993, les accords avec l'O.L.P. « finalisés » à Oslo (auxquels s’opposent Benjamin Netanyahou et Ariel Sharon, entre autres) donnent lieu le 20 août à cérémonie à Washington : le 13 septembre à Washington, Yitzhak Rabin, Premier ministre israélien, et Mohamed Abdel Raouf Arafat al-Qudwa al-Husseini dit Abou Ammar ou encore Yasser Arafat, Président du comité exécutif de l’O.L.P., signent une déclaration de principe en présence du président américain William Jefferson Clinton, de Warren Christopher, secrétaire d’Etat des Etats-Unis, et d’Andrei Kozyrev, ministre des Affaires étrangères de l’URSS ; le 13 octobre, ces Accords entrent en vigueur. L’autonomie de la bande Gaza et de Jéricho est acquise – une autorité intérimaire et un Conseil élu (avant le 13 juillet 1994) devant les gouverner pendant cinq ans, et la possibilité d’étendre cette autonomie à des villes de Cisjordanie à la fin de cette période, expressément prévue.

Aryeh Dehri, l'un des rares avertis des négociations secrètes qui avaient mené à ces Accords censés « avancer la cause de la Paix », a joué un rôle-clé dans toute l'affaire. Il a appuyé ces négociations, le rav Yossef demandant de son côté que des rabbins séfarades « capables de comprendre la psychologie des interlocuteurs »[6] soient intégrés à l'équipe israélienne, et tous deux ont fait voter le Shas en faveur de ces Accords dans l’espoir de « sauver des vies », leur donnant une légitimité aux yeux de nombreux Mizrahim nettement moins conciliants – beaucoup ayant été, après avoir été déchus de leur nationalité, expulsés plutôt brutalement de pays arabes au lendemain de la création de l’Etat d’Israël, sans jamais recevoir aucune compensation pour les biens qu’ils avaient été forcés d’abandonner…

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Peu après, le Shas quitte la coalition, en raison des accusations portées contre Aryeh Dehri, mais continue de soutenir le gouvernement. Départ de grande conséquence. Daniel Ben-Simon, l'auteur de L'autre Israël (1997) croira ainsi pouvoir écrire : « Shas a donné à Rabin une majorité juive. Quand le Shas a quitté le gouvernement, Rabin a perdu sa majorité juive. Et le processus qui devait mener à l'assassinat de Rabin a commencé au moment où ce dernier perdait cette majorité. C'est alors qu'il est devenu une cible. Il avait besoin du Shas pour donner une légitimité aux accords de paix »[7].

En 1994, les attentats n’ayant jamais cessé en Israël – dans les territoires disputés mais aussi à l’intérieur des frontières d’avant 1967 –, une opposition assez forte aux Accords d'Oslo commence à se manifester dans les rangs des électeurs du Shas et quand la deuxième partie de ces Accords, Oslo II – prévoyant que Bethlehem, Hebron, Jénine, Naplouse, Qualquilya, Ramallah, Tulkarem et plus de 400 villages passeront sous contrôle palestinien dans les 2 ans –., vient devant la Knesset, le Shas s'y oppose – le gouvernement fait passer son projet avec une voix de majorité. Ytzhak Rabin a en effet « négocié » le soutien de 3 transfuges du Tzomet, parti d’extrême droite (!) fondé en 1983 par le général Rafael Eytan, ancien chef d’état-major, en accordant à l’un deux, Gonen Segev, le poste de Ministre de l’Energie en échange de son vote en faveur des dits Accords…

Rappel : en 1994, le prix Nobel de la Paix (décerné par le Parlement norvégien) est attribué à Yitzhak Rabin, à Yasser Arafat et à Shimon Peres.

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En février 1995, c'est la rupture : en butte aux attaques du Meretz, ashkénaze, représentant du tertiaire et d’autant plus « anti-religieux » qu’il s’agit de séfarades et de mizrahim [8], le Shas, à l’électorat plus « populaire », rejoint l'opposition. Après l’assassinat d'Yitzhak Rabin, le 4 novembre 1995, le Shas refusera de participer au gouvernement dont la direction intérimaire est assurée par Shimon Peres, ne voulant pas être le seul parti religieux à y siéger.

Le rav Shach n'a pas renoncé à faire prévaloir son point de vue et suscite une liste, Telem Emouna, censée détourner l'électorat séfarade du Shas aux élections anticipées de mai 1996. Telem Emouna n’obtiendra que quelques milliers de voix, ce qui lui interdira d'entrer à la Knesset.

