vendredi 27 novembre 2009

Le roman-photo, enfant illégitime du roman feuilleton



En juillet 1977, La Quinzaine littéraire prépare son numéro spécial été, intitulé « Du roman populaire à la littérature de consommation ». L’idée me vient de défendre le roman-photo, et ceux qui les lisent, dans l’article qui m’a été demandé – chargé de cours à Paris I-Panthéon-Sorbonne, j’y traite de « paralittérature » – parce qu’il m’arrive de lire avec un plaisir canaille des romans-photos et que plusieurs dossiers d’étudiants ont récemment élargi ma connaissance du sujet.

Parce que, plus sérieusement, une (petite) partie du « gauchisme » est en train d’abandonner l’attitude critique héritée des Lumières et de commencer, sous l’influence notamment de Foucault, Deleuze et Lyotard, à essayer d’apprécier les faits, productions et comportements, aussi peu engageants soient-ils, dans leur positivité plutôt que de les mesurer à ce qu’ils devraient ou pourraient être ; en l’occurrence, les romans-photos n’ont généralement pas bonne presse chez les glitterati

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30 après, il apparaît que ce genre n’avait pas besoin d’être défendu : les Situationnistes l’avaient détourné, le Professeur Choron l’avait pastiché, les publicitaires allaient bientôt le reprendre et les politiques, l’adopter.

La lente entrée dans les consciences de l’éclipse durable de Dieu dont son succès m’avait semblé (et me semble toujours) témoigner a eu un double effet, paradoxalement « libérateur » : douleur et désir aveugle de boucher le trou par n’importe quel moyen, chez les uns ; compétition intense pour occuper la place laissée vacante chez les autres – au nombre desquels plusieurs glitterati… Ainsi, au fur et à mesure que cette « révélation » s’est propagée – l’effacement de la mort, le jeunisme et la chirurgie plastique d’agrément en sont des signes parmi d’autres – ce genre a prospéré bien au-delà de ses frontières : de refuge et îlot stable face à une réalité sociale-sprituelle en bouleversement accéléré, il est devenu sa quasi-norme sous le nom de communication. – Mieux : « com ».

Le développement conjoint des magazines « People »[où il n’est plus question que des actrices ou chanteuses, de Sophia Loren à Sylvie Vartan, prêtent leurs traits à des personnages, mais bien que des « vraies » personnes tiennent leur propre rôle sous l’objectif du photographe], dans un monde où le nombre de ceux qui ont fréquenté l’école a explosé – le recul du rapport à l’écrit….–, et de la politique-spectacle en est le signe le plus évident.

En retirant son privilège à la main qui dessine et colorie, le roman-photo a précipité un changement décisif de référentiel, considérablement atténué la distinction « fiction-réalité », contribuant, avec la télévision, à ce que vienne à se formuler une forte demande de réalisme intégral, de mise-en-scène (devant nécessairement être non-perceptible sous peine de déception sans borne), généralisée à l’ensemble de la sphère publique. – En même temps, la bande dessinée gagnait en ambition et reconnaissance…

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Voici mon article décentré, amendé et contextualisé, paru dans la Quinzaine littéraire n° 261, daté du 1er au 31 août 1977, sous la rubrique « Formes nouvelles ».

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Rares sont ceux qui, traînant avec méthode et obstination aux terrasses des bistrots, n'ont pas discrètement jeté un œil aux titres flamboyants de Détective[1] [« Tapi dans l’ombre, il guette son rival », « Sa maîtresse était un homme », « J’ai dansé sur sa tombe »], le Pschitt orange méditatif à la main pour donner le change. Et qui, perdus d'ennui dans un hebdomadaire d'opinion, n'ont pas envié avec force les innocents qui osent s'afficher avec quelque gras roman-photo qui tache...

« Avec fougue, John colle ses lèvres sur les lèvres frémissantes de la jeune fille qui s'abandonne avec ivresse à ce baiser brûlant de passion et d'amour », (Le Lord et la Hippy). « Je ne déteste pas les riches. Je ne suis pas assez bête pour penser qu'ils sont tous pareils, ou qu'il suffit d'avoir beaucoup d'argent pour devenir méchant », (L’Aube n'a pas souri). « Je veux faire de toi ma femme, Lorna. Je n'ai rien à t'offrir que mon amour fou. Je ne possède rien, je ne suis rien. Que faut-il que je fasse pour te mériter, pour te posséder ? Te kidnapper ? Te prendre de force ? », (Un Bonheur n'arrive jamais seul).

En ces temps passablement troublés, où la fièvre collectiviste en voie de ré-actualisation[2] provoque des irritations brunes chez certains, des bouffées d'inquiétude respectable chez d'autres, comment ne pas être séduit et réconforté par tant de robustes certitudes ? Comment ne pas être sensible à pareille rectitude, à cette extraordinaire tenue de l'écriture, à cette étonnante maîtrise des effets, à cette fraîche sobriété ? Ouragan sur la grève, La Brève nuit de nos amours, Demain est un autre jour, Cruelle incertitude, Le Doute qui tue, La Mariée s'est enfuie, Le Policier au cœur tendre... Lectures des plus roboratives, et propres à faire oublier que ce sont encore des pavés qu'on trouve sous nos plages...

Là, le Bien continue de défaire le Mal, le Bon de réduire le Méchant à merci. Et l’Amour ? Toujours l'Amour : réservé, entravé, contrarié, différé, certes, mais finalement triomphant. Envers et contre tous, qui ne se privent pas d'être nombreux et renouvelés, mais dans de sages limites : c'est ce qui fait la glaciale beauté du genre « roman-photo », autant dire son classicisme. Un rival, une rivale, des envieux redoutables et sournois, un interdit social bienvenu et un […] Prince Charmant. C'est beau comme l'antique !


Enfants illégitimes de nos romans feuilletons du XIXe et du début du XXe siècles, les romans-photos arrivent en France après la 2e guerre mondiale. En 1947, Stefano Reda, journaliste italien, remplace les classiques illustrations par des photographies. Le premier roman-photo est né : [intitulé Au fond du cœur (Nel fondo del cuore), réalisé par Stefano Reda et Giampaolo Callegari, il paraît dans la revue Il Mio Sogno (Mon Rêve). Dans l’un des rôles principaux, la future Gina Lollobrigida…]

C'est une réussite spectaculaire, En 1947, Cino Del Duca, humaniste avisé et futur propriétaire de chevaux [3], crée Nous Deux[, qui publiera son premier roman-photo en 1949]. Suivront Confidences, Intimité et Mode de Paris. Le succès est immense [en 1952, Nous Deux, par exemple, tire à 1.200.000 exemplaires] : les romans-photos envahissent la France, l'Espagne et l'Italie. L'Angleterre semble avoir été relativement épargnée… Cette pénétration ne s'est pas faite sans de sérieuses résistances : les romans-photos sont dits porter atteinte à « l'Amour, à la Famille, au Travail ». Un comité de femmes se créera même dans les années 1950 pour lutter (déjà) contre ces journaux qui « portent atteinte à la dignité de la femme » [4].

Et loin de se démentir, en dépit d'une notable évolution des partages culturels et des modes d'expression, comme il est convenu de dire, le succès des romans-photos va s'amplifiant. Cela implique, au moins, que les romans-photos répondent de façon fort satisfaisante à une demande elle-même amplifiée. Mais, quelle est cette demande, dont la persistance [en irrite plus d’un ?]

On peut remarquer… que les pays touchés, outre le fait qu'ils ont été durement éprouvés par la guerre, ont en commun une forte tradition catholique, populaire et imagée[5]. Par ailleurs, on apprend d'Evelyne Sullerot[6], par exemple, que les principaux consommateurs de ces produits sont « les femmes [de condition modeste et peu instruites], les pêcheurs de morue, les légionnaires et les malades », gens « simples », comme on le voit, auxquels il faut sans hésiter adjoindre la poignée d’« asociaux » […], vaguement esthètes, qu'on pouvait croiser en 1965 au Napoléon le samedi à minuit pour voir les films de Mario Bava et de Riccardo Freda, en 1968 dans les rues pour défendre les projections en V.O. non sous-titrées à la Cinémathèque, et qui, après un passage à l'Obligado pour les westerns de Sergio Corbucci, se sont reconvertis pour certains dans le trafic de Luciféra, Satanik, Diabolik et Sam Bot[7], les 2e et 3e mardis de chaque mois, au Panthéon[8], à l'heure du repas.

Le rapprochement […] de ces deux considérations permet d'avancer la proposition suivante : développée dans une époque où le défaut de Dieu commence à être particulièrement sensible, [et pas seulement] sous l'espèce de l'Absurde au Café de Flore, cette « littérature » ne serait-elle pas la version moderne et pauvre des très anciennes histoires édifiantes qu'on remontrait aux illettrés dans les églises médiévales ? Est-ce cela qui la rend haïssable ? Le bruit ne court-il pas, en dépit des réactions qu'on rapportait plus haut, qu'on y défend la dite morale traditionnelle et le respect des hiérarchies les plus différenciées, qu'on ne s'y autorise d'audaces que très limitées, d'autant plus que les romans-photos sont soumis à censure ?