Benjamin Netanyahou, qui se présente pour le Likoud contre Shimon Peres, remporte les élections : en partie grâce au fort soutien que lui a apporté le rav Shach (en dépit de sa santé déclinante) mais aussi grâce à celui du rav Yitzhak Kadourie, vénérable cabaliste né à Bagdad – disciple du très respecté Ben Ish Haï (rabbi Yossef Haïm de Bagdad, 1832-1909) – envoyé en Palestine en 1922, à l’instigation des Sages de sa communauté, pour y lutter contre les progrès du sionisme (!), qu'Aryeh Dehri a réussi à entraîner dans la campagne, et dont les amulettes « porteuses de bénédiction » (elles ont la réputation de soigner maladies et stérilité), distribuées à plus de 150 000 exemplaires (à tous les participants aux réunions publiques, sans exclusive), vont faire merveille, au grand scandale de l'« opinion éclairée ».

Le Shas recueille plusieurs centaines de milliers de voix, obtient dix sièges et fait son entrée au gouvernement.

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Début 1997, la presse est pleine de rumeurs : le premier ministre, Benjamin Netanyahou, le ministre de la justice, Tzachi Hanegbi, et Aryeh Dehri lui-même, ainsi que quelques collaborateurs du premier ministre, seraient impliqués dans un important trafic d'influence. Selon ces rumeurs, en échange du pardon qui lui serait accordé par Ronni Bar-On, avocat à Jérusalem et membre du Likoud, une fois nommé Avocat Général, Aryeh Dehri aurait promis à Benjamin Netanyahou que le Shas voterait en faveur de l'accord sur Hébron avec l'O.L.P., que le premier ministre avait du mal à faire accepter par son cabinet.

– Faut-il rappeler que Hebron est censé abriter, sur le terrain acheté par Abraham (Genèse, 23) le tombeau des Patriarches (Me-arat Hamachpelah, « Le tombeau des doubles tombes », où seraient enterrés, selon la Tradition, Adam et Eve, Abraham et Sara, Isaac et Rébecca, Jacob et Léa) ? Que « Hebron » est un signifiant lourdement chargé (sans rapport avec « hébreu », Hebron, qui a une racine dont dérivent beaucoup de mots signifiant « alliance », désignerait le lieu de l’Alliance)[9] ?

Après plusieurs semaines d'enquête et d'interrogatoires (y compris du premier ministre), la police recommandait aux autorités judiciaires d'inculper Aryeh Dehri. Le rav Yossef faisait remarquer quelques jours plus tard, à l'occasion d'un grand rassemblement de protestation, que de tout le groupe, seul le séfarade avait été inculpé. – Comment, en pensant à ce qui deviendrait l’« affaire Sharon » ou encore l’« affaire Olmert » ne pas estimer qu’il « tenait » ici quelque chose ? Comment ne pas se souvenir du fameux « les paranoïaques aussi ont des ennemis » qu’aimait à répéter le grand poète new-yorkais Delmore Schwartz ?



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En 1999, de nouvelles élections anticipées sont décidées.

Début mars, les autorités judiciaires font savoir qu'un verdict sera rendu dans l'affaire Dehri le 17 mars, exactement deux mois avant les élections. Le 17, dans un tribunal fortement protégé par les forces de police qui craignent les réactions violentes des partisans d'Aryeh Dehri, celui-ci est convaincu de corruption[10], d'usage de faux et d'abus de confiance, et se voit condamné à 4 ans de prison (ramenés plus tard à 3 ans, pour bonne conduite). L'Israël ashkénaze, dans son ensemble, voit là une victoire de l'Etat de droit, les partisans d'Aryeh Dehri crient à la discrimination ethnique : « Ils ont condamné tous les séfarades », s'écrie un jeune homme qui fait face au tribunal, en entendant le verdict[11].

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Pause. Le surprenant est qu’un homme versé dans les subtilités du Talmud, dont la caractéristique première est de toujours partir de cas concrets, se soit laissé prendre aux séductions les plus immédiates comme le premier secrétaire de section venu. Faut-il qu’il ait vraiment souffert « la » pauvreté pour se compromettre en acceptant des « cadeaux » ! Qu’il n’ait pas agi autrement qu’une longue lignée de politiciens israéliens d’origine européenne, par exemple, est vrai mais n’est pas pertinent. On peut, bien sûr, s’appuyer sur ce fait avéré pour soutenir qu’Israël est bien plus intégré à ce Moyen-Orient, dont il a visiblement vite adopté ses mœurs les plus anciennes, que ses détracteurs ne veulent bien le dire… Mais qu’Aryeh Dehri ait été faible, qu’il se soit laissé aller, lui, à une vanité trop humaine laisse entrevoir que la pauvreté n’est peut-être pas tant un simple état de fait, rectifiable en principe, mais une sorte d’incondition, un déterminant – qui aveugle tout jugement. Qu’il est dur, mai pas impossible, de décoller de sa peau.

Dans un registre moins noble, on peut se contenter de remarquer qu’il a manqué de prudence, en n’envisageant pas qu’un nouveau venu occupant une position en vue ne pouvait que susciter l’envie, qu’il lui fallait être d’une vertu sans faille : récemment promu à un poste convoité, il était toléré, pas admis ; il était une cible.

Cela dit, on peut se demander si, dans une démocratie, les indélicatesses commises dans l’exercice d’une fonction politique ne devraient pas être jugées par les électeurs, qui ont leurs faiblesses, plutôt que par la Justice, qui n’est pas censée en avoir. Ou encore, la politique n’étant heureusement pas la morale (Robespierre, St Just !), s’il ne faudrait pas porter sur la « corruption » des élus, si répandue, un regard autre que puritain : y reconnaître un reste sympathique de « sauvagerie », une forme de l’échange symbolique si bien raconté par Marcel Mauss, une ritualisation, la preuve de l’insistance de la relation personnelle au cœur même de l’échange capitaliste – dont Marx disait, dans le Manifeste, qu’il avait plongé contractants et échangistes « dans les eaux glacées du calcul égoïste », qu’à son idée, par conséquent, il les avait abolis. Tu me donnes quelque chose, à moi plutôt qu’à un autre, qui a certainement du mérite et des compétences, j’enregistre le fait et le marque par un cadeau proportionné, un « signe ». Quant à ce qu’il faut faire de ce signe…

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Après cette condamnation, qui lui interdit d'ambitionner toute fonction élective pour 12 ans, Aryeh Dehri fait savoir qu'il n'entend pas abandonner la politique mais, bien au contraire, mener la campagne électorale du Shas. marquée par la lutte entre le Shas et Yisrael Be'Alya, le parti « russe » dirigé par Nathan Sharansky, déterminé à arracher le ministère de l'intérieur au Shas. L'hostilité entre les deux partis est grande, Yisrael Be'Alya reprochant au Shas d'obliger les olim de l'ex Union soviétique à passer par des procédures humiliantes pour que soit confirmée leur appartenance au judaïsme[12], le Shas menaçant de diffuser des clips publicitaires montrant des prostituées russes et les boutiques « russes » vendant du porc. Cette hostilité va prendre un tour passionnel : le choix que fait le Shas, soutenir Benjamin Netanyahou, amène les partisans d'Yisrael Be'Alya, pourtant peu favorables à la gauche, à s'engager aux côtés, d'Ehoud Barak[13], soldat prestigieux et politique plutôt rigide, devenu le nouveau leader du Parti travailliste.

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Deux mois plus tard, alors qu’Ehoud Barak, remporte les élections, le Shas (qui a pris des voix au PNR mais aussi au Likoud, qui recule spectaculairement) obtient 17 sièges de députés, et devient le troisième parti de la Knesset (qui comporte 120 membres), derrière le Parti travailliste et ses alliés, qui en ont 26, et le Likoud, qui en a 19.

Avant les élections, Ehoud Barak avait annoncé qu'il ne négocierait pas avec le Shas si Aryeh Dehri restait à sa tête. Les élections gagnées, il restait sur ses positions. Peu de temps après, Aryeh Dehri démissionnait de son poste de député ; le 15 juin 1999, il abandonnait la direction du Shas. Les négociations avec Ehoud Barak pouvaient commencer ; elles aboutiraient à l'intégration du Shas, ayant toutefois perdu une grande partie de l'influence dont il jouissait au sein du gouvernement précédent, dans la coalition dirigée par les travaillistes.

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Le 24 mai 2000, Ehoud Barak tient une promesse de campagne et met fin à l’occupation par Israël du sud Liban, « libère » en une nuit la zone-tampon, dite « de sécurité », qui y était établie depuis une vingtaine d’années, laissant derrière lui une partie des forces de l’ALS, l’Armée du Liban-Sud, milice chrétienne fondée par le major Saad Hadad pour combattre l’O.L.P. et le Hezbollah, qui contrôlait cette zone conjointement avec les Israéliens – et la place au Hezbollah...

Farouk Kaddoumi, représentant de l’O.L.P. déclarera à la Presse : « Nous sommes optimistes. La résistance du Hezbollah peut servir d’exemple aux autres Arabes qui veulent récupérer leurs droits… »[14] "

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Les ministres du Shas abandonnent leurs fonctions en juillet 2000, Yossi Sarid, ministre de l'Education et dirigeant d’un Meretz de plus en plus anti-clérical [15], refusant d'allouer au Shas les fonds nécessaires au fonctionnement de son réseau scolaire. Ce départ sera pour partie responsable de la chute du gouvernement Barak.