Les romans-photos ne seraient-ils [que pieux ou cyniques mensonges, faux-témoignages/accomplissements de désir suspects] : que quelqu'un, tout de même, continue de parler, continue d'inscrire au verso [de la vitre] des signes trompeurs que nous déchiffrons au recto ? « Preuve » douteuse que l’arrière-monde n'est pas vide ?

Ou bien, n'auraient-ils pas pour mission (apparemment réussie) de ménager […] une poche de rêve au sein de la réalité sociale pour en détourner, d'entretenir l'illusion que celui qui est ici peut aller là-bas, sur la scène, sans peine ni danger [ni prix à payer] ? Seraient-ils anesthésiques légers, agents d'aliénation ?

Les deux hypothèses, pour distinctes qu'elles soient, convergent : il s'agit bien de reconnaître des histoires et des personnages déjà connus, [signe que le monde est, au fond, inchangé sous les apparences, et que la Providence continue de veiller], ou d'admettre que c'est l'identification [à ces héros que le lecteur n’est pas mais pourrait être] qui assure le succès des romans-photos. Mais qu'on explique par la vicariance[9] ou par l'hallucination, la place du Maître [du Sens, en l’occurrence] ne s'en trouve pas moins maintenue : à l'articulation du Réel et de l'Imaginaire. Qui occupe la place, de droit ou de fait, décide, benoîtement, de leurs frontières…

Cela n'empêche pas de lire, obstinément, les mêmes histoires (car elles se ressemblent toutes), indéfiniment recommencées, aussitôt oubliées. A la manière des enfants, aussi peu dupes qu'eux : [en sachant] bien que le problème de l'auteur n'a pas à être posé, que la représentation du réel n'est pas donnée mais doit être construite, qu'il n'y a que des simulacres que les miroirs ne réfléchissent pas mais contiennent avec force[10].

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Notes :

[1] [Faut-il préciser qu’il s’agit essentiellement de ces néo-zazous un peu désabusés qui fréquentaient, dans les années 1970, ces hauts lieux de la controverse artistique et de l’activisme politique qu’étaient encore les cafés – toutes ces plaques portant les noms de révolutionnaires célèbres qui ornaient certaines tables de la Closerie des Lilas…– dans l’espoir qu’à respirer le même air qu’eux, ils pourraient finir par ressembler aux artistes et politiques qui les y avaient précédés ?

Détective est un magazine de faits divers édité par ZED-publications, société d'édition créée par Gaston Gallimard (!) en 1928, longtemps dirigé par Georges Kessel, frère de Joseph, et auquel a collaboré Georges Simenon... La Presse magazine, http://ipjblog.com/lapressemagazine/detective-2/.] [Ajouté en novembre 2009]

[2] [Les élections municipales (13-20 mars 1977) ont, malgré le succès de Jacques Chirac à Paris, consacré une large victoire de l'Union de la gauche dans l'ensemble du pays… Sur les 221 communes de plus de 30 000 habitants, 155 reviennent à la gauche (dont 72 au PCF et 81 au PS), qui avait déjà connu un succès important (+194 cantons) aux élections cantonales de 1976. Cette victoire profitant… au PS… le PCF rompra l'accord d'Union de la gauche; et la droite remportera les élections législatives de 1978…

D’après Wikipedia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Élections_municipales_françaises_de_1977] [Ajouté en novembre 2009]

[3] [Raccourci bien injuste pour un homme qui, tôt chassé d’Italie par le fascisme, a choisi la France, s’est illustré dans la Résistance, a obtenu la Croix de guerre, un philanthrope, un patron des Arts, dont l’épouse a créé en 1975 la Fondation « Simone et Cino del Duca », reconnue d'utilité publique, qui a pour mission principale d'aider la recherche scientifique et médicale. – Preuve de plus, s’il en était besoin, qu’on est plutôt désinvolte à 25 ans.] [Ajouté en novembre 2009]

[4] Je tire ces renseignements d'un dossier présenté par Louisette Bere, étudiante de 2e année à St-Charles (UER d'Arts Plastiques, Paris I), cette année. [Certaines précisions ont été apportées grâce au site Boomer café, http://boomer-cafe.net/version2/index.php/Objets-de-legende-des-annees-50/Le-roman-photo-sentimental.html]. [Ajouté en novembre 2009]