En septembre 2000, commence la seconde Intifada, dite « Intifida Al-Aqsa », planifiée depuis juillet, selon Imad Falouji, ministre de la Communication de l’O.L.P., dans un discours télévisé de décembre 2000[16], c’est-à-dire bien avant la visite controversée d’Ariel Sharon du 28 septembre au Mont du Temple, pourtant couramment retenue comme facteur déclenchant. Seconde Intifada qui prendra un tour nouveau avec la diffusion par les télévisions du monde entier (auxquelles il a été donné et non vendu) du reportage d’Antenne 2 sur la mort du jeune Mohammed Al-Dura, tué par des tirs israéliens, selon le commentaire du correspondant de la chaîne en Israël, Charles Enderlin, qui n’était pas sur place…


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En 2001, à la suite des élections anticipées remportées par Ariel Sharon, le Shas, désormais dirigé par l'ancien ministre du Travail et des Affaires sociales Eli Yshaï, rejoint le gouvernement d'Union nationale. Il le quittera en mai 2002, Ariel Sharon se séparant des 5 ministres du Shas, en désaccord avec sa politique d'austérité.

Aux élections de 2003, le Shas obtiendra 11 sièges mais ne sera pas invité à rejoindre la nouvelle coalition formée par Ariel Sharon, le Shinoui de Tommy Lapid, scission dite ultra-laïque du Meretz[17], sorti renforcé des élections, refusant formellement de siéger aux côtés du Shas.


A suivre…

*Une première version, écourtée, de ce texte a été publiée sous le titre « L’apparition du Shas : l’indice d’une révolution politique et culturelle en Israël » dans Outreterre n° 9, Ramonville, Erès, 2004.

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Notes :

[1] Cf. Peter Hirschberg, The World of Shas, p. 7.

[2] Le Talmud dit : « Celui qui embarrasse son prochain en public n’a pas droit au Monde à venir ».

[3] Moshe Feinstein (1895-1986), roch (dirigeant de la) yeshiva de Mesivta Tiferes Yerushalayim (New-York), considéré par le monde orthodoxe comme le décisionnaire de sa génération, dont les jugements en matière halakhique étaient acceptés dans le monde entier.

[4] Une fois en poste, Shulamit Aloni, descendante d’une longue lignée de rabbins polonais (!), envisagerait, par exemple, d’interdire l’enseignement de certains livres de la Bible dans les écoles israéliennes pour ne pas rendre les enfants trop « nationalistes », Steven Plaut, « The destruction of the Temple Mount », FrontPageMagazine.com, 16 janvier 2003.

[5] Peter Hirschberg, The World of Shas, pp. 15-16.

[6] Pour autant, le rav Yossef a une opinion tranchée quant aux Arabes organisés en Etats et en guerre, parlant d’eux comme d’un « ennemi cruel » ou de « bêtes de proie », Jerusalem Report, 8 octobre 1992, cité par Peter Hirschberg, The World of Shas, pp. 13-14. – Le rav Yossef, comme tous les Juifs observants, use d’un lexique spécifique, « codé » : celui des textes de la Tradition, ce qui précipite souvent le malentendu, le monde moderne ne fréquentant quasiment plus les textes en question. Ainsi, ici, il faut reconnaître une allusion directe au Psaume 124, plus particulièrement au 2e verset : « Si Hachem n’avait été avec nous quand tous les hommes s’élevaient contre nous, ils nous auraient dévorés tout vivants ». Dans un livre de prières aujourd’hui en vigueur dans le monde séfarade, on peut lire le commentaire suivant de ce verset : « Les ennemis d’Israël [de la Bible] sont de véritables bêtes sauvages, cruelles, dévorant leurs proies » (Tout le Chabat, Michaël R. Ohana éd., trad. et com. rabbin Cl. Brami, Paris, Colbo, 2004, pp. 102-103)…

[7] Cf. Peter Hirschberg, The World of Shas, p. 26.

[8] Moshe Behar, « The Peace Process and Israeli Domestic Politics in the 1990s », Socialism and Democracy, sdonline.org, 2002.

[9] Hebron, Wikipedia, wikipedia.org

[10] Selon l'énoncé du verdict, Aryeh Dehri est notamment accusé d'avoir accepté 165 000 dollars de pots-de-vin sur une période de 5 ans, d'abord comme directeur général du ministère de l'Intérieur puis comme ministre. US News & World Report, 31 mai 1999.

[11] Cf. Peter Hirschberg, The World of Shas, pp. 31-32-33.

[12] « Steven Hoffman, président de The United Jewish Comunities of North America et membre du comite directeur de l'Agence Juive (...) [se souvient] d'avoir essayé, en novembre 2003, au cours d'une réunion de l'Agence Juive avec des ministres israéliens, d'avoir essayé (...) de savoir pourquoi le gouvernement n'accélérait pas la mise en œuvre de sa décision de février 2002 d'amener tous les Falashmuras [juifs éthiopiens convertis de force au christianisme, au XIXe siècle et désireux de réaffirmer leur appartenance au peuple juif] en Israël. Ils arrivaient à raison de 300 par mois, et les dirigeants de l'Agence juive en étaient mécontents, faisant remarquer qu'à ce rythme il faudrait 7 ans pour vider tous les camps de transit. (...) Parce que ce rythme n'a pas changé, Hoffman est revenu sur le sujet pendant une réunion la semaine dernière avec des ministres, et ces derniers, une fois de plus, n'ont rien promis. (...)

— Certaines personnes disent qu'il s'agit aussi d'une question de politique intérieure, que le Shas est partisan de faire venir les Falashmuras pour des raisons électorales, et c'est pour cette raison que le Shinoui (parti ultra-laïque, dirigé par Le ministre de la Justice, Tommy Lapid) n'est pas d'accord.

— Il s'agit de 14 000 personnes, environ, dont la majorité ne pourra pas voter avant plusieurs années. Je vais vous dire ce qui m'a vraiment frappé pendant cette réunion (...) Il y a dans ce pays 300 000 personnes qui viennent de l'ex Union soviétique et qui pourraient se convertir – selon moi, le devraient, mais 500 seulement se convertissent chaque année. Les Ethiopiens sont obligés d'en passer par la conversion, alors qu'ils n'ont pas à la faire (le grand rabbin séfarade a décrété qu'ils étaient juifs), et 3 200 d'entre eux se sont convertis. Ils veulent être juifs (...) et on ne veut pas d'eux ? Allons ! », Amiram Barkat, Caught in the crossfire, Ha'aretz, 1er juillet 2004.

[13] Cf. Peter Hirschberg, The World of Shas, pp. 35-36.

[14] Hussein Dakroub, Associated Press, New York, 26 mars 2002.

[15] « Les moralistes ashkénazes, Yossi Sarid, par exemple, accusent avec insistance le Shas d'être corrompu. Le Shas est certes corrompu mais personne n'a démontré qu'il est substantiellement plus corrompu que les autres partis israéliens. Les partisans du Shas soutiennent que l'insistance sur ce point n'est qu'une autre manifestation du racisme ashkénaze », Joel Beinin (Stanford University), Israel's Cabinet Crisis and the Political Economy of Peace, Middle East Report Online (http://wwww.merip.org), 19 juin 2000, p. 3.

[16] http://www.youtube.com/watch?v=Qb5fIP-MfAc

[17] Ce parti, revenu sur le devant de la scène en 2003 après une longue éclipse, s'est présenté comme le champion de l'intégrité et de l'équité et a fait de la lutte contre les « religieux », plus spécifiquement contre le Shas, son thème principal – passion anti-religieuse assez forte pour avoir rapproché un temps ce parti libéral du marxisant Meretz –, s'opposant à ceux qui ne reculent devant rien pour détourner les fonds de l'Etat et entretenir des « parasites qui prennent sans rien donner » et ne voulant rien avoir à faire avec ces hommes peu scrupuleux…

Au début juillet 2004, on apprenait que l'une des personnalités en vue du Shinoui, le ministre des Infrastructures Yossef Paritzky, avait, en 2002, convaincu Yakov Eshel, détective privé à la réputation sulfureuse ayant travaillé autrefois pour des fidèles d'Aryeh Derhi (!), de l'aider à détruire la réputation d'un autre membre du Shinoui, le ministre de l’Intérieur Avraham Poraz, en mettant au jour des faits compromettants... cf. Hannah Kim, Between the Lines / Paritzky's honor, Ha'aretz, 9 juillet 2004.

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Illustrations :

Déchirure, copyright Patrick Jelin.

Main puissante, bras étendu... copyright Patrick Jelin.

Rabbi Ovadia Yossef, copyright Gil Yohanan.

Volets, copyright Alain Zimeray.

Sans titre, copyright François Bensimon.

Gaudi, copyright Serge Kolpa.

Femme sans tête, copyright Alain Bellaïche.

Mon manège... copyright Patrick Jelin.

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