[5] [Moins schématiquement : l’Eglise catholique a longtemps distingué parmi les siens entre les litterati, qui peuvent avoir directement accès aux Textes, sacrés ou profanes non mis à l’index, et les illetterati, à qui seules les images parlent, pour autant qu’elles leur permettent de reconnaître avec certitude les héros des récits édifiants qu’on leur tenait. – Origine d’une immense part de l’art occidental. Images non à voir mais à lire, la reconnaissance étant précipitée non par une quelconque et hypothétique ressemblance (?) mais par la présence de marqueurs : une grande taille pour le personnage important, même s’il est l’arrière plan, une couleur pour qui touche au Ciel, une autre pour qui se tient sur terre, un mélange des 2 pour le Fils-de-Dieu-fait-homme, des pièces d’or pour Judas-le-Juif dénonciateur-vendeur de Jésus, un lion pour l’évangéliste Marc, un dragon pour st-Georges, etc.] [Ajouté en novembre 2009]

[6] Cf. Evelyne Sullerot, La presse féminine, Paris, Armand Colin, 1971.

[7] [- Situés avenue de la Grande-Armée (17e arrt.), les cinémas Le Napoléon, qui programmait le samedi à minuit des films d’horreurs sophistiqués, et le Studio Obligado, qui programmait dans ses 2 salles, des western spaghetti, des péplums et des films policiers asiatiques, ont disparu.

- Mario Bava (1914-1980), a notamment tourné Les Travaux d'Hercule, Hercule et la reine de Lydie , Le Masque du démon, La Fille qui en savait trop, et Le Corps et le fouet (1963, avec Daliah Lavi et Christopher Lee) ; Riccardo Freda (1909-1999), a notamment tourné Don César de Bazan, L'Aigle noir, La Vengeance de l'Aigle noir, Spartacus, Théodora impératrice de Byzance, Maciste, Le Géant à la cour de Kublai Khan et Le Spectre du professeur Hichcock.

- En février1968, André Malraux [ministre de la Culture], sous la pression du ministère des Finances, exige des changements dans la gestion de la Cinémathèque française et renvoie Henri Langlois, son fondateur. Un comité de défense se constitue, des cinéastes (Abel Gance, François Truffaut, Alain Resnais, Georges Franju, etc.), des acteurs (Jean-Pierre Léaud, Claude Jade, etc.), des cinéphiles se mobilisent, des manifestations de protestation sont organisées, et Henri Langlois est réintégré à la tête de la Cinémathèque le 22 avril. D’après Wikipédia, http://fr.wikipedia.org/wiki/Cinémathèque_française

Les observateurs estiment que cet incident a joué un rôle non négligeable dans le déclenchement des « événements de mai 1968 »…

- Luciféra, Satanik, Diabolik, Sam Bot : bandes dessinées pour (jeunes) adultes (sang, sexe, sadisme et humour de potache) en provenance d’Italie.

- Sergio Corbucci (1927-1990) a notamment réalisé Django (avec Franco Nero), Ringo and his Golden Pistol et Navajo Joe]. [Ajouté en novembre 2009]

[8] Où Jacques Lacan tenait séminaire dans les années 1970…

[9] Remplacement : le vicaire est celui qui tient (en y étant dûment autorisé) la place d'un autre.

[10] Cf. J.-F. Lyotard, « Contribution des tableaux de Jacques Monory à l'intelligence de l'économie politique-libidinale du capitalisme dans son rapport avec le dispositif pictural, et inversement », in Figurations 1960/1973, Paris, 10-18, 1973.

[Prêter à des adultes réputés « simples » le scepticisme des enfants jouant à « comme-ci » ou à « on dirait que… » était certainement optimiste (ou perversement condescendant), était ne pas assez prendre en compte la force du désir de suturation du Réel de ceux qui, riches en affects, pauvres en mots, phrases et registres, savent bien mais quand même, pour reprendre les mots d’Oscar Mannoni… Ils savent bien mais veulent quand même poser la question de l’auteur, quitte à le faire « exister » quand il refuse de comparaître ; ils savent bien mais veulent quand même croire à en être sourds, aveugles et injustes, quitte à en souffrir. C’était oublier l’admirable Cheik blanc de Fellini (1952), et le choc éprouvé par Wanda, passionnée de romans-photos en voyage de noces, quand elle rencontre « en vrai » son idole… – Re-Preuve de plus, s’il en était besoin, qu’on est plutôt désinvolte (et rêveur) à 25 ans.] [Ajouté en novembre 2009]




Le roman-photo, enfant illégitime du roman feuilleton © copyright 1977-2009 Richard Zrehen

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